Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Espaces et droits sociaux
Introduction. Espaces et droits sociaux
Tamara Boussac et Esther Cyna
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : espace ; droit ; loi ; territoire ; migration ; logement ; mobilité
Index géographique : France ; États-Unis ; Belgique ; Mexique ; Brésil
Index historique : xxe-xxie siècles
SOMMAIRE

TEXTE

Prenant comme point de départ le rapport entre droit et territoire, ce numéro de Territoires contemporains propose une réflexion sur le rapport entre droits sociaux et espace(s) dans les sociétés contemporaines. Définis comme des garanties juridiques d’accès aux prestations sociales, comme les indemnités chômage, la sécurité sociale, ou les pensions de retraite, les droits sociaux sont souvent conceptualisés comme des droits nationaux, dont les frontières socio-politiques des États dessinent les contours, les institutions nationales déterminant les budgets et les conditions d’éligibilité [1]. Afin de complexifier cette définition, ce numéro thématique éclaire et questionne la relation entre les droits sociaux et leurs divers espaces.

Une analyse de l’accès aux droits et de l’espace implique des questionnements sur la souveraineté et la gouvernance. Ce numéro pose ainsi la question du droit à l’espace et s’appuie sur les travaux de géographie et sociologie sur le droit à la ville et les régimes de souverainetés territoriales. Les concepts employés par les nouveaux courants de l’histoire urbaine s’inspirent des travaux d’Henri Lefebvre et de David Harvey sur le droit à la ville [2], et la façon dont les habitants s’approprient et contestent l’espace urbain.

À la lumière de travaux récents en sciences sociales, le numéro présente des éclairages nouveaux abordant l’espace comme une construction sociale et comme une notion clef pour comprendre la manière dont les citoyen-ne-s ont accès aux droits sociaux ou en sont privé-e-s. Les droits sociaux ne sont pas seulement définis au sein des communautés nationales : dans les États fédéraux, les sous-divisions administratives comme les régions ou les villes peuvent également ouvrir des droits spécifiques, alors que les institutions supranationales sont aussi protectrices des droits [3]. La coexistence de ces différentes échelles crée-t-elle des tensions ou garantit-elle davantage de droits pour les citoyen-ne-s ? Comment les frontières des différents espaces juridictionnels contribuent-elles à définir l’accès aux droits et, à l’inverse, quelles inégalités génèrent-elles ? Quel accès aux droits sociaux pour les groupes de population minoritaires, marginaux ou mobiles ? Ces interrogations sont au cœur du numéro et appellent à des réflexions sur les notions de citoyenneté, d’identité et d’appartenance territoriale.

Par son approche pluridisciplinaire, ce numéro montre combien ces questionnements sur le rapport entre droits et espaces font écho à des problématiques pressantes en sciences sociales, notamment en sociologie, en droit, en études politiques, en urbanisme et dans les études civilisationnelles.

Tout d’abord, quelles échelles privilégier pour étudier l’accès aux droits sociaux et les inégalités de recours ? Les études de terrain menées par les auteur-e-s de ce numéro présentent des méthodologies variées, mêlant entretiens, analyses juridiques, dépouillement d’archives et enquêtes ethnographiques pour mettre au jour les enjeux propres à l’imbrication des différentes échelles de leur objet d’étude.

Ensuite, quels enjeux les espaces hybrides, frontaliers et de migration présentent-ils ? Les approches internationales, comparatives et les échelles d’analyses multiples de ce numéro permettent de mettre en lumière les nombreux liens qui tendent les relations entre territoire(s) et droits sociaux. La question de la mobilité, choisie ou contrainte, met sous tension des systèmes d’allocation de droits souvent fondés sur des concepts que les institutions pensent comme fixes, tels que le lieu de résidence ou la forme de l’habitat.

Enfin, l’acquisition de nouveaux droits sociaux au cours de l’histoire a-t-elle influencé des redéfinitions spatiales ? Comment les mouvements écologiques, par exemple, formulent-ils le concept de droit d’accès à la nature et quelles visions de l’espace commun promeuvent-ils ? Les articles de ce numéro montrent que diverses populations, parfois formées autour d’espaces, d’identités ou de situations spécifiques, ont formulé leur propre conception du droit à l’espace ou des espaces de droits dans leurs luttes pour la reconnaissance ou l’obtention de droits, ou pour la protection de certains espaces.

Issus d’une journée d’études tenue en avril 2021 [4], les articles de ce numéro s’articulent, d’une part, autour de l’accès aux droits sociaux par les populations mobiles et, d’autre part, des droits sociaux comme objet de mobilisations urbaines.

Nicolas Bernard ouvre ce numéro en identifiant un problème juridique que le droit belge peine à résoudre tant il est imprégné du paradigme de l’habitat sédentaire : la question de l’habitat mobile. Ce décalage se donne à voir sur un triple terrain. D’abord, Nicolas Bernard revient sur la séparation juridique entre le meuble de l’immeuble, qui nie les figures hybrides de l’habitat léger. Ensuite, il montre que les juges fiscaux n’en finissent plus d’élargir l’acception de l’immeuble (qualité reconnue à des grues roulantes, des statues, des conteneurs résidentiels, par exemple), réduisant ainsi l’espace conceptuel où peut se déployer l’habitat mobile. Enfin, et surtout, Nicolas Bernard analyse la défaveur juridique qui s’attache encore à l’habitat mobile, qu’il s’agisse de l’inscription dans les registres du recensement, de la protection du logement familial, des saisies ou encore des droits conférés au conjoint survivant. Cette inégalité de traitement s’exacerbe encore au niveau local. Néanmoins, des évolutions législatives récentes semblent indiquer une certaine prise de conscience de la part des autorités, voire amorcer un (début de) changement de paradigme.

C’est également sur un terrain d’étude belge que porte la contribution d’Adèle Pierre, qui examine le fonctionnement des centres publics d’aide sociale (CPAS) dont dispose chaque commune belge. Ces CPAS, dont la mission est de garantir une protection sociale à toute personne dont les revenus sont insuffisants, n’octroient d’aide qu’aux personnes inscrites au registre national par le biais de l’adresse de résidence principale. Pour les personnes sans domicile, il existe un dispositif administratif appelé adresse de référence, un outil indispensable à la réalisation des droits de citoyenneté. Si Adèle Pierre montre que chaque centre dispose d’un pouvoir d’appréciation, nécessaire afin de prendre en compte des spécificités individuelles et territoriales, elle identifie cependant de nombreuses inégalités de traitement.

À partir d’une étude de terrain menée entre 2017 et 2020, Cléa Fortuné poursuit une réflexion sur la mobilité sous l’angle de la migration. Elle questionne le respect des droits des demandeurs d’asile dans l’espace frontalier États-Unis/Mexique, l’un des espaces les plus sécurisés au monde pour empêcher les mouvements irréguliers, mais aussi l’un des plus traversés, par les résidents frontaliers qui y habitent et qui le font vivre ou encore par les migrants qui fuient la pauvreté, la persécution et la violence dans leur pays d’origine. Si les États-Unis ont l’obligation légale de fournir la protection aux personnes qui remplissent les conditions requises pour obtenir le statut de réfugié, les droits des demandeurs d’asile ont été remis en question depuis 2018.

Marie Assaf s’arrête sur la question du handicap pour interroger la pertinence de différentes échelles pour mieux comprendre l’intégration des personnes handicapées sur le marché du travail aux États-Unis. À partir d’une étude de cas new-yorkaise, elle montre que le croisement d’échelles entre la ville, l’État fédéré et l’État fédéral met en relief le welfare mix étasunien et sa multiplicité d’acteurs des secteurs public ou privé. L’analyse par une échelle locale permet-elle de mieux saisir la question de la politisation de l’expérience du travail handicapé ? À quel point cette expérience varie-t-elle d’une échelle à l’autre ? Marie Assaf expose ainsi les inégalités d’expériences selon l’espace de vie et invite à penser la politisation de l’espace social afin d’en comprendre les conséquences sur l’intégration et la marginalisation des personnes handicapées.

Louise Bollache analyse ensuite un exemple de mobilisation écologiste pour la protection d’un espace, celui du Triangle de Gonesse en Île-de-France. Sa contribution explore, dans le cadre des mobilisations écologistes de défense de lieux non-urbanisés (terres agricoles, forêt, parc paysager), les différentes façons dont les militant-e-s écologistes conçoivent le droit et leur droit à l’espace qu’ils et elles défendent, ce que recoupe ce droit et quelles conceptions de la nature et du sol le sous-tendent. Dans un deuxième temps, Louise Bollache montre que ces conceptions font l’objet de contentieux, dans le contexte d’une enquête ethnographique menée dans les audiences au tribunal qui opposent des collectifs écologistes aux différents aménageurs de l’un des sites.

Dans la contribution de Mathilde Moaty, portant sur un quartier de São Paulo, l’espace urbain est à la fois la toile de fond, l’instrument et l’objet de conflits. Droit au logement et droit à la ville sont deux arguments de lutte récurrents. Ce qu’elle observe à Vila Leopoldina est différent : depuis quelques années, ce quartier est le théâtre d’un conflit où des habitants aisés refusent de manière véhémente un nouveau Projet d’intervention urbaine (PIU). Pourquoi les plus riches refusent-ils ce projet ? Partant du postulat selon lequel les politiques urbaines récentes (et plus largement, les mécanismes de production urbaine) s’inscrivent dans un rapport entre secteur public, secteur privé et habitant-e-s inhérent au patrimonialisme urbain, Mathilde Moaty analyse ce conflit par les discours mais aussi les formes urbaines, et cherche à comprendre ce qu’il révèle des évolutions de la production urbaine de São Paulo et plus largement de la société brésilienne.

AUTEUR

Tamara Boussac
Maîtresse de conférences
Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Géographie-Cités-UMR 8504

Esther Cyna
Maîtresse de conférences
UVSQ, CHCSC-EA 2448


ANNEXES

NOTES
[1] Diane Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », La Revue des Droits de l’Homme [En ligne], n° 1, 2012, mis en ligne le 27 mars 2014 ; Nikitas ALIPRANTIS, « Les droits sociaux sont justiciables », Droit Social, 2006, p. 158.
[2] David Harvey, Spaces of Capital: Towards a Critical Geography, New York, Routledge, 2002 ; La géographie de la domination, Paris, Les prairies Ordinaires, 2008 ; Rebel Cities: from the Right to the City to the Urban Revolution, New York, Verso, 2013. Henri Lefebvre,Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968 ; Espace et politique, Paris, Anthropos, 2000, 2e édition ; id., Writings on cities, Cambridge, MA, Blackwell, 1996.
[3] Sur l’échelle internationale, voir Nikitas Aliprantis (dir.), Les droits sociaux dans les instruments européens et internationaux. Défis à l’échelle mondiale, Bruxelles, Bruylant, 2009.
[4] « Espace(s) et droits sociaux », journée d’étude, EHESS et Université Sorbonne Nouvelle, Campus Condorcet, 16 avril 2021. Cette journée d’étude fut soutenue par la bourse des journées doctorales du Campus Condorcet.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Tamara Boussac et Esther Cyna, « Introduction. Espaces et droits sociaux », dans Espaces et droits sociaux, Tamara Boussac et Esther Cyna [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 décembre 2022, n° 18, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Tamara Boussac et Esther Cyna.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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