Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Espaces et droits sociaux
Une politique à l’épreuve du politique : le cas du conflit de Vila Leopoldina (São Paulo)
Mathilde Moaty
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RÉSUMÉ
L’espace urbain est à la fois le support, l’instrument et l’objet de conflits au Brésil, où l’héritage colonial fait de l’accès à la terre un facteur d’inégalités sociospatiales prépondérant. Droit au logement et droit à la ville sont deux arguments de lutte récurrents. Ce que nous observons à Vila Leopoldina est différent : depuis quelques années, ce quartier est le théâtre d’un conflit où des habitants aisés refusent de manière véhémente un nouveau Projet d’intervention urbaine (PIU). Pourquoi les plus riches refusent-ils ce projet ? Nous partons du postulat selon lequel les politiques urbaines récentes (et plus largement, les mécanismes de production urbaine) s’inscrivent dans un rapport entre secteur public, secteur privé et habitants inhérent au patrimonialisme urbain (Ferreira, 2021). En analysant ce conflit par les discours mais aussi les formes urbaines, nous cherchons à comprendre ce qu’il révèle des évolutions de la production urbaine de São Paulo et plus largement de la société brésilienne.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : conflit urbain ; patrimonialisme ; urbanisation ; projet urbain ; participation institutionnalisée ; droit à la ville
Index géographique : Brésil ; São Paulo
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Vila Leopoldina : un quartier de la Zone Ouest singulier dans sa localisation géographique et ordinaire dans son urbanisation, soumise à l’initiative privée
1) L’établissement du quartier de Vila Leopoldina, récit d’une urbanisation ordinaire
2) L’arrivée d’un « front immobilier » à Vila Leopoldina
3) Des tentatives de régulation urbaine contournées
III. Le Projeto de Intervenção Urbana Vila Leopoldina-Villa Lobos
1) De l’annonce à la controverse
2) Consultations publiques d’habitants dans le cadre du PIU Vila Leopoldina-Villa Lobos : règles et application
3) Regard quantitatif sur les consultations publiques
IV. Analyse des arguments soulevés par les opposants au PIU dans le cadre des consultations publiques (2016, 2018 et 2019)
1) Arguments portant sur les attaches des habitants des favelas
2) Arguments portant sur la pollution du terrain
3) Arguments faisant valoir une défiance envers le secteur public brésilien et/ou le secteur privé
V. En guise de conclusion

TEXTE

I. Introduction

À São Paulo, 1 % des propriétaires immobiliers concentrent 45 % de la valeur immobilière de la ville [1]. Ce chiffre atteste de la concentration des richesses et nous permet d’appréhender, d’emblée, les très grandes inégalités sociospatiales. Plus largement, il révèle les héritages coloniaux qui perdurent dans la Ville.

L’accès inégalitaire à la terre est inhérent à l’histoire de l’occupation du sol au Brésil [2]. Dans le contexte rural et esclavagiste, le cadre juridique de la Loi foncière de 1850, la Lei de Terras, a interdit à la population noire et aux nouveaux immigrants tout accès à la terre. Les pouvoirs sociaux, économiques et politiques sont alors associés à la possession de biens, sous forme de terres, de biens immobiliers, ou d’esclaves [3]. Dès lors, la propriété constitue un enjeu central de ces grands écarts sociaux [4].

La société brésilienne contemporaine est intrinsèquement liée à cette période de plusieurs siècles où seuls ceux possédant un patrimoine étaient éligibles à des droits. De ce fait découle, selon Erminia Maricato [5], une inégalité sociale historique et persistante en ce qui concerne l’accès à la terre, et plus largement le droit à la ville [6].

Cette ville brésilienne est le terreau de conflits urbains variés, que la littérature permet de mieux appréhender, notamment dans le champ des études urbaines. Récemment, les conflits liés aux grands évènements sportifs qui se sont tenus au Brésil, où des investissements massifs dans de nouvelles infrastructures et de nouveaux quartiers ont contribué à l’expulsion et au déplacement d’habitants défavorisés, ont fait l’objet de plusieurs analyses [7]. Un autre pan de la littérature s’intéresse aux tensions et aux exclusions liées aux opérations urbaines en partenariat public-privé qui se développent dans les grandes villes brésiliennes, surtout à São Paulo dès les années 1990, suscitant selon certaines autrices un renforcement de la ségrégation urbaine [8]. Les mouvements pour le droit au logement dans le centre historique et dans les périphéries de São Paulo, où se développent des mouvements sociaux urbains aux formes d’action spécifiques, comme les occupations d’immeubles vacants, constituent un autre objet d’étude consolidé dans la littérature [9]. L’ensemble de ces écrits mettent en avant des conflits pour la conquête de droits sociaux, dans la tradition universitaire brésilienne, très liée aux mouvements sociaux urbains, dans la continuité du Movimento Nacional pela Reforma Urbana [10], né pendant la période de dictature militaire (1964-1985) [11].

À partir de l’étude de cas du conflit de Vila Leopoldina, cet article propose une approche divergente, avec l’étude d’un type de conflit urbain peu abordé dans la littérature. La ville est en effet animée par d’autres manifestations du politique, engageant, outre les dominés, des citoyens de classes moyennes hautes [12], dont la proportion a grandi en ce début de millénaire [13] et dont les revendications semblent à première vue différer d’une quête de droits sociaux. À Vila Leopoldina, quartier de la Zone Ouest de São Paulo, la mise en œuvre d’une nouvelle politique urbaine suscite depuis 2016 l’opprobre d’une partie des habitants, révoltés en particulier contre un pan de cette politique : le relogement d’habitants défavorisés dans des logements à caractère social, amenés à être érigés dans un secteur récemment embourgeoisé du quartier.

L’étude de ce conflit est nécessaire pour appréhender certains aspects de la société brésilienne. À travers l’analyse de discours d’opposants, cet article vise à questionner le rapport entre espace et société, à l’échelle d’un quartier, en reliant « les faits observés et les particularités du contexte dans lequel ceux-ci se produisent [14] ». Que nous révèle le conflit de Vila Leopoldina des relations entre les acteurs à l’échelle du quartier ? Comment les opposants perçoivent-ils l’action de l’État et de l’initiative privée dans le quartier ? Comment se positionnent les protagonistes du conflit par rapport aux inégalités dans l’accès aux droits sociaux ? Comment ces relations et ces positionnements affectent-ils l’accès aux droits sociaux ? L’objectif de cet article est de lancer quelques pistes de réflexion quant aux liens entre planification urbaine et aspiration à plus de justice sociale [15] [16] dans la ville brésilienne.

Ma réflexion émane d’un corpus empirique, constitué entre 2018 et 2021 dans le cadre d’une thèse, sur le terrain à São Paulo, et à distance en contexte de pandémie. Il s’agit d’un ensemble de données variées, composées d’entretiens semi-directifs, de consultations publiques organisées par la mairie de São Paulo et de données issues de groupes publics sur les réseaux sociaux. Cet article se base sur une partie de ces données, issues des consultations publiques.

II. Vila Leopoldina : un quartier de la Zone Ouest singulier dans sa localisation géographique et ordinaire dans son urbanisation, soumise à l’initiative privée

1) L’établissement du quartier de Vila Leopoldina, récit d’une urbanisation ordinaire

Vila Leopoldina n’est ni un quartier central ni un quartier périphérique. Faisant partie de la Subprefeitura [17] de Lapa, ce distrito [18] est situé à la confluence du Tietê et du Pinheiros, les deux principaux cours d’eau de São Paulo, à la limite Ouest de la ville (cf. Figure 1). Vila Leopoldina fait partie du Centro expandido [19], tout en étant limitrophe avec d’autres municipalités de la Région Métropolitaine de São Paulo. Son urbanisation assez typique de São Paulo en fait un cas banal et représentatif de la fabrique ordinaire de la ville [20]. C’est en ce sens que Vila Leopoldina est un cas d’étude pertinent pour se pencher sur le rapport entre espace et société, et plus particulièrement sur les conflits autour de l’accès aux droits sociaux d’une partie de la population.

La canalisation du fleuve Pinheiros, en 1930, a dégagé à Vila Leopoldina de grands terrains en ses marges, lieux d’implantation de nouvelles industries au fil des années [21], venant rejoindre le tissu déjà industriel du quartier. Le groupe métallurgique Atlas, faisant partie de Votorantim [22], est par exemple installé à Vila Leopoldina depuis 1944 [23]. Dès les années 1920, plus au Nord, l’initiative privée a aménagé des maisons de cités-jardins, City Lapa.

Dans les années 1960, la position géographique stratégique du quartier, ouvert vers l’État de São Paulo [24], en a fait le lieu d’implantation des halles du CEAGESP [25], le principal marché de redistribution alimentaire d’Amérique Latine. Cette phase d’industrialisation tardive correspond au bond exponentiel de croissance de la ville de São Paulo, devenant à cette époque la première ville brésilienne devant Rio de Janeiro.

Carte 1
Figure 1. Localisation de Vila Leopoldina dans la Ville de São Paulo et dans la Région Métropolitaine de São Paulo
MM 2020, données mairie de São Paulo

La littérature brésilienne a montré que cette croissance économique et industrielle, poussée par la dictature militaire, n’a pas coïncidé avec des avancées en matière de droits sociaux [26]. Erminia Maricato en dresse un bilan sans appel :

En 1981, à la fin de [la] période d’intense croissance industrielle, les 1 % les plus riches de la population concentraient 13 % du revenu national, tandis que les 10 % les plus pauvres en recevaient 0,9 %. C’est grâce à la concentration des revenus qu’il a été possible de créer un marché de consommation pour les produits industriels modernes et luxueux. [27]

Ainsi, les travailleurs venus constituer la main d’œuvre dont ces industries avaient besoin pour fonctionner, ont dû, devant l’impossibilité d’accéder au marché du logement formel, se tourner vers l’autoconstruction, constituant des favelas. Maricato définit ce phénomène comme une « urbanisation des bas salaires [28] », concept nécessaire pour comprendre la ville contemporaine.

À Vila Leopoldina, ce phénomène se traduit dès les années 1960 par des constructions précaires dans des espaces inoccupés, comme certaines zones inondables près du fleuve, une voie de chemin de fer désaffectée ou encore un dépôt de caisses de transports lié au CEAGESP. Plusieurs générations des travailleurs ne pouvant accéder au marché du logement formel vivent dans ces quartiers très précaires, petits et denses, vulnérables aux expulsions.

2) L’arrivée d’un « front immobilier » à Vila Leopoldina

À partir des années 1990 et suivant les vagues de délocalisation des industries, le marché immobilier a « découvert [29] » le quartier de Vila Leopoldina, qui devient, dès le milieu des années 2000, prisé par les nouvelles classes moyennes hautes. Ces habitants s’installent dans des tours de logements en condominiums sécurisés de haut standing, bénéficiant d’un foncier abordable, tout en étant accessible par les infrastructures déjà présentes.

Ces condominiums constituent un type de bâti en rupture avec le quartier existant [30], jusque-là caractérisé par des lotissements de maisons ouvrières présentes depuis le début du xxe siècle, les cités jardins de City Lapa, des parcelles industrielles parfois désaffectées et des groupements de constructions précaires, où vivent plusieurs centaines de familles défavorisées constituant trois comunidades [31] : la Favela do Nove, la Favela da Linha, et les constructions informelles installées au sein d’une opération de logements sociaux inaugurée en 2000 (cf. Figure 3).

Le « front immobilier [32] » de Vila Leopoldina a transformé l’espace, à la fois dans sa matérialité urbaine, avec la verticalisation de certaines constructions (cf. Figure 2), la consolidation des emprises industrielles hostiles aux piétons, et socialement, avec l’arrivée de nouvelles classes moyennes hautes dans ce quartier traditionnellement populaire.

Photo 1
Figure 2. Vue depuis une nouvelle tour de bureaux sur plusieurs condominiums résidentiels verticaux à Vila Leopoldina, construits sur des anciennes parcelles industrielles, et jouxtant un tissu encore industriel
MM 2018
Carte 2
Figure 3. Carte de Vila Leopoldina montrant les différents types de bâti, avec la localisation du PIU
MM 2018, données Geosampa

3) Des tentatives de régulation urbaine contournées

Pourtant, plusieurs instruments de régulation urbaine ont été formulés par la mairie de São Paulo, en particulier avec le Plano Diretor Estratégico (PDE) de São Paulo de 2002 [33]. Le PDE 2002 proposait notamment l’Operação Urbana Vila Leopoldina – Jaguaré, jamais réalisée, qui prévoyait des transformations urbaines structurantes sur un périmètre de 1 028 km2 s’étendant de part et d’autre du fleuve Pinheiros.

La Lei de Zoneamento [34], votée en 2004, délimitait aussi des parcelles devant accueillir des logements sociaux, les ZEIS [35]. À Vila Leopoldina, un périmètre de ZEIS a été voté, celui de la Caixaria, terrain où prenaient place les activités de stockage, entretien et réparation des cagettes en bois (caixas), utilisées pour stocker les marchandises et les transporter vers les camions du CEAGESP voisin (cf. Figure 2. Certains travailleurs habitaient aussi sur ce terrain, informellement, dans la favela du même nom. La ZEIS devait accueillir 1 300 logements sociaux pour reloger les habitants des favelas de Vila Leopoldina et d’autres régions de São Paulo, répartis dans dix tours. Le projet comptait aussi deux crèches, une école de boulangerie et un centre de recyclage.

Le délai d’application de la loi a été suffisant pour qu’un promoteur immobilier, Agra Incorporadora, dépose le permis de construire d’un projet de condominiums de luxe, seulement quelques jours avant la date d’entrée en vigueur de la ZEIS [36]. La destination sociale de la parcelle a donc été complètement déviée de son intention initiale (cf. Figures 4). Ce condominium s’inscrit dans le front immobilier actif à Vila Leopoldina depuis les années 2000 et favorisant l’arrivée d’une population aisée.

Photo 2 Photo 3
Figures 4. Parcellaire (en jaune) sur vue aérienne de la ZEIS Caixaria (de 2004) et sur vue aérienne du condominium remplaçant la Caixaria (de 2017)
MM 2018 (données Geosampa)

Une politique sociale a cependant vu le jour : il s’agit de l’ensemble de logements Madeirit [37], inauguré en janvier 2000. Ces 400 appartements ont accueilli en priorité les habitants expulsés de la Favela do Sapo voisine, apparue vingt ans auparavant, mais sont largement insuffisants pour combler le manque de logements.

Ainsi, c’est l’initiative privée qui a contribué aux principales transformations de Vila Leopoldina, en dépit de politiques publiques, qui ne sont pas « sorties du papier », et ce malgré la position géographique stratégique du quartier et les besoins sociaux. Cette situation est loin d’être originale à São Paulo [38]. La particularité de ce cas réside dans la transformation radicale qui a eu lieu depuis les années 2000 avec l’avancée du front immobilier et les changements de population.

III. Le Projeto de Intervenção Urbana Vila Leopoldina-Villa Lobos

1) De l’annonce à la controverse

São Paulo, août 2016. Le maire en exercice, Fernando Haddad, du PT [39], annonce avoir reçu une Manifestação de Interesse Privado [40] (MIP) de la part d’un groupement mené par la branche immobilière d’une multinationale brésilienne, le Groupe Votorantim, pour réaliser un Projeto de Intervenção Urbana [41] (PIU) dans le quartier de Vila Leopoldina. Avec le PIU, le conglomérat privé propose à la Ville le réaménagement d’une aire de 290 000 m² dans le secteur Sud-Est de Vila Leopoldina (cf. Figure 3). En contrepartie de développements immobiliers flexibilisés, le projet prévoit plusieurs interventions d’intérêt public : la restructuration du réseau viaire, l’installation d’équipements publics et le relogement de près de 800 familles résidant dans le périmètre du PIU dans des immeubles de logements sociaux.

São Paulo, juin 2018. Le quartier de Vila Leopoldina est régulièrement à la une des grands quotidiens de la ville, qui font état d’un conflit entre plusieurs groupes d’habitants autour de la mise en œuvre du PIU. Plusieurs collectifs d’habitants se dressent contre cette politique. Un aspect particulier du PIU suscite l’opprobre de ces habitants : la construction d’une partie des immeubles de logements à caractère social dans un secteur du quartier s’étant particulièrement embourgeoisé pendant la dernière décennie, suivant l’avancée d’un front du marché immobilier.

En deux ans, le PIU est devenu le centre d’un conflit. Le répertoire d’actions [42] des protagonistes principaux est pluriel : ils se sont regroupés en associations, ont organisé des réunions privées avec des acteurs institutionnels (élus et acteurs privés), ont lancé des pétitions en ligne et des levées de fonds pour financer un cabinet d’avocats et un urbaniste afin de proposer un plan alternatif, et ont participé massivement aux instances démocratiques locales institutionnalisées. Comment se déroule le processus participatif dans le cadre de la politique du PIU ? Qui sont les participants ? Quels arguments en ressortent ? Le présent article s’attache à répondre à ces questions en s’intéressant au matériau issu des consultations publiques organisées par la mairie en 2016, 2018 et 2019, pour accompagner la mise en œuvre du projet, qui intéressent le présent article.

2) Consultations publiques d’habitants dans le cadre du PIU Vila Leopoldina-Villa Lobos : règles et application

Le PIU est une politique formulée dans le Plan directeur de 2014 [43]. Son décret d’application stipule que l’élaboration d’un PIU doit être précédée d’au moins deux documents devant faire l’objet d’une première consultation publique d’au moins vingt jours : un diagnostic socio-territorial de la zone qui fait l’objet de l’intervention, et un programme d’intérêt public de l’intervention, considérant son orientation urbanistique, la faisabilité de la transformation, l’impact environnemental attendu, la possibilité de densification constructive et démographique du territoire et le mode de gestion démocratique de l’intervention proposée. Les suggestions de la consultation doivent ensuite être analysées, puis la mairie doit vérifier l’adéquation du PIU avec la politique d’urbanisme de la mairie, avant de délivrer l’autorisation pour l’élaboration du PIU. La première consultation du PIU Vila Leopoldina-Villa Lobos a eu lieu du 1er septembre au 14 octobre 2016.

Une fois cette étape passée, l’organe responsable de l’élaboration et de la coordination des projets urbains doit publier plusieurs documents : une définition du périmètre d’intervention, les caractéristiques fondamentales du projet, le chronogramme des phases de préparation du projet, ce dernier devant être obligatoirement associé à des mécanismes qui assurent le caractère participatif de ces activités. Le contenu final du PIU doit présenter au moins le projet d’urbanisme et le modèle économique et le modèle de gestion démocratique pour sa mise en œuvre. Une fois élaboré, le projet est rendu disponible pour une seconde consultation publique d’au moins vingt jours. Cette consultation est ensuite analysée et la mairie doit justifier de la prise en compte ou non des suggestions. La seconde consultation du PIU Vila Leopoldina a eu lieu entre le 26 avril et le 25 mai 2018.

Ensuite, le projet de loi est transmis au chef du pouvoir exécutif (en l’occurrence, le maire) qui peut élaborer un projet de loi (ou éditer un décret, selon le cas), ou archiver la proposition (sur motivation). Dans le cas du PIU Vila Leopoldina, le projet de loi a fait l’objet d’une troisième consultation publique, ce qui n’était pas exigé par la loi, du 27 décembre 2018 au 17 février 2019.

Le projet de loi doit ensuite être transmis au Président de la Câmara Municipal [44] de São Paulo, organe législatif, pour pouvoir être voté par les élus, les vereadores [45]. Le 26 octobre 2021, au conseil municipal, le PIU Vila Leopoldina (Projet de Loi 428/2019) a finalement été voté dès le premier tour, avec 43 votes pour, 1 vote contre et 6 abstentions.

3) Regard quantitatif sur les consultations publiques

Une première analyse permet de visualiser le nombre de participations et le positionnement des participants. Il apparait d’emblée que la première consultation organisée en 2016 a peu mobilisé (N=10) en comparaison avec les deux suivantes, qui ont un nombre de participations environ 25 fois plus élevé (N=245 et N=258). Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer le peu de participations en 2016, à commencer par l’effet de surprise suscité par l’annonce du projet par le maire, suivie, dès le mois suivant, par la mise en ligne de la plateforme de participation pour une durée de 23 jours.

Il apparait que les données des consultations sont en majorité produites par les habitants de Vila Leopoldina s’opposant au PIU (cf. Figure 5) et vivant dans les nouvelles tours de logements du quartier, donc appartenant à la classe moyenne haute (cf. Figure 6). Pourquoi cette catégorie est-elle ici majoritaire ? On peut y voir plusieurs explications, à commencer par une raison sociotechnique : les consultations sont organisées sur Internet, pendant des durées de trois à six semaines, soit un temps relativement court. De plus, elles portent sur des textes techniques, rédigés en utilisant les formules et le vocabulaire spécifiques au droit. Cela les rend plus aisément accessibles à des personnes avec un niveau d’éducation supérieur, possédant un ordinateur et ayant accès à une bonne connexion internet. D’autres raisons, comme le fait que les opposant sont organisés en associations, et sont en contact à travers l’organisation de leurs immeubles en condominium, peuvent aussi expliquer leur forte mobilisation.

Graphique 1
Figure 5. Visualisation des participations aux trois consultations publiques : nombre et positionnement des participants face au PIU Vila Leopoldina
MM 2022, données mairie de São Paulo

Partant, une seconde étape consiste, lorsque cela est possible, à mieux comprendre qui sont les participants, en identifiant où ils résident, leur façon d’habiter. En effet, en écrivant, les participants font parfois référence à leur histoire personnelle, à leur engagement pour ou contre le PIU, à leur lieu de vie. En particulier, certains font référence au fait de vivre dans un condominium (42 % des participants), ou dans une comunidade (1 %), tandis que le restant (57 %) ne donne pas d’information à ce sujet. Ceux se déclarant comme habitants des condominiums sont de plus en plus nombreux au fil des consultations, leur participation bondit entre la première et la seconde consultation, passant de 5 à 217, puis augmentant encore à 246, ce qui présage un mouvement de mobilisation croissant dans le temps (cf. Figure 6).

Graphique 2
Figure 6. Lieu de vie des participants au trois consultations publiques
MM 2022, données mairie de São Paulo

L’analyse montre aussi que ces habitants de condominiums sont très enclins à faire référence à leur mode de vie en condominium. Parmi eux, un petit peu moins de la moitié déclare faire partie d’associations du quartier (104 participants sur les 217 issus des condominiums). Il apparait que l’une de ces associations, l’Associação Viva Leopoldina, est mentionnée dès la première consultation de 2016, et continue à l’être en 2018 et 2019, avec peu d’intégrants (entre 1 et 3 participants par consultation). Les deux autres associations ne sont évoquées que dans la plus récente des consultations. L’une d’entre-elles, Vila Leopoldina para Todos, créée en 2019, mobilise un nombre élevé de participants pendant la 3e consultation (98, soit plus de la moitié des participants issus des condominiums), ce qui va dans le sens de l’analyse de la croissance de la mobilisation anti-PIU (cf. Tableau 1).

Tableau 1
Tableau 1. Participants aux consultations publiques habitant en condominium et leur appartenance à des associations de quartier s’opposant au PIU
MM 2022, données mairie de São Paulo

IV. Analyse des arguments soulevés par les opposants au PIU dans le cadre des consultations publiques (2016, 2018 et 2019)

Les journaux présentent le conflit du PIU Vila Leopoldina comme un conflit de classes, entre riches et pauvres de Vila Leopoldina [46]. Cette vision est réfutée par les habitants des condominiums, qui font valoir d’autres raisons pour s’opposer au PIU. Trois cadres de protestation se démarquent à travers le processus de participation publique, révélant certaines contradictions [47] : d’une part, un argumentaire soutenant une défense des intérêts des plus pauvres, justifiant du maintien de leurs attaches sociales locales (1) et alertant d’un risque de pollution (2), et d’autre part, la revendication d’une défiance envers l’État et l’initiative privée (3).

1) Arguments portant sur les attaches des habitants des favelas

Pour contrer la rhétorique « riches contre pauvres », les opposants au PIU affirment vouloir justement protéger les plus vulnérables. Un premier type d’argument fait valoir la proximité au CEAGESP et les attaches des habitants, comme dans l’exemple suivant :

Les comunidades dépendent économiquement du CEAGESP et sont actuellement situées exactement à côté de l’endroit où elles gagnent leur vie, ainsi qu’à proximité des gares et des rues donnant un accès ample et rapide aux transports publics, à Lapa et au Parque Vila Lobos. L’importance des racines qu’ils ont créées en vivant depuis plus de 50 ans à cet endroit devraient être soulignées. [48]

Cet argument est très largement convoqué, il apparait dans 44 % des participations (en moyenne sur les trois consultations). Pourtant, le terrain destiné à accueillir les nouveaux logements sociaux se situe à une distance de moins d’un kilomètre du CEAGESP, soit à peine dix minutes de marche à pied, un temps très faible pour São Paulo [49]. De plus, si les favelas sont apparues à Vila Leopoldina dans les années 1960 pour répondre au besoin de main d’œuvre des industries, les résidents actuels appartiennent aux générations suivantes, ne travaillant pas exclusivement au CEAGESP.

D’autre part, cet argument est mis à mal par d’autres participations, qui vont en contradiction avec l’argument de la distance au travail et des attaches dans le quartier :

Avec tant de terrains dans des zones moins prisées, je ne comprends pas pourquoi on construit ici. [50]

Nous ne voulons pas de maisons populaires dans notre quartier. [51]

Ces arguments, particulièrement utilisés lors de la consultation de 2018 (41 %), énoncent clairement que les pauvres ne devraient pas être relogés dans un quartier valorisé. D’autres vont plus loin :

La zone destinée [aux logements populaires] se trouve dans une zone noble où la réalité socio-politique ne correspond pas à la destination. Il n’existe pas d’équipements publics et privés destinés à un public à faibles revenus. Un BAIRRO se caractérise par le fait qu’il s’adresse aux classes moyennes et moyennes hautes. [52]

Bonsoir, je viens exprimer mon rejet de ce projet mal placé. Ces habitations doivent être transférées à un endroit approprié et non dans une rue commerciale et l’une des rues principales du quartier. Absurde. [53]

Pour ces opposants, il est évident que les pauvres ne doivent pas habiter un bairro (quartier) pourvu d’aménités urbaines : ils entendent que ce bairro ne peut accueillir que des résidents des mêmes classes sociales, et de ce fait, en excluent les autres. Ce faisant, en creux, ils normalisent le fait que les pauvres résident dans des quartiers informels ou dans les périphéries lointaines, tandis que les plus riches pratiquent un entre-soi.

En énonçant cela, ils considèrent aussi que les favelas ne sont pas situées dans le quartier de Vila Leopoldina, alors qu’elles le sont, incluant dans le quartier les seules rues valorisées. Pourtant, la plupart de ces habitants aisés traversent quotidiennement en voiture la Favela da Nove, qui est bâtie le long d’une rue très empruntée. D’autres arguments font le lien avec la transformation du quartier, sa verticalisation avec l’arrivée des condominiums, et le fait que le quartier n’est pas adapté aux pauvres :

Comment les autorités veulent implanter des personnes au pouvoir d’achat... et à la culture complètement différente de celle de notre Bairro Villa Leopoldina ? Cela fait longtemps que le commerce se porte bien ici... le quartier s’agrandit... le pouvoir d’achat des gens est élevé... les écoles sont bonnes... un grand quartier... et maintenant, sur l’avenue qui traverse tout le quartier, vous voulez mettre des favelas ? Comment est-ce possible ? Une absurdité de ce genre ! ? Il y a tellement d’endroits pour mettre des favelas et vous voulez les mettre dans un quartier de la classe supérieure des hommes d’affaires... des artistes... des chanteurs... des studios... quartier où la verticalisation a beaucoup augmenté ces dernières années... Au cas où vous ne le sauriez pas... que diriez-vous de faire connaissance avec Leopoldina ! Ici, personne n’acceptera cela !!!! Le Ceagesp est déjà en train de partir d’ici... et nous espérons vraiment que des bâtiments de haut niveau seront installés en suivant le standard Leopoldina, bien sûr !!!!. S’il vous plaît, nous espérons que vous accepterez l’opinion publique... ... avant que ne surgissent d’énormes désaccords de la part de la population du quartier !!! Nous n’accepterons pas cela !!!!! [54]

Certains opposants décrient donc ouvertement les résidents pauvres, qu’ils associent aux favelas, quand bien même le projet propose de construire de nouveaux immeubles de logement. On retrouve ici que pour ces opposants, le sentiment d’appartenance au bairro serait seulement légitime pour une partie des habitants, en excluant d’emblée les plus pauvres. Pourtant, ces derniers vivent à Vila Leopoldina depuis plus longtemps. L’utilisation du terme d’« opinion publique » ne les inclut d’ailleurs pas.

2) Arguments portant sur la pollution du terrain

La pollution avérée du terrain de la ZEIS destiné à accueillir les logements populaires constitue un autre argument largement convoqué par les opposants (dans 50 % des participations en moyenne sur les trois consultations). Bien que cet aspect soit caractéristique du quartier, où de nombreux terrains où les tours de logements ont été construites étaient d’anciennes industries, et que la dépollution soit prévue dans le projet, l’argument revient régulièrement :

L’argument du projet social envisage de reloger les familles sur un terrain contaminé, les exposant à une situation de vulnérabilité. [55]

Manque de clarté concernant le projet de décontamination du terrain de la CMTC. [56]

Dans le même temps, cette pollution semble moins gênante lorsqu’il s’agit de demander un équipement à destination des opposants :

En tant qu’habitante de Vila Leopoldina, j’aimerais que le terrain de l’ancienne CMTC devienne un parc public, arboré, destiné aux loisirs et au bien-être des gens. Nous avons besoin de plus d’espaces verts dans le quartier, c’est un fait. En outre, des services publics pourraient y être ajoutés, tels que des centres de santé, des bibliothèques, etc [57].

Dans ce dernier exemple, l’opposante parle du « bien être des “gens” », ne semblant pas inclure les pauvres dans cette catégorie. D’autres participations d’opposants dévient de l’argument, associant la contamination du terrain à des catastrophes industrielles brésiliennes récentes [58], par exemple :

À ce jour, l’étendue de la contamination du terrain de la SPTrans (qui servait de garage pour les bus) par des substances dérivées du pétrole n’a pas été clarifiée. Il est inadmissible de minimiser l’impact, ayant vu les catastrophes avec des barrages et autres. La nature l’emporte toujours ! Je tiens à faire part ici de ma réserve, non pas par rapport au projet qui a une grande valeur et mais OUI , par rapport à l’absence de précisions sur la salubrité du terrain de la SPTRANS. On encourage la vision riches x pauvres et avec cela, ils mettent la lumière sur les conflits entre les résidents comme une toile de fond, pour cacher les vrais problèmes, car il génère une couverture médiatique, et pendant ce temps ... les intérêts $$$$ prévalent. C’est la triste réalité ! Dans dix, vingt ans, les problèmes apparaîtront et que diront-ils ? C’est une catastrophe qui aurait pu être évitée ! [59]

D’autres encore disent se préoccuper de la pollution du terrain, tout en mettant en avant des supposés risques en cas d’approximation des pauvres, vus comme des zombies :

JE NE SUIS PAS D’ACCORD avec le projet de logements abordables dans la région proposée, qui plus est dans un terrain contaminé. Cela entraînera un problème de santé publique, sans parler de l’insécurité et de la violence. Imaginez les zombies qui se promènent dans la comunidade, qui circulent dans le quartier ! C’est absurde ! Le quartier souffre déjà de nombreux vols. Il est déprimant de voir la cupidité et le Lobby et les entreprises qui ne visent que leur profit et ne contribuent pas à une société plus juste ! [60]

Parce que le terrain est contaminé sur l’avenue Imperatriz, vous voulez y faire vivre des gens ? C’est complètement diabolique !!!! Une suggestion... faire un parking à cet endroit !!!! Mieux qu’une favela dans un si bon quartier !!!! [61]

Le quartier n’aura aucun moyen d’absorber cette main-d’œuvre. [62]

Ces derniers exemples, empreint de pauvrophobie, associent plusieurs rhétoriques contradictoires. La ponctuation dénote un agacement notable. Pour ces opposants, justifier de la construction de logements populaires est inimaginable, et ne correspond pas à « une société plus juste ». Encore une fois, ils ne semblent pas inclure dans cette « société » les habitants pauvres, tout juste considérés comme de la « main-d’œuvre », des « zombies », ou moins dignes d’occuper l’espace qu’un « parking ».

Les efforts déployés pour faire valoir des arguments en défense des pauvres sont mis à mal par d’autres arguments qui continuent à être employés largement, avec une évolution entre la consultation de 2018, où 28 % des participations mentionnaient que les logements populaires apporteraient de la saleté et/ou de la violence, contre 7 % des participations de la consultation de 2019 [63].

3) Arguments faisant valoir une défiance envers le secteur public brésilien et/ou le secteur privé

De manière croissante dans le temps, les participations adoptent une rhétorique de dénonciation de la corruption (21 % dans la consultation 2, 55 % dans la consultation 3) :

Je ne doute pas que Votorantim ait acheté des agents publics pour aller de l’avant avec cette proposition absurde, sans même écouter la communauté. Voir les cas de corruption exposés récemment dans l’opération Lava Jato [64] dans des entreprises telles que Odebrecht, OAS, Carago Correa [65], etc. Qui garantit que Votorantim n’adopte pas des pratiques similaires ? [66]

Attention aux caisses publiques, s’il vous plaît !!!!!. Il n’est pas possible qu’après tant de problèmes avec Lava Jato et tant d’autres dénonciations de pillage des caisses publiques au cours des dernières années, nous soyons confrontés à des situations comme celle-ci, où ce PIU met le trésor public en danger d’une manière aussi grossière. […] Réveillons-nous !!!! [67]

Qui est derrière cette escroquerie, planifiée à l’époque où le Brésil était un no man’s land ? Réveillons-nous et montrons que nous croyons vraiment que notre pays bien-aimé est en train de changer. .... Qui sont les véritables propriétaires des terres où vivent actuellement les humbles ? Qui a pris l’initiative du changement ? Dans quel but ? [68]

Les exemples cités font référence à un argumentaire de la droite, voire de l’extrême droite : le « no man’s land » fait ici référence au Brésil d’avant Bolsonaro, président actuel élu fin 2018 sur fond de discours populiste anti-corruption, entre les consultations 2 et 3. Les opposants cités ci-dessus cherchent à démontrer que le PIU n’aurait pas de portée sociale, mais serait plutôt un équivalent des grands scandales devenus des symboles pour l’extrême droite dans le contexte politique actuel.

V. En guise de conclusion

L’objectif de cet article n’est pas d’évaluer la pertinence d’une politique (le PIU), mais de porter un regard analytique sur des réactions et des discours accompagnant cette politique en train de se faire. Les consultations publiques ont montré que les habitants appartenant à l’élite économique du quartier tiennent des discours moralistes, paternalistes envers les plus pauvres, et plus généralement visent à décrédibiliser le projet proposé par Votorantim et la mairie. On constate aussi des efforts pour effacer l’image « Nimby » et anti-pauvres véhiculée par la presse, avec la formulation d’arguments pointant d’autres objets de révolte (pollution, déracinement, accusations de corruption), efforts décrédibilisés par la contradiction intrinsèque des participations. Ce qui en ressort est la volonté de maintien d’un privilège de classe de la part d’un groupe d’habitants, sans doute avec la crainte d’une baisse de rentabilité de leur investissement immobilier dans les récents condominiums. On pourrait pourtant légitimement penser que les nouveaux immeubles de logements projetés dans le cadre du PIU seraient plus à même de valoriser le prix du mètre carré que le maintien des favelas quelques centaines de mètres plus loin. Cela amène à penser que l’enjeu central du conflit est bien l’exclusion des pauvres du bairro, centralité que les plus riches ne veulent pas partager.

Le moment du conflit, moteur de production documentaire [69], permet ici de saisir ces rapports de domination et leur portée dans la fabrique de l’espace urbain. Implicitement, ces opposants ont fait valoir dans les consultations le système de valeurs de certaines catégories sociales, minoritaires en nombre mais détentrices de patrimoine, ayant plus de droits que le reste de la population et cherchant à entraver l’accès aux droits sociaux de leurs concitoyens.

L’urbaniste brésilien Csaba Deák affirme que « décrire, comprendre ou interpréter le processus d’urbanisation du Brésil implique en réalité de décrire, comprendre et interpréter la nature de sa propre société [70] ». Lorsque l’on s’intéresse au fonctionnement de la société brésilienne, l’héritage de l’accès aux droits par la propriété se fait largement sentir. Plusieurs auteurs, s’appuyant sur le cadre du patrimonialisme [71], pointent en effet la persistance d’une élite qui s’inscrit dans la continuité de l’élite coloniale des latifundiums [72]. Comme le souligne Deák, cette élite fonctionne dans le capitalisme global, et contribue à une « société d’élite ». Dans le cas du conflit de Vila Leopoldina, on peut parler de l’affrontement de deux catégories d’élites sur un même territoire : une petite élite locale, vivant dans les tours de logements récentes, et une élite globalisée, commerciale, industrielle et financière, Votorantim.

À l’échelle du quartier, les groupes sociaux se croisent et les rapports de domination s’explicitent. Le peu de participation des habitants directement concernés par ce relogement [73] dans les consultations organisées par l’instance publique remet en question la pertinence du dispositif, tandis que la participation massive d’opposants les y relègue à un rôle passif. Il est toutefois nécessaire de rappeler que le politique ne se situe pas seulement dans ce dispositif de participation : les protagonistes exercent leur agentivité à travers d’autres instances, pas nécessairement institutionnalisées, qu’il appartient aux acteurs institutionnels de reconsidérer.

AUTEUR
Mathilde Moaty
Doctorante en urbanisme et aménagement
Laboratoire Techniques Territoires et Sociétés (LATTS) UMR 8134 CNRS-Université Gustave Eiffel ; LabHab, Faculdade de Arquitetura e Urbanismo da Universidade de São Paulo (FAU-USP)
ERC Urban-rev poltics

ANNEXES

NOTES
[1] Ce chiffre est issu du croisement de deux bases de données : la liste des 2,2 millions de propriétaires immobiliers contribuables soumis à la taxe foncière (IPTU), rendue publique par la ville en 2016, et les valeurs vénales des biens immobiliers de São Paulo, régulièrement mises à jour par la municipalité. Il y a 749 milliards de reais (soit 135 milliards d’euros) de maisons, appartements, terrains et autres propriétés enregistrés au nom des 22 400 propriétaires les plus riches parmi les 2,2 millions de propriétaires de biens immobiliers dans la capitale. Source : Rodrigo Burgarelli, Bruno Ribeiro, Guilherme Duarte et José Roberto de Toledo. « 1 % dos donos de imóveis concentra 45 % do valor imobiliário de São Paulo - Geral - Estadão », O Estadão, 13 août 2016. En ligne : https://www.estadao.com.br/noticias/geral,1-dos-donos-de-imoveis-concentra-45-do-valor-imobiliario-de-sao-paulo,10000069287.
[2] João Sette Whitaker Ferreira, « A Cidade Para Poucos: Breve História Da Propriedade Urbana No Brasil », Bauru, SP, 2005. En ligne : https://cidadesparaquem.org/textos-acadmicos/2005/8/21/a-cidade-para-poucos-breve-histria-da-propriedade-urbana-no-brasil.
[3] Id.
[4] Erminia Maricato, « O nó da terra », Revista Piauí, juin 2008. En ligne : http://piaui.folha.uol.com.br/materia/o-no-da-terra/.
[5] Ermínia Maricato, Para entender a crise urbana, Ed. Expressão Popular, 2015.
[6] Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Economica-Anthropos, 2009.
[7] Katia Rubio, « Os Jogos Olímpicos e a transformação das cidades: os custos sociais de um megaevento », Scripta Nova, Revista Electrónica de Geografía y Ciencias Sociales, n° 9, 2005 ; João Sette Whitaker Ferreira, « Salve a Seleção! Les villes brésiliennes et la Coupe du monde de football 2014, Entretien avec João Sette Whitaker Ferreira par Fabien Archambault », Cahiers des Amériques latines, no 74, 2013, p. 117‑135 ; Andrew Jennings et al., Brasil em jogo: O que fica da Copa e das Olimpíadas?, Boitempo Editorial, 2014.
[8] Mariana Fix, « A bridge to speculation: the art of rent in the staging of a “global city” », Caderno CRH 22, no 55, 2009, p. 41‑64 ; Mariana Fix, « A “fórmula mágica” da parceria público-privada: Operações Urbanas em São Paulo », Urbanismo: dossiê São Paulo-Rio de Janeiro, Campinas, PUCCAMP/PROURB, n° 185, 2004, p. 15 ; Laisa Eleonora Maróstica Stroher, A constituição social da financeirização urbana no Brasil: o papel das operações urbanas com CEPAC, UFABC, 2019.
[9] Luciana Nicolau Ferrara, Talita Anzei Gonsales et Francisco de Assis Comarú, « Espoliação urbana e insurgência: conflitos e contradições sobre produção imobiliária e moradia a partir de ocupações recentes em São Paulo », Cadernos Metrópole 21, no 46, 2019, p. 807‑830 ; Nakano Kazuo, « Desenvolvimento territorial e regulação urbanística nas áreas centrais de São Paulo », Caminhos para o centro–estratégia de desenvolvimento para a região central de São Paulo, São Paulo: PMSP/CEBRAP/CEM, 2004 ; Heitor Frúgoli Jr, Centralidade em Sao Paulo: Trajetorias, Conflitos e Negociacoes na Metropole, Arquitetura e Urbanismo, São Paulo, SP: Edusp, 2006.
[10] Le Mouvement national pour la réforme urbaine (MNRU), devenu le Forum national de la réforme urbaine (FNRU) après la constitution de 1988, a regroupé sous une même bannière de lutte commune des mouvements sociaux, intellectuels, politiques et universitaires. La réforme urbaine comprend des réformes dites « de base », qui seraient des changements structurels qui amélioreraient considérablement la qualité de vie et contribueraient à une meilleure redistribution des revenus en ville. Ce mouvement a abouti à faire rentrer dans la constitution de 1988 certains principes innovants comme la « fonction sociale de la propriété ».
[11] Nabil Bonduki, A luta pela reforma urbana no Brasil: do seminário de habitação e reforma urbana ao plano diretor de São Paulo, São Paulo, Instituto Casa da Cidade, 2018.
[12] La classe moyenne brésilienne est très hétérogène. On peut considérer que 17 % de la classe moyenne appartient à une classe moyenne aisée, avec des revenus stables élevés et des emplois hautement qualifiés, ne dépendant pas ou peu du service public : la classe moyenne haute. Ce profil contraste avec les autres catégories de la classe moyenne, aux revenus plus faibles et relativement proches entre eux. Voir : Matthieu Clément et al., « Anatomie de la classe moyenne brésilienne : identification, caractérisation et implications pour les politiques publiques », Papiers de recherche AFD, Agence française de développement, 2018.
[13] Id.
[14] Camille Hamidi, « De quoi un cas est-il le cas ? », Politix, n° 100, n4, 2012, p. 87.
[15] Susan S Fainstein, The Just City, Ithaca ( New York), Cornell University Press, 2010.
[16] Ermínia Maricato, « Fighting for Just Cities in Capitalism’s Periphery », dans Peter Marcuse et al., Searching for the Just City: Debates in Urban Theory and Practice, Routledge, 2009.
[17] La Ville de São Paulo comprend trente-deux Subprefeituras (mairies de quartiers).
[18] Vila Leopoldina est l’un des six distritos (districts) de la Subprefeitura da Lapa.
[19] Le Centro expandido (centre étendu) de São Paulo comprend les bairros de Lapa et Pinheiros (Zone Ouest), Sé (Zone Centrale), Vila Mariana et une partie d’Ipiranga (Zone Sud), et Mooca et une partie de Vila Prudente (Zone Est). 
[20] Isabelle Backouche et Nathalie Montel. « La fabrique ordinaire de la ville », Histoire urbaine, no 19, 2007, p. 5‑9.
[21] La canalisation des cours d’eau s’est accompagnée, à São Paulo, de la construction d’autoroutes urbaines le long de ces derniers. Cette transformation des infrastructures urbaines s’est inscrite dans une dynamique d’industrialisation, qui a durablement transformé Vila Leopoldina, comme d’autres quartiers dans une situation géographique comparable (tels qu’Água Branca, Barra Funda, Lapa, ou encore Moóca, à São Paulo).
[22] Votorantim est une multinationale brésilienne, soumissionnaire du projet faisant conflit à Vila Leopoldina.
[23] Votorantim, Vila Leopoldina, Dos galpões industriais a polo de produção cultural. En ligne : https://www.memoriavotorantim.com/blog/historia/vila-leopoldina/.
[24] Historiquement stratégique car la ville de São Paulo s’est beaucoup développée en lien avec les exploitations de café, situés dans l’interior (l’arrière-pays) de l’État de São Paulo. Des lignes de train anciennes passent par Vila Leopoldina.
[25] La Companhia de Entrepostos e Armazéns Gerais de São Paulo (CEAGESP) : la Compagnie des entrepôts et des magasins généraux à São Paulo.
[26] Lúcio Kowarick, A Espoliacao Urbana, Paz e Terra, Rio de Janeiro, 1979.
[27] Ermínia Maricato, Metrópole na periferia do capitalismo: ilegalidade, desigualdade e violência, Editora Hucitec, 1996, p. 21.
[28] Ermínia Maricato, op. cit.
[29] Formule employée en 2009 dans un article deVeja São Paulo, supplément de l’hebdomadaire Veja, le magazine le plus diffusé au Brésil avec un tirage moyen de plus d’un million d’exemplaires par semaine. Référence : Edisonn Veiga, « A hora de investir na Vila Leopoldina », Veja São Paulo, Editora Abril, 18 septembre 2009.
[30] Lígia Rocha Rodrigues, Territórios invisíveis da Vila Leopoldina: permanência, ruptura e resistência na cidade, Universidade de São Paulo, 2013.
[31] Comunidade (communauté) est le terme utilisé par les habitants des favelas à São Paulo pour parler simultanément du lieu où ils vivent, la favela, et de la communauté de ses habitants, qui se connaissent tous.
[32] João Sette Whitaker Ferreira, O Mito Da Cidade Global, O Papel Da Ideologia Na Produção Do Espaco Urbano, Edição: 1. Petrópolis; São Paulo; Salvador, Brazil: Vozes, 2007.
[33] Le Plano Diretor Estratégico (Plan directeur stratégique) est la loi municipale qui oriente le développement urbain de São Paulo. Après celui de 2002, un nouveau plan (encore en vigueur) a été voté en 2014.
[34] La Lei de Zoneamento (Loi de zonage) consiste en un ensemble de règles qui définissent les activités pouvant être installées à différents endroits de la ville. Cette loi réglemente l’action publique et privée sur les modes d’utilisation du sol et contribue à ce que l’ensemble du processus d’aménagement urbain se déroule conformément aux orientations du Plan directeur stratégique. La Loi de zonage en vigueur à São Paulo est celle de 2016.
[35] La Zona Epecial de Interesse Social (ZEIS - Zone spéciale d’intérêt social) est une catégorie de la Loi de zonage déterminant un périmètre devant accueillir des logements d’intérêt social et/ou des équipements sociaux.
[36] Denise Falcão Pessoa, « Estudo da produção de HIS (habitação de interesse social) e HMP (habitação de mercado popular) nas ZEIS (Zonas Especiais de Interesse Social) da Subprefeitura da Lapa, município de São Paulo a partir do PDE (Plano Diretor Estratégico) de 2002 », Pós, Revista do Programa de Pós-Graduação em Arquitetura e Urbanismo da FAUUSP, no 26, 1er décembre 2009, p. 50‑60.
[37] Du nom d’une ancienne industrie dans la même rue.
[38] Flávio Villaça, « Dilemas do Plano Diretor », dans O município no século XXI: cenários e perspectivas, Fundação Prefeito Faria Lima, Centro de Estudos e Pesquisas de Administração Municipal, 1999.
[39] Partido dos Trabalhadores : Parti des travailleurs (PT).
[40] Manifestation d’intérêt privé (MIP).
[41] Projet d’intervention urbain (PIU).
[42] Charles Tilly, La France conteste, Paris, Fayard, 1986.
[43] À l’article 134 de la loi n° 16.050 du 31 juillet 2014, São Paulo.
[44] La Câmara Municipal correspond au conseil municipal français.
[45] Les vereadores sont les conseillers municipaux élus pour quatre ans au scrutin proportionnel, ils sont cinquante-cinq.
[46] Paula Paiva Paulo, « Moradores de condomínios de alto padrão da Vila Leopoldina pressionam prefeitura contra moradias populares no bairro », G1 Globo São Paulo, 4 juin 2018. En ligne : https://g1.globo.com/sp/sao-paulo/noticia/moradores-de-condominios-de-alto-padrao-da-vila-leopoldina-pressionam-prefeitura-contra-moradias-populares-no-bairro.ghtml. Sergio Quintella, « Na Zona Oeste, Moradores de Condomínios Se Unem Contra Habitação Popular », Veja São Paulo. En ligne : https://vejasp.abril.com.br/cidades/vila-leopoldina-habitacao-popular-polemica/.
[47] Les citations à suivre sont représentatives de ces cadres de protestation. Elles sont traduites par l’autrice de cet article, en maintenant la syntaxe et la ponctuation originale.
[48] Citation extraite de la consultation 2 (2018).
[49] Le temps de trajet quotidien moyen atteint deux heures, selon l’enquête de Rede Nossa São Paulo. En ligne : https://www.mobilize.org.br/midias/pesquisas/viver-em-sao-paulo-mobilidade-urbana-na-cidade.pdf.
[50] Citation extraite de la consultation 2 (2018).
[51] Id.
[52] Id.
[53] Id.
[54] Citation extraite de la consultation 2 (2018).
[55] Citation extraite de la consultation 3 (2019).
[56] Id.
[57] Citation extraite de la consultation 2 (2018).
[58] En particulier, la rupture de barrage de Bento Rodrigues, dans le Minas Gerais, qui a eu lieu en 2015, et celle de Brumadinho, en 2019.
[59] Citation extraite de la consultation 3 (2019).
[60] Citation extraite de la consultation 2 (2018).
[61] Id.
[62] Id.
[63] Ce changement intervient parallèlement avec la création de l’Associação Vila Leopoldina para Todos.
[64] Lava Jato est une opération anti-corruption qui a dévié de son but initial en allant jusqu’à emprisonner l’ancien président Lula, dans le but d’empêcher son élection face à Bolsonaro. Voir l’article : Gaspard Estrada et Nicolas Bourcier, « Le naufrage de l’opération anticorruption “Lava Jato” au Brésil », Le Monde, 9 avril 2021. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/09/au-bresil-une-operation-anticorruption-aux-methodes-contestables_6076204_3210.html.
[65] Entreprises de construction ayant été jugées coupables de corruption à grande échelle dans le cadre de l’opération Lava Jato (voir note 64).
[66] Citation extraite de la consultation 2 (2018).
[67] Citation extraite de la consultation 3 (2019).
[68] Id.
[69] Luc Boltanski et Laurent Thévenot, « De la justification. Les économies de la grandeur », Paris, Gallimard, 1991.
[70] Csaba Deak, Em Busca das Categorias da Produção do Espaço, Annablume, 2016, p. 168.
[71] D’abord énoncé par Weber, le patrimonialisme désigne un type particulier de domination (Max Weber, La domination, Paris, la Découverte, 2013). Les caractéristiques patrimonialistes se retrouvent pour beaucoup dans la monarchie portugaise, l’État colonial, et plus généralement dans la formation du Brésil. Dès les années 1930, de premiers penseurs brésiliens acclimaterons le concept au cas brésilien. Dans Raízes do Brasil, Sergio Buarque de Holanda démontre ainsi le lien entre le patrimonialisme caractéristique de la Couronne portugaise et certains aspects structuraux de la société brésilienne, en particulier la confusion entre les domaines « public » (de l’État) et « privé » (Sérgio Buarque de Holanda, Raízes do Brasil, Companhia das Letras, 1936). Deux décennies plus tard, Raymundo Faoro approfondira le lien entre patrimonialisme et société brésilienne, il mettra en exergue le profil particulier de l’élite politique brésilienne, qui « conduit, dirige et supervise les affaires [publiques] comme leurs[ses] affaires privées » : Raymundo Faoro, Os donos do poder: formação do patronato político brasileiro, São Paulo, SP: Editora Globo, 1958, p. 819.
[72] Raymundo Faoro, Os donos do poder: formação do patronato político brasileiro, São Paulo, SP: Editora Globo, 1958 ; Ermínia Maricato, Para entender a crise urbana, Ed. Expressão Popular, 2015.
[73] Moins d’1 % des participants déclarent habiter dans les favelas du PIU.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Mathilde Moaty, « Une politique à l’épreuve du politique : le cas du conflit de Vila Leopoldina (São Paulo) », dans Espaces et droits sociaux, Tamara Boussac et Esther Cyna [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 décembre 2022, n° 18, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Mathilde Moaty.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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