Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Espaces et droits sociaux
Concrétiser le bien commun dans le droit : conceptions et appropriations de l’espace dans la lutte juridique de collectifs écologistes en Île-de-France
Louise Bollache
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
L’article explore, dans le cadre des mobilisations écologistes de défense de lieux non-urbanisés (terres agricoles, forêt, parc paysager), les différentes façons dont les militants écologistes conçoivent le droit et leur droit à l’espace qu’ils défendent, ce que recoupe ce droit et quelles conceptions de la nature et du sol le sous-tendent. Dans un deuxième temps, il s’agit de montrer comment ces conceptions imprègnent la lutte sur le plan juridique, dans le contexte d’une enquête ethnographique menée dans les audiences au tribunal qui opposent des collectifs écologistes aux différents aménageurs d’un site.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : mobilisations écologistes ; rapport au lieu ; mythes fondateurs ; occupation ; droit de l’environnement
Index géographique : France ; Île-de-France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE
I. Relocaliser les luttes, faire exister le lieu
1) Promenades pédagogiques et récit agricole sur le Triangle de Gonesse
2) Une forêt à Romainville : école buissonnière et palissade de la honte
3) Au parc paysager Georges Valbon : la veille d’usagers-militants
II. Défendre le lieu juridiquement : traduire ce rapport dans le droit
1) Un registre d’action au coût d’entrée élevé
2) La montée d’arguments écologiques de fond dans le droit

TEXTE

Au fil des forums altermondialistes internationaux des années 2010, la notion de lutte contre de « grands projets inutiles et imposés » se développe, actualisant des contestations anciennes contre des projets d’aménagement [1] avec un répertoire d’actions de plus en plus marqué par l’occupation des lieux par les protestataires [2]. Temporaires ou plus permanentes, ces formes de (ré)appropriation de l’espace se multiplient et façonnent un des axes de compréhension des mobilisations, notamment écologistes, du début du xxie siècle. Le rapport au lieu des contestataires est travaillé par ces changements, permettant la conduite de réelles expérimentations politiques à travers la mise en place d’un rapport différent au temps, à l’espace et aux autres [3]. Les formes d’attachement au territoire, déterminantes dans une partie de ces mobilisations [4], apparaissent articulées à une mise en débat de l’intérêt général et éloignées d’un paradigme « NIMBY » désormais dépassé chez les chercheurs [5]. Certains chercheurs postulent une forme de « relocalisation » des luttes, qui passe par les occupations mais aussi par une utilisation matérielle stratégique des espaces [6]. Dans une remise en cause désormais bien appuyée du paradigme des nouveaux mouvements sociaux [7], ces différents travaux mettent en évidence une critique forte des conditions matérielles d’existence et de leur production à travers l’aménagement dans les mobilisations écologistes. Ces dernières opèrent une critique sociale de la production de la ville dans les lieux ordinaires et étendent cette cause « de proche en proche [8] ».

À cet égard, les mobilisations écologistes qui nous intéressent ici, dans le quart Nord-Est du Grand Paris, donnent à voir le façonnage d’une expertise citoyenne ancrée dans cette critique. Les militants de ces luttes, s’appuyant sur des répertoires d’actions variés, tissent des rapports particuliers à leurs lieux défendus en les occupant. Je m’intéresse ici à la fabrique de ce rapport via les pratiques d’arpentage militant. L’appropriation de l’espace passe par l’adhésion à des mythes fondateurs sur le lieu. Le travail de production et de transmission de ces mythes, loin d’être réduit à une expression de l’attachement au lieu défendu, se révèle être un outil important de lutte (I). On verra comment il rencontre une traduction progressive dans le droit, au fil de la mobilisation juridique de l’un des collectifs en lutte (II).

I. Relocaliser les luttes, faire exister le lieu

L’enquête ethnographique porte sur trois luttes écologistes en Seine-Saint-Denis et dans le Val-d’Oise. La lutte contre l’urbanisation du Triangle de Gonesse, notamment matérialisée à travers le projet Europacity (annulé en novembre 2019), est menée par le CPTG (Collectif pour le Triangle de Gonesse). La lutte contre l’aménagement partiel de la forêt de la Corniche des Forts à Romainville est faite à travers l’association des Amis de la Forêt de la Corniche des Forts : l’aménagement combattu est un parc à l’initiative de la Région, dont l’un des prérequis est l’artificialisation des sols. Enfin, le collectif Notre Parc n’est pas à Vendre est mobilisé contre la réduction du parc départemental Georges Valbon à La Courneuve, au profit de différentes infrastructures pour les Jeux Olympiques de Paris 2024. L’enquête s’appuie sur deux années d’observations participantes, à la fois dans les temps « publics » des collectifs (évènements, manifestations, visites, conférences de presse) et dans les temps d’élaboration internes de la mobilisation (réunions, moments de convivialité, audiences), ainsi que sur une quinzaine de récits de vie auprès des militants, une revue de presse extensive et l’examen de nombreux documents publics et internes.

Les trois luttes étudiées ici ont l’espace comme objet de lutte, puisqu’il s’agit de défendre un lieu face à des aménagements. À bien des égards, le travail de ces collectifs en lutte à l’égard du lieu est de le faire exister dans une narration différente de celle des aménageurs. Les trois sites ont en commun de se situer au cœur d’un bouleversement urbanistique, social et économique de grande ampleur initié par le projet politique du Grand Paris. Ces sites sont concernés par l’arrivée de nouveaux réseaux de transports à proximité : ligne 16 du Grand Paris Express (GPE) pour le parc de la Courneuve, ligne 17 Nord pour le Triangle de Gonesse, prolongement du tramway 11 à Romainville. Les opérations de promotion immobilière s’y multiplient, l’évolution de la mobilité rendant plus désirable l’accession à la propriété dans ces zones précaires désormais temporellement (mais aussi symboliquement) plus proches du centre-ville parisien. En outre, on trouve sur ce territoire un grand nombre d’appels à projets dans le cadre du Grand Paris, qui contribuent à attirer l’investissement économique sur ces zones et à transformer l’offre commerciale et de loisirs. C’est le cas par exemple des zones mises en valeur par les deux appels à projets IMGP [9] de la Métropole du Grand Paris. Le site de la Corniche des Forts et celui du parc Georges Valbon sont présentés comme les « poumons verts » d’un futur Grand Paris, nouvelles centralités à aménager. Ainsi, les militants contre l’artificialisation des sols de la forêt de la Corniche croisent-ils parfois, lors de leur café du dimanche devant la palissade protégeant les travaux, de jeunes couples ayant investi en bordure de la forêt dans de nouvelles résidences, avec la promesse d’une vue sur un nouvel espace vert [10].

Ces nouvelles méthodes de production de la ville [11] font l’objet chez les militants écologistes d’une double critique, celle de l’artificialisation des sols et celle d’un déni de démocratie dans la conception des projets. Ainsi, la « Braderie du Grand Paris » rassemble en décembre 2018 une dizaine de ces collectifs militants sur le boulevard de Belleville : l’usage ironique du terme « braderie » désignant le moindre cas qui est fait de leurs environnements familiers.

Le Grand Paris c’est la grande braderie des quartiers populaires, des terres agricoles, des logements sociaux, des espaces verts, ou des architectures remarquables... de préférence avec vue sur Paris et autour des futures gares ! Avec les Jeux Olympiques 2024, la multiplication des grands et petits projets inutiles imposés, le Grand Paris est le terrain favori des spéculateurs et requins en tout genre qui se partagent et dévorent nos lieux de vie [12].

Ces groupes militants se présentent ici comme défenseurs de lieux considérés comme des « potentiels » forts dans le cadre d’un projet économique et politique de restructuration de la banlieue Nord-Est, à l’image du parc de la Courneuve, considéré comme un « potentiel extraordinaire », qui « ne demande qu’à être exploité [13] ». Les militants dénoncent une vision économique qui présente leurs lieux familiers comme étant foncièrement disponibles à l’aménagement, comme des interstices à combler. Dès lors, il leur incombe de fonder un contre-récit, qu’ils construisent notamment à travers des formes d’occupation des lieux.

1) Promenades pédagogiques et récit agricole sur le Triangle de Gonesse

Nulle part cette position géographique « d’interstice » n’est plus lisible que sur le Triangle de Gonesse, un ensemble de plaines agricoles situé entre deux aéroports, celui de Roissy-Charles-de-Gaulle et celui du Bourget. Les temps d’enquête sur le terrain y sont ponctués par le survol d’un avion toutes les 4-5 minutes, facteur qui interdit la construction de logements sur la zone selon le plan d’exposition au bruit. Les militants les plus anciens du Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG), comme Sylvie, psychanalyste de 65 ans, racontent souvent ce désarroi initial face aux lieux : aux débuts de la lutte, au début des années 2010, ils se servaient de cartes pour expliquer aux curieux où le point de rendez-vous se trouvait : on leur répondait souvent : « Mais il n’y a rien ici [14] ! ».

Chaque collectif effectue sur le terrain une forme d’arpentage, mais ce sont les modalités de ce dernier qui dévoilent un rapport spécifique au lieu. Sur le Triangle de Gonesse, c’est souvent Jean-Yves, vice-président du collectif et ancien principal d’un collège, qui mène le groupe. Ainsi, lors de ma première visite en mars 2018, notre guide commence par nous demander de passer notre main dans l’herbe pour constater une légère humidité malgré les derniers jours de temps sec : l’occasion de nous parler de la profondeur de sol peu commune de ces terres agricoles. Les rendements y sont plus élevés que la moyenne et les cultures nécessitent moins d’apports en eau. C’est aussi une réserve de fraicheur pour les épisodes caniculaires qui touchent la capitale, souvent soulagée d’un vent frais issu du Nord-Est, justement, ajoute notre guide. Une petite quinzaine d’entre nous progressons à sa suite le long du chemin de Gonesse à Villepinte, une petite route goudronnée qui longe la D 170 dans les terres, avant de l’enjamber par un pont. Le léger dénivelé nous permet de distinguer les différentes zones de ces plateaux limoneux. Là, il nous désigne la surface qu’Europacity couvrirait, la zone d’activité Paris Nord 2, avec Aéroville d’un côté et IKEA de l’autre. À l’Est, en direction d’Aulnay, c’est le centre commercial O’Parinor, ou encore les anciens terrains de PSA récemment rachetés par la commune d’Aulnay. On voit de loin une section de terre retournée au milieu des champs de culture : ce sont des fouilles archéologiques menées dans le cadre de la délimitation de la zone d’aménagement concertée (ZAC), nous explique Jean-Yves. Il en profite pour décrire l’histoire ancienne de ces terres agricoles et notamment leur rôle dans l’approvisionnement en céréales de la capitale : le blé est cultivé sur ce territoire depuis très longtemps, et le pain de Gonesse, en outre, est réputé depuis plusieurs siècles. Les militants du CPTG utilisent ainsi des connaissances issues de leur bon suivi des « dossiers » d’aménagement : lors des fouilles, on a trouvé ici un silo à grain datant du néolithique, il y a près de 2 500 ans, mais aussi la tombe d’une gauloise. Enfin, tout le monde baisse les yeux du ciel à ses chaussures car sur ces terres de remblais pousse une orchidée relativement rare en Île-de-France : Anacamptis pyramidalis. Plusieurs espèces d’orchidées sont d’ailleurs friandes de ces terres, et nous furetons à leur recherche telle une classe verte, oubliant quelques instants les enjeux politiques de la lutte et la sombre situation climatique. En juin, lors d’une autre visite, puis au fil de l’enquête, je constate l’aspect routinier de ces promenades-découvertes. La recherche des orchidées et le plaisir de leur identification deviendra une habitude pendant l’ethnographie, bien que la protection de cette espèce ne soit pas au cœur de l’argumentation du collectif.

En une vingtaine de minutes, la démonstration est complète : les militants démontrent une certaine connaissance de la vie agricole du lieu, mais aussi des procédures en cours risquant d’aboutir à une urbanisation. Arpenteurs experts, ils connaissent les nombreux acteurs en jeu, publics comme privés. Les visiteurs voient à l’horizon les différents centres commerciaux déjà présents sur ce territoire et la vue lointaine sur la tour Eiffel qui attise les désirs d’investissement. Ils sont en mesure de replacer la défense des terres agricoles dans une histoire ancienne. Dans ce récit agricole, il s’agit de montrer que ces zones fertiles de culture ont joué un rôle dans l’installation progressive de la capitale – il est donc tout indiqué que ces terres, dans un contexte de transition écologique, soient mises au profit de l’autonomie alimentaire de l’Île-de-France. Il s’agit là d’un des grands piliers du projet alternatif CARMA (Coopérative pour une ambition rurale et métropolitaine d’avenir), porté par le CPTG : reformer la ceinture maraîchère ou « ceinture verte » autrefois existante autour du cœur de la ville. Le passé agricole de la grande couronne agit comme un mythe fondateur. Cette pratique travaille aussi la sensorialité de lieux progressivement rendus « théoriques » par la rhétorique de l’aménagement : on se trouve saisi par l’odeur de la terre et son contact tandis que le panorama est chargé de routes et nœuds autoroutiers devant, saisi par la vision d’une orchidée sauvage pendant que les avions passent, toutes les cinq minutes, au-dessus de nos têtes.

Ces mythes agricoles fondateurs ont des continuités en dehors du discours didactique des militants les plus aguerris : ce sont des aspects que l’on retrouve dans le contre-projet CARMA, et également dans la stratégie de communication de l’association lors des grands évènements (notamment la fête des terres, l’évènement annuel qui a lieu sur le Triangle). Le rapport à la terre est souvent mis en valeur, les militants notant, au fil des années, que les images du potager commun « marchent bien » et sont souvent reprises par les médias [15]. Le lancement du compte Instagram du collectif, en juin 2019, doit lui aussi appuyer la construction d’un « imaginaire agriurbain [16] ». Par l’identification spatiale des différents éléments du débat et l’entrée dans la sensorialité, les militants (re)font exister le lieu concrètement, contre l’image d’une périphérie répulsive et vide, et par là même justifient sa défense. Le Triangle de Gonesse devient un vrai lieu, tangible : le tampon enclavé entre les zones d’activité prend soudain une épaisseur. La présence, d’abord occasionnelle, sur le lieu, vient répondre à cette négation. Elle s’inscrit dans tout une suite de pratiques militantes qui font exister le lieu, des constructions éphémères à la culture d’un potager.

2) Une forêt à Romainville : école buissonnière et palissade de la honte

Sur le site de la Corniche des Forts à Romainville, c’est après une phase de blocage de chantier infructueuse à l’automne 2018 que j’arrive sur le terrain. Les amis de la forêt, comme ils se surnomment, ont pour habitude de se réunir pour un repas partagé le dimanche midi au début de l’année 2019. La zone des travaux est encadrée par une longue barricade. Les militants s’installent donc dans le parc public qui jouxte la forêt – néanmoins, ils ont toujours leurs méthodes pour y pénétrer discrètement. Ici, l’arpentage prend une allure étrange : ayant vécu un épisode de blocage de chantier quotidien entre septembre et décembre 2018, les militants sont depuis fermement écartés du chantier. À l’aide du code d’entrée d’un des immeubles alentour, les militants vont régulièrement visiter le chantier en dépit de la palissade, au gré de ces veilles un peu amères : le blocage du chantier a échoué et ils savent qu’il est désormais impossible d’arrêter le projet. Ainsi, les informations qui circulent en réunion, pendant les déjeuners ou par échanges de mails concernent souvent des éléments repérés sur le terrain, comme des indices, dont il faudrait trouver la signification [17].

Ainsi, début février 2019, Halla, une des militantes, informe le groupe qu’elle a vu sur le chantier des « nouveaux tuyaux » qui dépassaient du sol : les militants s’interrogent et concluent qu’il s’agit probablement des tuyaux par lesquels le béton sera coulé dans le sol (le sol de la future promenade doit être stabilisé et nivelé). Pour tester cette théorie, certains militants ont fait tomber de petits cailloux à l’intérieur et tenté de mesurer la profondeur des tuyaux par l’écho : ils concluent à « une trentaine de mètres ». Peu après, j’assiste à l’une des visites.

La forêt est encore immense et drue, au Sud, mais sur la zone bordée par la palissade séparant du parc, une longue bande de terre nue s’étale, avec plusieurs véhicules de chantier et outils. La terre a été retournée pour faire une autoroute pour les véhicules […]. Je retrouve Benoit autour d’un engin qui semble servir à forer pour positionner ces « carottes » de plastique à 30 mètres de profondeur. Il est arrivé, pendant le conflit, que des clés de démarrage des engins soient subtilisées, dans une tentative de retarder le début de travaux reconnus par ailleurs comme inexorables. Nous atteignons la zone des machines repérées tout à l’heure à travers la palissade. C’est une scène particulière : aucun.e n’a vraiment de repères sur la manière dont s’organise un chantier. La balade consiste alors à tourner autour de chaque engin, prendre une photo et faire des hypothèses sur sa fonction […]. Nous identifions ainsi une pompe à béton et une foreuse impressionnante qui creuse des trous d’un mètre et demi de diamètre. (Extrait du journal de terrain, début février 2019.)

À travers ces veilles, les militants essayent de comprendre le rôle de chaque engin par déduction, mais manquent de connaissances sur le déroulement d’un chantier. Dans l’impossibilité de faire valoir leur défense de l’intérêt général, ils opèrent un repli sur un registre argumentaire moral. Leur communication, par tracts ou graffitis laissés sur la palissade, fait souvent référence à la responsabilité, la honte ou le crime : « Vous dites que vous aimez vos enfants plus que tout mais vous détruisez leur futur devant leurs yeux [18] », « Jeu gratuit : tirer ici et faites tomber la palissade de la honte ». Une croix rouge est dessinée, illustrée de l’inscription « Ci-git une forêt », et entourée de dessins d’arbres coupés. Sur cinq mètres de long, toujours en vert : « Le vert est la couleur des arbres mais aussi du dollar et de votre mauvaise conscience ». D’autres tags évoquent « L’affaire des poisons », dans une sorte de projection de ce qu’aurait pu être la mobilisation victorieuse. La responsabilité morale est souvent personnifiée, avec des prises à témoin de personnalités politiques locales comme Corinne Valls, la maire de Romainville à ce moment-là, ou Valérie Pécresse, présidente de la Région. En décembre 2018, la maire de la commune a reçu un hérisson mort par la poste, en provenance du chantier, probablement écrasé par un engin.

Les promenades de découverte de la partie intacte de la forêt ont une couleur bien différente : on y parle des oiseaux que l’on entend ou voit (des corneilles, quelques pies, un merle, des pigeons grisets, un rouge-gorge et des mésanges charbonnières), les militants profitent des odeurs et de la fraicheur émanant du sol. De petits foulards rouges ont été disposés sur les arbres pour repérer une sorte de chemin à travers les arbres. L’heure est à l’émerveillement. La forêt est associée à des escapades dans la jeunesse, des jeux d’enfants – d’ailleurs les militants me confient « s’amuser un peu [19] », et ce sont ceux qui valorisent le plus les interactions avec les forces de l’ordre et les personnalités politiques, comme les rappels à la loi ou les altercations. Ici, pas de recherche d’exemplarité, ce qui est à mettre en lien avec la position de certains militants du noyau dur, marginalisés dans les espaces politiques locaux. Le récit est ainsi celui d’un paradis perdu, arraché par des politiques immoraux et défendu par des irréductibles.

3) Au parc paysager Georges Valbon : la veille d’usagers-militants

Les militants de la Courneuve, eux, obtiennent une victoire en 2015 contre un projet d’urbanisation d’une partie du parc après une mobilisation citoyenne. Le projet, appelé « Central Park », était proposé par l’urbaniste Roland Castro dans la première consultation sur le Grand Paris lancée par Nicolas Sarkozy en 2008. Depuis, les risques d’urbanisation sont répartis sur différentes zones du parc, mais les collectifs en lutte se concentrent sur la ZAC Cluster des Médias, qui vise notamment à installer le village des médias des Jeux Olympiques de Paris 2024.

Un jeu de pistes se joue entre les aménageurs et les militants via le marquage de l’espace. À la Courneuve, ces derniers s’en servent pour tenter de comprendre la politique de gestion du parc dans un contexte de grande opacité. Amélie me fait visiter le parc sans lâcher son petit carnet, dans lequel elle notera scrupuleusement l’emplacement d’arbres coupés, ainsi que les arbres ornés d’un marquage : ils ont déduit avec l’expérience qu’une croix orange annonce une future coupe.

Amélie invite les sympathisants à partir faire une visite et « vérifier les mares ». Elle note en vrac « voit au travers / dommage /oiseaux / densité habitat /=/ Bosquet ». On commence à marcher et ça prend la forme d’un tour de garde : elles notent les changements visibles au niveau du parc […]. Sur les massifs du côté droit, deux tas de bois coupés. Elles pensent que les bosquets sont étayés de façon à dégager la vue pour les passants : « C’est tout le problème des groupes comme le nôtre, on ne rentre pas dans le lard tant qu’on n’est pas sûrs. C’est pour ça qu’on fait ces balades, pour observer un peu ce qui se passe au fil du temps. Mais là c’est bon, on a été respectueux, on n’a eu aucune réponse, maintenant on va mettre tout le monde en copie ». (Extrait du journal de terrain, 24 février 2019.)

Les militant.e.s essayent de voir à travers leurs arpentages si les mesures de compensation prises par les pouvoirs publics en cas d’urbanisation sont respectées : comptage des zones humides restaurées du parc, du nombre d’arbres coupés, ou encore estimation de la surface réellement consommée par les travaux de la ligne 11 du tramway.

Nous passons dans un espace de végétation assez basse, d’aubépine et autres arbustes, « la pigeonnière », une prairie sèche dans laquelle les oiseaux se nourrissent. Nous y mangeons des cynorrhodons, les fruits de l’églantier, à l’initiative d’une militante. Il faut les presser pour en extraire la chair et éviter de manger la peau. Le jus des fruits coule un peu sur nos doigts, la chair est acide et ressemble un peu à de la groseille. Les militantes sont enthousiastes : « C’est rare d’en trouver autant ! », « Chez nous, on en fait des confitures [20] ! ».

Pendant cette phase plus calme dans la mobilisation, leur regard sur le parc prend donc la forme d’une vigilance accrue sur le grignotage des espaces naturels. Ces militants opposent un récit familier et sensoriel des lieux à une lecture stratégique et logistique. Ils replacent le parc dans une histoire sociale de l’aménagement du territoire. Le parc est créé dans les années 1980 à la faveur d’une politique sociale affirmée, chez les maires communistes de la petite couronne, visant à donner « du beau » aux classes populaires. Le grignotage du parc au profit de constructions destinées aux classes moyennes et supérieures est ainsi présenté comme emblématique d’une destruction du patrimoine ouvrier, et mis en lien avec tout un faisceau de luttes de préservation de jardins ouvriers ou ensembles remarquables d’habitat sociaux et de cités-jardins. À la croisée des registres sociaux et écologistes, ils s’inscrivent bien dans une revendication de justice environnementale. Certains d’entre eux s’impliquent dans l’organisation des « toxic tours », des balades urbaines dévoilant la concentration de certaines infrastructures en Seine-Saint-Denis, notamment les incinérateurs de déchets et les data centers, industries polluantes, ainsi que les entrepôts logistiques de grandes multinationales, comme Amazon ou Alibaba. Dans leur discours, le droit à des espaces « vivables », mais aussi esthétiques, est central, ainsi que la protection de certaines espèces nichant ou se reproduisant dans le parc, comme le crapaud calamite et le blongios nain [21]. Ainsi, pendant les visites, une grande partie des propos des militants portent sur la beauté du parc et le plaisir d’y circuler.

Selon les capitaux dont disposent les militants, la façon de s’approprier les lieux se fait sur des registres différents : un registre pédagogique appuyé sur la défense de l’intérêt général, un registre moral adossé à la critique d’un pouvoir corrompu, ou encore un registre de justice sociale sous-tendu par la critique d’une destruction de patrimoine populaire. Les trois collectifs travaillent à repatrimonialiser ces espaces sur la base de mythes fondateurs différents. En particulier, le CPTG travaille à repatrimonialiser un espace faisant partie d’un corridor d’urbanisation quasi-continue sur la Plaine de France, faisant un travail de « mise en collection de ce qui, de son passé, est pour lui gage d’avenir [22] ». En particulier, la référence au monde agricole prend une dimension nouvelle au regard des ambitions d’autonomie alimentaire dans le cadre de la critique écologique. Dans leur pratique quotidienne de leurs lieux défendus, tous ces collectifs s’appuient sur une perception de la sensorialité qui devient stratégique dans la réappropriation des espaces théoriques des aménageurs.

II. Défendre le lieu juridiquement : traduire ce rapport dans le droit

La sociologie des mobilisations et la sociologie du droit se sont bien saisies des enjeux de l’usage du juridique dans les conflits [23], en particulier environnementaux, et de la traduction dans le droit d’une forme de justice climatique [24]. L’application de compétences scientifiques et techniques dans les mobilisations, pour appuyer une action juridique, mais aussi plus généralement pour produire une contre-expertise, a été un des axes importants de l’étude des engagement écologistes dans les années 2000 [25], et cette pratique gagne en puissance dans les conflits d’aménagement à partir des années 1990, appuyée sur un capital culturel important des membres. La contre-expertise contribue à donner une légitimité accrue aux mobilisations écologistes en permettant à un collectif de se mêler de questions à forte dimension technique. En Île-de-France, ce recours au « levier » juridique dans les mobilisations écologistes est inégalement réparti et suppose l’accumulation de ressources culturelles, sociales voire économiques.

1) Un registre d’action au coût d’entrée élevé

Des collectifs étudiés ici, c’est le CPTG qui concentre l’activité juridique la plus diverse et la plus constante : préférant les recours en contentieux aux recours gracieux, leur intérêt à agir est toujours reconnu. Ils déposent ainsi de multiples recours de façon à ralentir ou bloquer les différentes phases imbriquées menant à l’urbanisation du Triangle de Gonesse (création de la ZAC, modification du plan local d’urbanisme (PLU), permis de construire, schéma de cohérence territoriale).

Les militants de la Courneuve, moins expérimentés sur les questions juridiques, ont d’abord des hésitations sur leur intérêt à agir, entre usagers du parc et militants écologistes. Ils comptent drastiquement moins de militants accoutumés aux batailles juridiques et aux allers-retours des procédures. Le CPTG leur apporte un soutien juridique à travers des militants multipositionnés [26]. En mars 2019, ces militants transmettent ainsi différents éléments juridiques d’appui pour leur permettre d’étoffer leurs avis dans l’enquête publique sur la ZAC du cluster des médias. En février 2021, c’est le CPTG, entre autres, qui dépose ainsi un recours contre le projet de ZAC devant la Cour administrative d’appel de Paris, compétente en matière de contentieux liés aux JO 2024, suite à quoi la CAA suspend une partie des travaux en avril. Les amis de la Corniche de Romainville, eux, ont vécu un schisme au sein de leur mobilisation : une partie des militants voulaient assurer une présence sur le terrain, les autres se sont opposés à l’entrée dans la forêt à partir du moment où l’accès en était interdit. Ce second groupe était également plus disposé à des formes de co-construction et de négociation avec les différents acteurs du projet d’aménagement. Les militants restants, qui ont continué à se rendre dans la forêt et qui ont initié les blocages de chantier de l’automne 2018, ne se constituent en association qu’à ce moment-là, et ne déposent qu’un recours gracieux contre le permis d’aménager, qui ne donnera pas suite. Dû à leur répertoire d’action plus désobéissant et la perte de militants dotés de capitaux utiles, il leur est plus difficile de se positionner comme une personne morale habilitée à ester en justice – de toutes les façons, le recours juridique (ou son absence) est un mode d’action qui démontre la qualité des relations qu’entretient l’association avec son environnement politico-social à un moment donné [27].

Ainsi, le CPTG montre une certaine maitrise du répertoire juridique, jusqu’à pouvoir se positionner en soutien d’autres groupes militants sur ce plan. L’action juridique implique un engagement collectif considérable (collecte d’informations, rédaction du recours, soutien et publicisation du conflit). Dans le cas du CPTG, la multiplication des procédures implique aussi une forme de veille juridique de la part d’une partie des membres ainsi qu’une présence régulière aux audiences. Les recours peuvent aussi mener l’association à être déboutée de ses requêtes ou condamnée à payer des sommes importantes. Il faut donc aussi considérer l’accès de l’association à l’aide juridictionnelle, la connaissance de réseaux d’avocats spécialisés, ses possibilités financières via les adhésions des membres et les apports supplémentaires des membres du noyau dur, bref, les conditions d’accès économiques et symboliques à ces procédures. Les travaux portant sur les militants écologistes montrent que ces derniers sont généralement bien dotés en capital culturel. Le CPTG ne fait pas exception, avec un noyau dur marqué par la présence de militants associatifs et politiques de longue date. Une partie des militants, mobilisés sur le volet juridique, sont issus des classes supérieures et moyennes intellectuelles : universitaires, architectes, urbanistes ou encore consultants spécialisés dans les énergies renouvelables, enseignants du secondaire, journalistes. Leurs capitaux sociaux, symboliques et relationnels leur permettent d’interpeller les réseaux politiques et associatifs et d’utiliser l’espace médiatique, comme juridique, comme moyen de publicisation du conflit. La voie juridique s’impose probablement comme une des plus discriminantes au sein du champ des mobilisations écologistes.

Un second facteur est la maitrise de la temporalité spécifique du conflit juridique. Une procédure en cours n’est pas forcément suspensive des travaux. En revanche, en l’attente d’une décision de justice que l’aménageur craindrait négative, ce dernier pourra accélérer le pas en mettant en place des étapes intermédiaires dans la construction du projet, dans l’espoir que ces « premières pierres » pèsent dans la balance. Les militants du CPTG ont plusieurs fois constaté cette temporalité juridique particulière, qu’ils résument par la technique du « pied dans la porte ». L’absence de compréhension de ces temporalités peut en outre avoir un impact sur la capacité du collectif à mobiliser un grand groupe de personnes pour une action suivie. Pour les sympathisants non-initiés, un seul verdict d’une instance juridique détermine l’issue de la lutte, ce qui crée de l’incompréhension et du découragement. Le CPTG simplifie parfois sa communication, remplaçant « les travaux préliminaires à l’ouverture du chantier de la gare » par « le chantier de la gare » pour mieux mobiliser [28], mais certains soutiens manifestent de l’incompréhension devant les subtilités du dossier et appellent à une date claire de mobilisation. Lorsqu’un collectif appelle réellement à la mobilisation le jour où « le » chantier commence, comme à Romainville, les sympathisants viennent nombreux. Cependant, en l’absence de mobilisation juridique, politique et médiatique durable et crédible, cette victoire désobéissante est de courte durée, ses retombées limitées. On voit donc bien ici une nouvelle fois à quel point le volet juridique est indispensable dans sa complémentarité à des actions de terrain. Les modes d’action directs du CPTG (blocages et occupations opérés à l’été 2019, « Zone à défendre » installée en février 2021) tirent leurs lettres de noblesse de la constance et de la diversité des modes d’action indirects exercés en parallèle : les recours, mais aussi les stratégies de relais politiques et médiatiques par lesquelles le collectif tente de faire pression sur les pouvoirs publics.

2) La montée d’arguments écologiques de fond dans le droit

Les interactions entre les récits mobilisés par les militants et le droit, réciproques, sont nombreuses : je m’appuierai ici sur deux exemples de continuité du récit proposé par le CPTG.

En mars 2018, l’Établissement public foncier d’Île-de-France, propriétaire de la parcelle cultivée par le CPTG, somme ce dernier de quitter la parcelle. Le procès en référé sera par trois fois reporté : il a finalement lieu le 5 décembre 2018 au tribunal de grande instance de Pontoise. Les militants du CPTG savent qu’ils seront expulsés, mais l’audience et les rassemblements médiatisés des audiences reportées leur permettent de publiciser leur argument : la parcelle, comme les terres agricoles, doivent être considérées comme un patrimoine commun à l’humanité [29].

Dans l’argumentaire [30], l’avocat mobilise la notion de patrimoine commun et de défense de ce commun, en vertu de l’article L. 110-1 du Code de l’environnement [31], mais également celle de catastrophe naturelle. Le collectif entend agir au nom du bien commun, d’ailleurs, il a subtilement intégré cette notion dans la procédure via le procédé des « semeurs volontaires ». En effet, l’avocat suggère que la culture du potager a impliqué une base large de sympathisants de la cause. L’assignation de la faute au CPTG devient factice : la culture de cette parcelle dépasse leurs intérêts propres, et il n’est guère possible d’en attribuer la responsabilité à une seule personne morale ou physique. La rhétorique est double : elle transforme des militants identifiables en citoyens épars, et le délit en responsabilité collectivement exercée. Juridiquement, il s’agit d’une tentative de prouver que l’assignation est irrecevable. Les membres du CPTG montrent à la juge des attestations remplies par lesdits « semeurs volontaires ». Il y a ainsi 37 attestations, faites par des personnalités diverses, dont des acteurs politiques du Grand Paris ou encore des députés. Toutes ces personnes attestent ainsi avoir planté un radis, des pommes de terre ou encore une carotte sur la parcelle occupée du Triangle de Gonesse. Dans l’accord de délais, qui laissent au collectif jusqu’à fin juin 2019 pour évacuer, le tribunal permet la tenue de la fête des terres du mois de mai. Dans le jugement, il est mentionné que la parcelle est cultivée dans le respect d’un objectif environnemental cité par des lois et fait référence à l’idée de patrimoine commun. Cette même expression sera reprise par des militants sur des panneaux et dans des slogans.

Dans la continuité de l’analyse de l’arpentage, l’idée de créer une symbolique autour d’une « Marianne qui sème » revient régulièrement en réunion à partir de 2018. Cette imagerie permet d’articuler la trame agricole du récit avec un symbole républicain de justice : elle est bien ancrée dans la défense d’un intérêt général écologique. Elle sera finalement mobilisée dans le « Serment du Triangle » en janvier 2021 [32] sous la forme d’un dessin tamponné. Le serment prend la forme d’une pétition, désignant les terres agricoles du Triangle comme patrimoine commun à travers une rhétorique juridique. Chaque signataire se déclare « copropriétaire » des terres du Triangle de Gonesse « avec l’ensemble des habitants de l’Île-de-France », toujours en s’appuyant sur l’article L. 110-1 du Code de l’environnement.

Enfin, l’analyse de l’aboutissement des recours en contentieux au fil de la hiérarchie du droit administratif permet de dégager des pistes d’analyse sur l’état du débat entre différentes conceptions de l’évaluation des projets d’aménagement, impactant l’arsenal des mobilisations écologistes futures. L’argumentation fournie par le CPTG devant les tribunaux contient plusieurs fois une remise en question par le fond de ce qui constitue ou devrait constituer une étude d’impact permettant réellement d’évaluer un projet en prenant en compte les objectifs nationaux de lutte contre le réchauffement climatique. Ces différents points portent directement atteinte à la conception de « grands projets » en montrant que l’échelle de la prise de décision ne correspond pas à celle des enjeux.

Une requête ou un mémoire en défense produit par les associations [33] peut s’appuyer sur des cas de jurisprudence, au sens de « cas exemplaires mobilisables pour d’autres cas particuliers [34] ». La jurisprudence se renforce par la répétition : si à partir d’une décision de justice en faveur d’une association environnementale, d’autres juges la réutilisent comme cas exemplaire pour statuer sur d’autres cas, cela contribue à fixer cette solution particulière. La hiérarchie judiciaire est un facteur important dans la formation de cette exemplarité : la jurisprudence issue, dans l’ordre administratif, du Conseil d’État, donc de l’échelon le plus élevé, aura un pouvoir de « fixation » plus important. L’enjeu d’une décision de justice, pour les associations écologistes comme pour d’autres, dépasse donc le simple effet de cette décision sur la mobilisation au jour le jour : elle peut affecter, par la jurisprudence, des affaires ultérieures pour d’autres collectifs d’écologistes. Dans la temporalité particulière de ce régime d’actions, l’activité juridique d’un collectif contribue donc à modifier le rapport de force entre associations de défense de l’environnement et aménageurs.

Le CPTG dépose un recours contre l’arrêté de création de la ZAC du Triangle de Gonesse et gagne au tribunal de Cergy le 6 mars 2018. Un des moyens de légalité retenus au tribunal administratif est le suivant : l’étude d’impact de la ZAC ne contenait pas la mesure de l’impact du projet sur la pollution : émissions de gaz à effet de serre du site d’Europacity en lui-même, avec son centre aquatique et sa piste de ski, mais aussi trafic notamment aérien généré par la visite de 31 millions de touristes par an. Une jurisprudence aurait pu naitre à ce moment-là et se solidifier par la répétition sur d’autres affaires, mais la décision est annulée en deuxième instance par la cour d’appel administrative de Versailles en juillet 2019, rétablissant la ZAC. C’est l’arrêt de la cour d’appel qui servira de référence, et il énonce que l’étude d’impact n’a pas à prendre en compte « les émissions de CO2 induites par les déplacements de touristes [35] », par déplacement terrien ou aérien, en particulier en ce qui concerne le projet Europacity, ni à préciser la consommation d’énergie (hors renouvelables) du site. Le CPTG tente de faire un recours en cassation devant le Conseil d’État, mais ce dernier déboute la demande en juillet 2020. Le Conseil d’État évite ainsi une jurisprudence trop importante, qu’il s’agisse de considérer les émissions de gaz à effet de serre dans les études d’impact ou de les ignorer entièrement.

Lorsque le CPTG attaque aux côtés d’autres associations l’arrêté inter-préfectoral autorisant la création et l’exploitation de la ligne 17 Nord du Grand Paris Express, ils gagnent également au tribunal administratif en novembre 2019 : l’arrêté est suspendu pour les travaux à proximité du Triangle de Gonesse. Dans les mémoires déposés par le CPTG et d’autres, on retiendra notamment la mention d’une méconnaissance des « effets cumulatifs du projet avec ceux de la ZAC du Triangle de Gonesse », selon les dispositions de l’article R. 122-5 du Code de l’environnement, qui développe en effet ce qui constitue le périmètre souhaitable d’une étude d’impact [36]. Ces effets cumulés potentiels sont reconnus comme forts : consommation d’espaces agricoles vitaux à des espèces protégées, émission de gaz à effet de serre pendant les chantiers [37]. Le recours en suspension des travaux est cependant rejeté par la CAA de Versailles le 7 octobre 2021, contre l’avis de la rapporteure de la Cour et celui de l’autorité environnementale (AE). Lors du recours du CPTG contre la révision du plan local d’urbanisme (PLU) de Gonesse, qui rend une partie des terres agricoles constructibles, les militants gagnent de nouveau au tribunal administratif en février 2019 [38], puis la CAA de Versailles rétablit le PLU en décembre 2020, contre l’avis du rapporteur public, particulièrement ouvert aux arguments écologistes, et différentes instances consultatives dont les remarques étaient peu équivoques (AE et rapporteur de l’enquête publique).

Dans le parcours juridique du CPTG, on voit donc trois cas de potentielles jurisprudences importantes à l’échelon du tribunal puis annulées en cour d’appel, une tendance à l’ignorance des recommandations du tribunal et des organes consultatifs en deuxième instance. Le phénomène est assez rare, selon l’avocat du collectif [39] : un juge qui non-seulement se déclare contre le juge de l’instance inférieure, mais aussi contre tous les rapports publics antérieurs. Les tensions entre la rationalité écologique, dont le Code de l’environnement rend possible la défense, et une rationalité économique, sont visibles dans le texte même. Dans l’article L. 110-2 du Code de l’environnement, qui définit la protection de la géodiversité comme relevant de l’intérêt général, chaque mesure en ce sens est limitée préventivement par la mention d’un « coût économiquement raisonnable ». C’est donc dans la pratique du droit, au fil des « affaires » écologistes, que s’écrit la hiérarchie des normes entre Code de l’environnement et Code de l’urbanisme, et donc plus globalement, entre différentes visions de l’intérêt général et des communs. Ce qui se passe et s’énonce sur les bancs des tribunaux et des cours d’appels administratives est susceptible d’avoir un impact durable dans le champ des mobilisations.

AUTEUR
Louise Bollache
Docteure en sociologie
Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP-UMR 8209)

ANNEXES

NOTES
[1] Jacques Lolive, « La montée en généralité pour sortir du Nimby. La mobilisation associative contre le TGV Méditerranée », Politix, vol. 10, n° 39, 1997, p. 109-130.
[2] Frédéric Barbe, « La “zone à défendre” de Notre-Dame-des-Landes ou l’habiter comme politique », Norois, n° 238‑239, 2016, p. 109-130 ; Olivier Vergne, « La contestation des projets d’infrastructures de transports : l’exemple du Grand Contournement Ouest (GCO) de Strasbourg », Revue Géographique de l’Est, vol. 57, n° 3‑4, 2017.
[3] Geneviève Pruvost, « Critique en acte de la vie quotidienne à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2013-2014) », Politix, vol. 117, n°1, 2017, p. 35‑62.
[4] Patrice Melé, « Identifier un régime de territorialité réflexive », dans Martin Vanier (dir.), Territoires, territorialité, territorialisation : controverses et perspectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 45-55 ; Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2019.
[5] Arthur Jobert, « L’aménagement en politique. Ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général », Politix, vol. 11, n° 42, 1998, p. 67-92.
[6] Judicaëlle Dietrich et Thomas Zanetti, communication au congrès 2021 de l’AFS.
[7] Didier Chabanet, « Conséquences biographiques de l’engagement », dans Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 403-410.
[8] Stéphanie Dechezelles et Maurice Olive, « Lieux familiers, lieux disputés. Dynamiques des mobilisations localisées », Norois, n° 238‑239, 2016, p. 7-21.
[9] Imaginons la Métropole du Grand Paris (IMGP) est un concours architectural international inscrit dans un objectif public de compétition des métropoles internationales : il s’agit de valoriser des sites présélectionnés, dont une partie importante se situent en banlieue Nord-Est, sur d’anciennes friches industrielles ou commerciales, via des projets d’investissement souvent identifiables par des monuments emblématiques. Le premier appel, en 2016, retient 51 projets ; le second (IMGP 2), en 2018, 27 sites différents.
[10] Une de ces rencontres a lieu pendant ma visite du 17 février 2019, d’autres me sont relatées par les militants en réunion ou en entretien.
[11] Clément Orillard, « Les appels à projets innovants : un renouveau de l’articulation public-privé dans l’aménagement urbain ? », Métropolitiques, 21 juin 2018, disponible sur https://metropolitiques.eu/Les-appels-a-projets-innovants-un-renouveau-de-l-articulation-public-prive-dans.html.
[12] Extrait du tract d’invitation à la Braderie, repris dans le discours d’introduction de l’évènement le 16 décembre 2018.
[13] Rapport du cabinet d’architectes concepteurs du projet d’aménagement du parc de la Courneuve, 2015.
[14] Récit de vie réalisé avec Sylvie le 5 mars 2020.
[15] Réunion du 13 mars 2019.
[16] Citation de Tintin, journaliste et membre du CPTG, en réunion du 19 juin 2019.
[17] Réunion du 28 février 2019, visites les 10 et 17 février 2019 et le 21 avril 2019.
[18] Cette dernière phrase reprend un des discours de Greta Thunberg.
[19] Entretien avec deux militants du collectif le 5 novembre 2019.
[20] Idem.
[21] L’analyse détaillée de l’impact environnemental du projet sur ces espèces figure dans l’avis délibéré de l’Autorité environnementale sur la ZAC, n° 2018-100, adopté lors de la séance du 16 janvier 2019, qui m’a été transmis par le collectif.
[22] On reprend ici la définition de la patrimonialisation d’André Micoud, dans : André Micoud, « Des patrimoines aux territoires durables. Ethnologie et écologie dans les campagnes françaises », Ethnologie française, vol. 34, n° 1, 2004, p. 13-22.
[23] Voir par exemple : Liora Israël, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
[24] Marta Torre-Schaub, « Justice climatique : vers quelles responsabilités allons-nous ? », Revue juridique de l’environnement, hors-série n° 18, 2019, p. 129-142.
[25] Sylvie Ollitrault, « Les écologistes français, des experts en action », Revue française de science politique, vol. 51, n° 1-2, 2001, p. 105-130.
[26] Je qualifie ici de multipositionnés des militants dont le CPTG est la première affiliation, mais qui parviennent à assister à des réunions et rencontres régulièrement chez d’autres associations ou collectifs, et à tisser des liens de solidarité durables avec ces derniers. L’existence de ces militants en elle-même est démonstrative du positionnement du CPTG dans le champ des mobilisations : dans d’autres collectifs, il est inenvisageable de se positionner simultanément ailleurs tant les forces vives manquent.
[27] Voir Yann Renaud, « Agir en justice. Les usages du recours juridique par les associations », Le Philosophoire, vol. 15, n° 3, 2001, p. 117‑131.
[28] Discussion interne menée par mail entre les militants, fin juin 2019.
[29] Voir Stéphane Tonnelat, « Un contentieux microclimatique : ethnographie d’un référé sur l’occupation de terres agricoles en voie d’urbanisation », Droit et Société, n° 110 (à paraître), 2022.
[30] Audience du 5 décembre 2018 au tribunal de grande instance de Pontoise.
[31] Article L. 110-1 du Code de l’environnement : « […] les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, la qualité de l’air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation ». Disponible sur  https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038845984/.
[33] Les deux cas se présentent au CPTG au fil du temps, le collectif étant à la fois porteur de requêtes initiales contre l’aménageur (recours contre la modification du PLU, recours contre l’arrêté de création de la ZAC) et attaqué en justice pour l’occupation d’une parcelle par l’Établissement public foncier d’Île-de-France (EPFIF).
[35] Arrêt de la CAA de Versailles, deuxième chambre, 11 juillet 2019, n° 18VE01634-18VE01635-18VE02955, disponible sur https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000039095917.
[36] Code de l’environnement, article R. 122-5, disponible sur https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043743342.
[37] Décision N° 1902037 du TA de Montreuil, 9 novembre 2019, disponible sur http://montreuil.tribunal-administratif.fr/content/download/166533/1673258/version/1/file/1902037.pdf.
[38] Audience au TA de Cergy le 28 janvier 2019, traitant le recours du CPTG contre la modification du PLU votée en conseil municipal de Gonesse le 25 septembre 2018.
[39] Entretien réalisé le 31 juillet 2019.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Louise Bollache, « Concrétiser le bien commun dans le droit : conceptions et appropriations de l’espace dans la lutte juridique de collectifs écologistes en Île-de-France », dans Espaces et droits sociaux, Tamara Boussac et Esther Cyna [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 décembre 2022, n° 18, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Louise Bollache.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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