Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Éléments pour une sociologie du genre de la santé
Le genre de l’asthme. Filles et garçons face à une maladie chronique
Vulca Fidolini et Alexandra Merienne
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
En s’appuyant sur les résultats d’une enquête qualitative par entretiens et observations ethnographiques auprès de jeunes asthmatiques, cette contribution essaie de répondre à une question principale : quel rôle joue le genre dans les trajectoires de soins des malades chroniques ? En interprétant les parcours de soins des jeunes rencontrés en tant que cheminement complexe auprès de différents services de santé et différents professionnels, nous envisagerons les patients en tant que sujets actifs et dotés de compétences. À travers l’analyse de données de terrain, ce texte montrera comment les constructions de la masculinité et de la féminité dialoguent avec les significations que ces jeunes attribuent à la maladie chronique. Cette démarche mettra notamment en évidence les parcours d’autonomisation des jeunes rencontrés en matière de prise en charge de leur suivi médical.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : asthme ; genre ; parcours de soins ; représentations genrées
Index géographique : France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. La construction d’une masculinité de combat
III. Ventoline, pilules, trousse de secours : prévention au féminin et traitements multiples
IV. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

Si la question du genre assume une importance centrale dans les sociologies contemporaines, le champ de la santé est devenu – surtout dans la dernière décennie – un terrain privilégié pour en interroger les dynamiques (Meidani et Alessandrin, 2018). L’exemple le plus souvent utilisé pour expliquer le dialogue entre genre et santé est probablement celui qui insiste sur les différences d’espérance de vie entre hommes et femmes dans nos sociétés. Les faits sont bien connus : les femmes bénéficient de quelques années d’espérance de vie de plus que les hommes, mais leur plus longue longévité s’accompagne d’une plus grande morbidité (Cousteaux, 2016). Ces éléments révèlent l’intérêt d’une démarche visant à lire, ensemble, genre et santé. Ils nous encouragent également à problématiser les contradictions qui traversent les asymétries entre les sexes en santé et, surtout, nous invitent à questionner la place des processus d’identification de genre dans le champ sanitaire. En effet, parler d’asymétries de sexe – par exemple en termes d’indicateurs épidémiologiques relatifs à l’espérance de vie – ne signifie pas nécessairement s’intéresser à la déconstruction des représentations dominantes de la masculinité et de la féminité en santé. C’est exactement cette dernière démarche, d’inspiration constructiviste, que nous souhaitons mobiliser dans ce texte.

Les décalages entre hommes et femmes en matière de rapport à la santé sont souvent expliqués en faisant référence à la socialisation différenciée des modes de vie, masculins et féminins. Des travaux menés sur cette question notamment aux États-Unis – plus précisément par la sociologie du comportement et par la psychologie sociale – ont mis en évidence que les hommes adopteraient plus fréquemment des pratiques dites « à risque » lorsqu’il s’agit de prévention sanitaire (Courtenay, 2009). Les hommes auraient plus tendance à adopter certains comportements que les femmes : conduire la voiture à grande vitesse, en se retrouvant – par conséquent – plus impliqués que les femmes dans des accidents routiers mortels ; ils seraient aussi moins attentifs que les femmes au respect des normes de sécurité au travail ; ils feraient un usage plus important de drogues, d’alcool, de tabac par rapport aux femmes. Or, l’approche des questions de santé et genre dont nous nous inspirons ici ne vise pas à rechercher les liens directs entre conduites à risque (ou prises de risques) et rôles de sexe, en adoptant ainsi une lecture qui puisse confirmer ou démentir l’évidence de comportements réputés plutôt « masculins » ou plutôt « féminins » (Courtenay, 2009). Notre intérêt est plutôt de problématiser et déconstruire ces comportements. Il s’agit, par exemple, de questionner les prétendues attitudes majeures au risque qu’on observerait chez les hommes par rapport aux femmes et de comprendre s’il s’agit d’une dynamique que nous retrouvons aussi chez les jeunes asthmatiques interviewés. En repartant d’une approche relationnelle du genre et de la santé (Connell, 2014), nous interpréterons les interactions entre hommes et femmes, les constructions des masculinités et des féminités, ainsi que les circonstances des interactions entre les sexes, comme étant influentes sur les opportunités et les contraintes du rapport des individus à la santé (Connell, 2014).

L’une des enquêtes les plus récentes menées par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) sur l’asthme (2011), a mis en évidence des variations de fréquence de cette pathologie en fonction des sexes et des âges au sein de la population française. Si les garçons dans la tranche d’âge de 5-10 ans sont plus touchés (10,2 %) que les filles (7,1 %) par cette maladie, chez les jeunes de 20-30 ans la population féminine asthmatique devient majoritaire. Or, en France nous manquons de données pour expliquer cette inversion du sex-ratio (Laffont, Blanquart et Guery, 2018) contrairement à d’autres pays comme par exemple la Suède, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, les États-Unis (Ostma, 2007), où la catégorie de sexe occupe depuis longtemps une place primordiale dans les études médico-sociales sur l’asthme. Les recherches menées dans ces pays précisent en effet qu’il existerait une relation entre développement pubertaire et évolution de l’asthme, ainsi qu’entre les manifestations de cette maladie et les comportements des jeunes à la puberté en lien avec la sphère sexuelle. Par exemple, chez les filles l’usage de contraceptifs qui peuvent altérer le cycle menstruel et hormonal aurait des retombées sur les manifestations de l’asthme. On pourrait, sociologiquement, avancer l’hypothèse que, dans nos sociétés, la médicalisation de la phase pubertaire et post-pubertaire des filles est plus importante que celle des garçons (Mardon, 2009). Cela aurait donc permis de documenter davantage les conséquences du développement hormonal sur l’évolution de l’asthme pendant cette phase biographique et surtout chez les jeunes femmes. N’ayant pas suffisamment d’éléments et de compétences pour discuter les avancées scientifiques sur ce thème, nous nous concentrons plutôt sur la valeur heuristique propre à cette inversion du sex-ratio qui nous montre comme le rapport à l’asthme change en fonction des sexes et de son inscription dans une phase de la vie précise du jeune patient : l’adolescence. Il nous semble alors possible d’établir un point de départ pour notre réflexion sur le rapport des jeunes à l’asthme : le genre influence les comportements de santé qui, à leur tour, peuvent avoir une incidence sur la construction des masculinités et des féminités pendant la jeunesse.

Encadré. Méthodologie : une enquête de terrain approfondie

Notre contribution s’appuie sur une partie des résultats de l’enquête collective « PASMAC Passages d’âge et maladie chronique. Les trajectoires de soins des 12-21 ans atteints de diabète de type 1 ou d’asthme ». Cette étude, financée par l’Institut de recherche en santé publique et coordonnée par Virginie Vinel (université de Bourgogne-Franche-Comté́), a été réalisée entre 2017 et 2020 par le Laboratoire de sociologie et d’anthropologie de Besançon (LASA) et le laboratoire Dynamiques Européennes de l’université de Strasbourg. Les auteurs de ce texte ont mené leur terrain dans le cadre du volet « asthme » de l’enquête.

L’asthme est une maladie inflammatoire du système respiratoire, et plus particulièrement des bronches. En France, nous comptons environ 4 millions d’asthmatiques (Delmas et Fuhrman, 2010), et les données montrent que cette maladie est particulièrement répandue surtout chez les patients en âge pédiatrique (Bitsko, Everhart et Rubin, 2014). Le travail d’équipe au sein de PASMAC sur deux pathologies chroniques (l’asthme et le diabète de type 1) [1] nous a permis d’interroger les parcours de soins des jeunes malades en comparant les spécificités de chaque maladie. Les résultats de l’enquête ont ainsi mis en évidence que l’asthme est une maladie chronique qui se différencie fortement du diabète et qui a peu d’analogies aussi avec d’autres pathologies chroniques. Contrairement au diabète, par exemple, peu de jeunes interviewés (37 au total dans le volet « asthme » : 20 filles, 17 garçons) sont capables d’indiquer exactement le moment du diagnostic de l’asthme au sein de leur parcours de soins. De nombreux interviewés affirment aussi que les symptômes et les manifestations de la maladie (notamment les crises respiratoires) ont tendance à s’estomper, parfois jusqu’à disparaître, autour des 16-17 ans. Par conséquent, de nombreux interviewés ont raconté avoir arrêté le suivi médical chez leur médecin généraliste ou chez un spécialiste en allergologie-pneumologie. Ce relâchement avec l’avancée en âge dans le suivi médical est un trait commun aux patients souffrant d’asthme léger. Pour les asthmatiques « sévères », au contraire, le cadre varie fortement et les parcours de soins des jeunes rencontrés se rapprochent beaucoup plus de ceux de patients souffrant de diabète de type 1. Chez les asthmatiques sévères, nous avons observé à quel point cette maladie peut devenir invalidante au quotidien, notamment en raison de la prise régulière et continue de médicaments qu’elle demande. De surcroît, chez les asthmatiques sévères, une crise respiratoire peut facilement amener à des hospitalisations d’urgence, y compris en soins intensifs. Chez ces patients, en plus, le moment du diagnostic est une étape-clé bien marquée dans leurs souvenirs : il ne s’agit pas seulement d’un moment de tension ayant souvent été accompagné d’une hospitalisation, mais aussi le point de départ d’un long parcours de soins au sein duquel différentes figures professionnelles interviennent.

Les 37 jeunes asthmatiques interviewés dans PASMAC ont entre 12 et 21 ans. Il s’agit de jeunes qui habitent en Bourgogne-Franche-Comté et dans le Grand-Est et qui ont été rencontrés par l’exploitation de réseaux de connaissances interpersonnelles. Les interviewés ont des origines sociales disparates, des configurations familiales et des parcours scolaires variés. Cette contribution porte tout particulièrement sur l’analyse des récits de 12 jeunes asthmatiques (voir Annexe).

Les entretiens semi-dirigés enregistrés – visant notamment à reconstruire les trajectoires médicales des jeunes – ont été complétés par des observations ethnographiques dans deux centres hospitaliers situés en Alsace et en Franche-Comté. Les observations ont été réalisées pendant deux ans (plus de 200  au total), au moment des consultations en service d’allergologie-pneumologie. Elles nous ont notamment permis de comparer les récits d’entretien collectés avec l’observation in situ des moments où les jeunes se confrontent concrètement avec leur maladie et avec les professionnels (médecins et infirmiers notamment), à l’hôpital. Les observations se sont concentrées sur les examens médicaux effectués à l’hôpital par les jeunes (qui, dans la grande majorité des cas, étaient accompagnés par un de leurs parents, en particulier les mères) : la spirométrie (mesure de la respiration), la pléthysmographie (mesure des volumes pulmonaires), la gazométrie (mesure des gaz du sang) et les épreuves d’effort à partir d’exercices physiques.

L’étude compte aussi un volet d’entretiens réalisés avec les professionnels hospitaliers et les parents (13 au total : 8 professionnels, 5 parents). En ce qui concerne les entretiens réalisés en milieu hospitalier, il s’agit d’entretiens non-enregistrés avec des médecins (1 homme, 3 femmes) et des infirmiers (3 femmes), ou encore avec des éducateurs spécialisés (1 homme).

Tous les interviewés ont donné leur accord pour participer à l’étude à travers la signature d’un document de consentement. L’avis positif d’un comité éthique ad hoc, qui a validé le protocole d’enquête, nous a permis de réaliser les observations ethnographiques dans les hôpitaux concernés par l’enquête.

II. La construction d’une masculinité de combat

La théorie relationnelle du genre (Connell, 2014) appliquée à la santé nous invite à réfléchir sur l’attention que les hommes portent au fait de ne pas se donner à voir comme vulnérables, et sur leur évitement du monde des soins. En ce sens, dans ses recherches, Will Courtenay (2009) a mis en évidence une tendance chez les hommes à moins solliciter – par rapport aux femmes – leur médecin généraliste pour des consultations, à éviter le recours aux examens médicaux, et plus généralement à soustraire leur corps aux pratiques de médicalisation. Des exceptions semblent néanmoins apparaître depuis quelques temps, et révèlent le développement d’une sensibilité masculine pour certaines questions de santé, en particulier pour le cancer de la prostate et les dysfonctionnements sexuels (Braverman, 2017).

Les attitudes plus négligentes envers la santé et les soins de la part des hommes peuvent être interprétées en tant que comportements qui participent à la production de masculinités hégémoniques, voulant affirmer leur pouvoir au sein des rapports entre les sexes et aussi au sein des rapports entre hommes. En effet, les formes de construction de la masculinité sont plurielles. Elles s’expriment de manière variable selon les espaces sociaux, géographiques et historiques, et en fonction des contextes d’interaction et des acteurs qui en sont les protagonistes : les femmes, mais aussi d’autres hommes. Ainsi, en incorporant un modèle masculin dominant dans leurs comportements de santé, les hommes peuvent renforcer les croyances culturelles et les représentations sociales selon lesquelles ils seraient plus puissants et moins vulnérables que les femmes. De cette façon, ils essaieraient de confirmer que leur corps est en quelque sorte « supérieur », et que, par conséquent, ils auraient moins besoin de recourir aux soins que les femmes, ou par rapport aux hommes considérés « plus faibles », ceux qui incorporent des masculinités subordonnées. Par ces attitudes, ils confirmeraient leur force et leur virilité et souligneraient que la sécurité est une valeur peu pertinente pour les masculinités hégémoniques. Le type de récit masculin mis en avant est clair : il se structure autour du déni de la vulnérabilité et de la mise en scène d’un corps fort et productif.

L’hypothèse la plus souvent avancée pour expliquer cette propension masculine à éviter les mondes des soins est celle de la socialisation différenciée des hommes et des femmes sur le plan médical. Alors que la vie des femmes est rythmée par des événements qui font l’objet d’un contrôle médical serré (puberté, premières règles, méthodes de contraception, ménopause), le corps des hommes échappe davantage au regard de la médecine. Or, il serait sans doute trop simpliste d’avancer l’hypothèse que les socialisations de genre dictent de manière mécanique les comportements et les choix de santé des individus. Pour comprendre la position d’un sujet vis-à-vis de la médecine, il est aussi important de prendre en compte, en plus du genre, l’âge, l’histoire médicale du sujet, les antécédents familiaux, la position sociale du patient, son origine culturelle. C’est exactement cette approche qui problématise l’articulation des rapports sociaux en santé que nous cherchons à mobiliser dans cette recherche.

Chez les jeunes hommes asthmatiques rencontrés, nous avons observé que le rapport au sport est l’un des terrains privilégiés qui permettent d’incorporer un modèle masculin hégémonique : celui du « guerrier ». En ce sens, et ce notamment chez des patients interviewés issus de milieux sociaux plus modestes, l’asthme est interprété comme une maladie qui ne peut pas se transformer en « obstacle » interdisant de pratiquer du sport, car c’est exactement à travers le sport que « les garçons peuvent réussir dans leur vie », pour reprendre les mots de Thomas (21 ans) [2]. « L’asthme on ne le voit pas, mais si tu l’oublies et tu ne le contrôles pas c’est dangereux : il faut toujours être prêt car la seule arme que tu as c’est le traitement », poursuit Laurent (20 ans), confirmant la métaphore du combat.

L’image du combattant, qui a ses armes et qui doit être prêt à « gagner la bataille contre l’asthme » comme le dit Olivier (14 ans), ne revient pas seulement dans le récit des jeunes. Elle est aussi confirmée et renforcée par les parents des interviewés, comme le père de Farid (13 ans). Au cours de son entretien, son père Younès, 41 ans, chauffeur-livreur originaire du Maroc, insiste sur le fait que le sport peut aider son fils dans son « match contre l’asthme », car – à son avis – c’est à travers le sport que Farid pourra non seulement contrôler sa maladie, mais trouver aussi « un bon boulot, être respecté, avoir toujours des potes et ne pas galérer dans la vie ». Nous le voyons très bien, selon le récit du père la question de l’ascension sociale par le sport joue un rôle central dans la construction de la trajectoire de soins du fils. De surcroît, le suivi de la maladie devient un espace exclusivement masculin créé par le sport (ici le foot) : « Je le suis aux entraînements, je l’accompagne, je suis toujours là pour lui et je me fais un point d’honneur de l’avoir emmené aux urgences la première fois qu’il a fait une crise respiratoire. […] Tous les soirs je passe dans sa chambre avant de me coucher pour m’assurer qu’il a bien pris ses médicaments » affirme encore le père de Farid. Younès, en revanche, laisse sa femme s’occuper du suivi médical de leurs filles, les sœurs de Farid, selon une division des tâches domestiques plutôt figée qui finit par produire des parcours de soins genrés via les rôles parentaux. Selon le récit de Younès, cette division genrée serait dictée aussi par la variable des âges : Farid est le fils aîné, « le garçon de la famille » que son père essaie d’accompagner dans son parcours de soin qui est aussi un parcours d’entrée, petit à petit, dans le monde des adultes. Les petites sœurs, 8 et 10 ans, en raison aussi de leur plus jeune âge, restent plutôt sous la tutelle de leur mère. Malgré son inscription dans un modèle d’identification de genre assez stéréotypé, à travers le récit du père de Farid nous observons des variations dans la construction des modèles masculins hégémoniques face à la santé : le rapport à la masculinité forte et guerrière se construit avant tout au sein de la trajectoire de soins, dans le suivi médical, et non pas à travers l’évitement des soins.

Les récits des jeunes femmes interviewées dans le cadre de notre recherche confirment les représentations dominantes de la distinction des sexes face aux soins. Myriam (20 ans), par exemple, explique : « Je pense que si j’étais un garçon, mon asthme aurait posé plus de problème. L’homme dans le sport va rencontrer plus de difficultés que la femme, parce que dans le sport les hommes, c’est plus intense. Les hommes vont courir plus que moi et donc si j’étais un homme, mon ego peut-être en prendrait un coup, parce que je ne peux pas pratiquer mon activité de manière très intense ».

Enfin, la référence au sport et à un modèle masculin hégémonique est aussi soutenue par les professionnels de santé. Nous avons pu observer à plusieurs reprises que, en consultation, les médecins et les infirmiers insistent sur cet aspect avec les garçons, notamment pendant qu’ils sont en train de passer les examens médicaux. En faisant référence à des sportifs de haut niveau ayant dû se confronter avec l’asthme – l’exemple le plus souvent cité est celui du cycliste Chris Froome, vainqueur du Tour de France –, les professionnels expliquent aux jeunes patients que tout en étant asthmatiques ils peuvent (voire ils doivent) continuer à faire du sport et que l’activité sportive leur sera utile pour apprendre à combattre et contrôler leur asthme. Le message que les professionnels essaient de faire passer est que la maladie ne représente pas un obstacle : elle peut même se transformer en outil thérapeutique pour devenir un professionnel de haut niveau, « une vedette » de sa spécialité comme le dit le médecin S., en confirmant donc un modèle masculin de « guerrier », fort et gagnant.

III. Ventoline, pilules, trousse de secours : prévention au féminin et traitements multiples

Les études épidémiologiques confirment le fait que la population féminine prend souvent plus de médicaments que la population masculine. Les bilans de la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, du ministère de la Santé) sur la santé des femmes en France (2013) permettent de constater ces décalages et – entre autres – mettent en évidence que les femmes consomment cinq fois plus que les hommes les médicaments de la classe de l’appareil génito-urinaire et hormones sexuelles. Dans notre population de recherche, nous avons également remarqué que les jeunes femmes interviewées utilisent fréquemment d’autres médicaments (pilules contraceptives, antiinflammatoires, antidouleurs) qui s’ajoutent à leurs traitements de fond pour l’asthme. Cette tendance semble révéler un souci de prévention spécifique à la population féminine.

Plusieurs jeunes hommes rencontrés sur le terrain ont en effet confirmé leurs difficultés pour la prise de traitements. Théophile (18 ans), par exemple, souligne : « C’est dur, j’ai du mal à suivre mon traitement régulièrement, parce que je suis un peu tête en l’air donc j’oublie ». Les difficultés semblent augmenter pour les jeunes hommes lorsque les prescriptions médicales se multiplient. Mathis (13 ans) décrit ainsi les étapes quotidiennes de son traitement de fond : « Le matin je suis censé prendre un coup de Flexotide et un coup de Ventoline [deux médicaments que le patient prend par inhalations à travers des bouffées], le midi un coup de Ventoline et puis le soir, ben, la Flexotide, Ventoline et Aerius [des pilules], et j’oublie de temps en temps, mais sinon, ça va ». Pour les jeunes femmes interviewées, au contraire, aux inhalations et aux pilules faisant partie du traitement de fond de l’asthme s’ajoutent souvent la pilule contraceptive et des antidouleurs ou anti-inflammatoires pour les règles douloureuses. La multiplication des prises de médicaments est donc une habitude plus fréquente chez les filles et semble poser moins de problèmes. Yasmine (18 ans) nous explique : « j’ai commencé à faire ma puberté à 7 ans, je prends la pilule depuis mes 14 ans. Le médecin m’a proposé la solution de prendre la pilule pour régler tout ça, parce qu’en plus des crises d’asthme, j’avais des règles très douloureuses et irrégulières. […] Ça dépend des périodes, les douleurs ont diminué, mais pas autant que je l’espérais. Si j’ai trop mal, je prends aussi des antispasmodiques, ça calme mes douleurs ». De la même manière, Marguerite (18 ans) décrit comment elle arrive à conjuguer le traitement de fond de son asthme allergique avec la prise de la pilule contraceptive : « ça m’arrive d’oublier la pilule à la maison, donc je ne la prends pas toujours au bon moment. Pour mon allergie je suis un traitement tous les jours, je suis obligée parce qu’avec la poussière et les acariens, c’est toute l’année, tout le temps ! […] Donc il faut que je me souvienne toujours des deux, mais j’ai l’habitude ».

En raison aussi de cette multiplication des traitements médicaux à suivre, les jeunes femmes interviewées font preuve d’attitudes préventives beaucoup plus marquées que les jeunes hommes. Dans leurs récits d’entretiens, elles insistent sur l’importance d’anticiper et de prévoir différents types d’urgences ou de besoins. Comme le signalent la plupart des interviewées, l’inhalateur de Ventoline est un objet omniprésent dans leur sac ou dans leurs poches : « c’est un réflexe, la Ventoline est toujours sur moi » affirme Clara (21 ans). Sa présence peut être aussi multipliée dans les différents domiciles familiaux, et ce notamment lorsque les parents ne vivent plus ensemble après une séparation. C’est le cas de Lila (14 ans) : « il y en a une chez ma maman, une chez mon papa, et il y en a une aussi chez mamie et encore une au collège ». La petite pompe pour les inhalations est un véritable objet-sauveur qui permet de soulager une complication respiratoire et éviter de se retrouver aux urgences. De la même manière, certaines interviewées ont raconté comment elles ont accompagné l’usage de cet objet d’autres stratégies de prévention qui passent par l’élaboration de techniques du corps particulières. Dans son entretien Raiza (21 ans) décrit comment, depuis qu’elle habite toute seule dans son studio, elle a développé un véritable savoir-faire dans l’interprétation préventive des signes que son corps lui envoie lorsqu’une crise respiratoire approche. Ainsi, elle nous explique : « J’ai appris à reconnaître une crise avant qu’elle ne se manifeste […] et, par exemple, quand j’appelle le SAMU et que je sens que je vais faire une crise respiratoire, comme il m’est arrivé souvent de perdre conscience, j’ai appris à ouvrir tout de suite la porte de mon studio. Comme ça quand le SAMU arrive, il peut rentrer ».

Dans d’autres cas, la prévention se fait à travers l’usage personnalisé des outils de traitement. Les jeunes femmes interviewées ont raconté avoir déposé plusieurs inhalateurs de Ventoline dans une trousse de secours (un outil dont les garçons ne font jamais mention dans leurs récits) pour transporter – lors de voyages ou de sorties en famille ou avec les amis – les médicaments nécessaires à soigner une éventuelle crise respiratoire. La trousse devient ainsi un objet « féminin », dont les interviewées se servent pour transporter aussi d’autres objets, non nécessairement utiles pour le traitement de leur asthme. Yasmine, par exemple, détaille que dans sa trousse, en plus des inhalateurs, il y a aussi « un médicament pour déboucher le nez – parce qu’avec les allergies des fois, ça ne passe pas avec les bouffées – […] des antispasmodiques […] mais aussi une lime à ongles, du démaquillant, une pince à épiler, des serviettes hygiéniques. Quand je sors, je prends toute ma trousse. Je l’ai tout le temps sur moi ».

IV. Conclusion

Les cas d’étude analysés montrent le dialogue entre processus d’identification de genre et rapport des individus à la maladie. En ce sens, les résultats de notre enquête mettent en évidence une attitude plutôt « féminine » d’interprétation de l’asthme en tant que maladie chronique qui fait partie intégrante de l’identité du patient (Williams, 2000). Du côté des garçons, nous observons plutôt des tentatives de cacher la maladie, ou en tout cas d’en taire les risques ou les obstacles qu’elle peut comporter. La maladie n’est pas totalement effacée du vécu, mais elle est toujours pensée en tant qu’entrave dont il faut se débarrasser. Même si nous observons aussi chez certains garçons un processus de responsabilisation du patient au sein de son parcours de soins, les trajectoires féminines font preuve de pratiques préventives plus régulières et plus organisées. Elles se concrétisent par l’élaboration de savoir-faire pratiques qui visent à anticiper les manifestations de la maladie (et notamment les crises respiratoires) à travers un usage plus large de différents médicaments, qui accompagnent les interviewées dans leurs activités et dans leurs espaces de vie (le chez-soi, la maison des parents, la maison des grands-parents, l’école, etc.).

Notre étude met enfin en évidence que les parcours de soins, caractérisés par l’influence des processus d’identification de genre, sont traversés par différents types d’inégalités. Nous observons d’abord des inégalités médicales, en fonction de la distinction entre asthme léger ou sévère, ce dernier produisant des parcours de soins demandant aux jeunes un engagement plus profond et continu. Ces inégalités sont aussi sociales et territoriales, en fonction des milieux sociaux d’origine des patients et de leurs familles. Enfin, les inégalités se révèlent aussi à l’aune des catégories d’âge. C’est surtout sur ce dernier aspect que nous souhaitons nous arrêter dans cette conclusion. Nous avons observé que les représentations autour du grandir et du passage à l’âge adulte (Diasio et Vinel, 2014 ; Fidolini, 2019) ont un rôle central dans l’interprétation de la maladie, de la part des jeunes eux-mêmes, mais aussi de la part des parents et des professionnels. Chez les jeunes interviewés (aussi bien chez les filles que chez les garçons), le fait de se considérer comme étant déjà autonomes dans la gestion de leur asthme, ou, au contraire, d’être perçus comme n’étant pas encore suffisamment adultes – et devant donc se plier au contrôle régulier des parents et des professionnels –, contribue à définir le rapport des patients à la maladie. Ces logiques varient en fonction des tranches d’âge prises en compte. Nous avons ainsi constaté que les filles et les garçons de 12-16 ans acceptent plus facilement le contrôle parental et des professionnels sur leur suivi médical. Les jeunes asthmatiques plus âgés, 17-21 ans, ont davantage de mal à supporter un tel contrôle. Ainsi, l’envahissante présence des parents ou les indications des professionnels peuvent amener à un relâchement dans le suivi des traitements de la part des jeunes patients de cette tranche d’âge. Ce désengagement est souvent revendiqué par les interviewés en tant qu’acte d’indépendance qui s’inscrit dans un processus plus vaste de rébellion au contrôle des parents. C’est justement chez ces jeunes patients plus âgés (17-21 ans) que la variable de genre (et ses stéréotypes) rentre en jeu. Face aux risques d’interruption des soins chez ces jeunes, professionnels comme parents affirment faire plus confiance aux filles et à leur capacité d’être autonomes et de se responsabiliser dans le suivi de leur traitement. Les garçons, au contraire, sont renvoyés à l’image de patients plus indisciplinés, plus à risque, qui respectent moins sérieusement les pratiques de prévention et qui sous-estiment plus fréquemment les dangers auxquels ils s’exposent lorsqu’ils ne sont pas assidus dans leurs traitements médicaux.

Tableau des interviewés

Nom

Âge

Lieu de résidence

Niveau scolaire / situation professionnelle

Profession des parents

Clara

21

Strasbourg

Étudiante universitaire

Son père est architecte ; sa mère travaille dans le cabinet de son père

Farid

13

Strasbourg

5e

Son père est chauffeur-livreur ; sa mère est infirmière

Laurent

20

Strasbourg

Étudiant universitaire

Son père est ouvrier ; sa mère femme au foyer

Lila

14

Besançon

3e

Son père est éducateur spécialisé ; sa mère est secrétaire médicale

Mathis

13

Besançon

5e

Son père est professeur d’histoire de l’art au lycée ; sa mère est femme au foyer

Marguerite

18

Besançon

Étudiante universitaire

Son père est magasinier ; sa mère infirmière

Myriam

20

Mulhouse

Employée

Son père est ouvrier ; sa mère secrétaire

Olivier

14

Strasbourg

3e

Son père est ouvrier ; sa mère femme de ménage

Raiza

21

Belfort

Serveuse dans un bar

Son père est ouvrier ; sa mère est employée dans l’administration publique

Théophile

18

Village rural en Franche-Comté

1ère

Son père est antenniste ; sa mère est secrétaire

Thomas

21

Strasbourg

Au chômage au moment de l’entretien

Son père est chauffeur ; sa mère est ouvrière

Yasmine

18

Besançon

Étudiante universitaire

Ses parents sont professeurs des écoles

 

Bibliographie

Bernell S. et Howard S. W. (2016), « Use Your Words Carefully: What Is a Chronic Disease? », Front Public Health, vol. 4, p. 159.

Bitsko M. J., Everhart R. S. et Rubin B. K. (2014), « The adolescent with asthma », Paediatric Respiratory Reviews, n° 15, p. 146-153.

Braverman L. (2017), « Masculinités vieillissantes à l’épreuve du cancer de la prostate », Enfances Familles Générations, n° 27.

Connell R. (2014), « Comprendre la santé des hommes. Pour une approche relationnelle du genre dans les politiques, la recherche et la pratique », Connell R., Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam.

Courtenay W. H. (2009), « Theorising Masculinity and Men’s Health », dans Broom A. et Tovey P. (dir.), Men’s Health and Illness: Body, Identity and Social Context, West Sussex, Wiley, p. 9-32.

Cousteaux A.-S. (2016), « Santé », dans Rennes J. (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, p. 572-583.

Delmas M. et Fuhrman C. (2010), « L’asthme en France : synthèse des données épidémiologiques descriptives », Revue des maladies respiratoires, n° 27, p. 151-159.

Diasio N. et Vinel V. (2014), « La préadolescence : un nouvel âge de la vie ? », Revue des sciences sociales, n° 51, p. 8-13.

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AUTEUR

Vulca Fidolini
Maître de conférences
Université de Lorraine, 2L2S

Vulca Fidolini est maître de conférences en sociologie à l’université de Lorraine et membre du Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales (2L2S). Associé également à l’UMR DynamE de l’université de Strasbourg, ses recherches portent principalement sur les questions de santé, âge et genre. Parmi ses dernières publications sur ces thèmes : (2019) « Youth and chronic illness. Thinking age and health care trajectories among asthmatic patients »,  Salute e Società, vol. XVIII, n° 3, p. 59-7 ; (2019) avec Nicoletta Diasio, « Garder le cap. Corps, masculinité et pratiques alimentaires à “l’âge critique” », Ethnologie française, vol. 176, n° 4, p. 751-767.

Alexandra Merienne
Doctorante contractuelle
Université de Franche-Comté, LaSA

Alexandra Merienne est doctorante contractuelle au laboratoire de sociologie et d’anthropologie LaSA de l’université de Franche-Comté. Ses recherches portent sur la socialisation et la transmission des savoir-faire autour du corps féminin, et plus précisément sur les expériences de la ménarche et de la ménopause.


ANNEXES

NOTES
[1] Rappelons que, selon la communauté scientifique, on peut parler de maladie chronique lorsque la manifestation des symptômes se prolonge au moins pendant trois mois (Bernell et Howard, 2016).
[2] Tous les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Vulca Fidolini et Alexandra Merienne, « Le genre de l’asthme. Filles et garçons face à une maladie chronique », dans Éléments pour une sociologie du genre de la santé, Maud Navarre, Lucile Girard et Georges Ubbiali [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 mars 2022, n° 16, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Vulca Fidolini et Alexandra Merienne.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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