Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Éléments pour une sociologie du genre de la santé
Engagement des sages-femmes dans l’activité d’orthogénie : une expertise médicale, féminine ou féministe ?
Myriam Borel
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RÉSUMÉ
Depuis 1975, l’offre de soins en matière d’IVG a été améliorée pour remédier aux inégalités sociales et territoriales qui se font jour. En 2016, la loi a élargi le champ de compétence des sages-femmes à la prescription du dispositif médicamenteux. Dévalorisée par l’institution médicale, l’activité d’orthogénie est l’enjeu paradoxal d’une nouvelle lutte définitionnelle du territoire d’exercice des sages-femmes, dans le contexte des évolutions organisationnelles de la division du travail abortif, qui suscitent des controverses sur les finalités de leur activité. C’est au nom d’un care féminin que les sages-femmes s’emparent de cette pratique, tandis qu’une frange encore minoritaire investit l’espace des luttes féministes pour mener une mobilisation catégorielle destinée à faire reconnaître la légitimité du groupe professionnel dans la conduite de l’action publique en matière d’IVG. Ces militantes participent par là à l’émergence d’un nouveau segment, celui de la médecine orthogéniste.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : sages-femmes ; médecins ; IVG ; avortement ; orthogénie ; féminisme
Index géographique : France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Évolution du système des écologies liées en orthogénie
1) Le dispositif médicamenteux bouleverse la structure synchronique des écologies liées en orthogénie
2) Essor structurel de la participation des sages-femmes et féminisation de l’organisation de l’offre de soins
III. L’IVG : un objet paradoxal de mobilisations
1) Un enjeu paradoxal de revendication d’expertise médicale
2) Permanence des revendications féministes de démédicalisation de l’IVG
3) Les ambivalences d’un travail de care genré
IV. L’émergence du segment agonistique de sages-femmes orthogénistes
1) La permanence de la controverse autour de l’IVG au sein de la profession
2) Une mobilisation à la croisée entre expertise médicale et engagement militant
3) Le travail de mobilisation catégorielle de l’ANSFO
V. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

L’interruption volontaire de grossesse (IVG), devenue enjeu de santé publique en 2001, est régulièrement défendue par des amendements de la loi qui encadre l’acte médical pour pallier les dysfonctionnements qui se font jour dans l’organisation de l’offre de soins. Malgré tout, l’avortement conserve le caractère paradoxal du « compromis » de la loi de 1975. Pour les mouvements féministes, cette « nouvelle loi d’oppression » (Mouvement français pour le planning familial, 2006) opérait un glissement du registre du criminel vers celui de l’hygiène publique, renforçant l’exercice d’un contrôle social de l’institution médicale sur les sexualités des femmes en les dépossédant de leur droit à disposer librement de leur corps.

Les nombreux travaux portant sur la prise en charge médicale de la santé sexuelle montrent comment l’introduction d’une nouvelle technique n’est pas neutre sur les plans idéologiques et politiques (Pavard, 2012). Entre 1972 et 1984, des non-médecins du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) avaient pratiqué des avortements hors de la sphère médicale, participant à l’adaptation en France de la méthode par aspiration, ou méthode Karman. Dans le même temps, la professionnalisation de l’acte s’accélérait. Et malgré certaines résistances à ce processus, l’autorisation d’accès aux savoirs élaborés en commun a échu aux seul⋅es détenteur·rices de titres médicaux (Ruault, 2017).

Les récentes évolutions de l’organisation de l’offre de soin en orthogénie, permises par l’essor du dispositif médicamenteux, ont permis aux sages-femmes de prendre une part croissante dans la division du travail abortif, en médecine de ville comme en établissements hospitaliers. Pourtant, pour ce groupe professionnel qui peine à définir sa juridiction, l’IVG demeure un objet de mobilisation paradoxal, car l’activité est dévaluée sur les plans symboliques, techniques et financiers. Elle donne néanmoins lieu à un travail de légitimation par une frange minoritaire de sages-femmes féministes, qui réactualisent le débat sur les frontières entre les champs de l’expertise médicale et militante (Garcia, 2005).

Cet article est issu d’une recherche de doctorat sur les modalités de coopération entre groupes professionnels autour de l’orthogénie. Il s’appuie sur une exploitation des données quantitatives relatives à l’évolution démographique des professionnel·les de santé en Bourgogne-Franche-Comté. Une enquête qualitative a complété cette approche descriptive, via une immersion ethnographique de quatre années dans divers lieux de prise en charge de l’IVG en région (Nièvre, Côte d’Or) et de l’association départementale du Planning familial de Saône-et-Loire. 52 entretiens semi-directifs, menés auprès de différents professionnels des champs sanitaire et médico-social, ont permis d’approcher la diversité des représentations et pratiques dans les parcours de prise en charge de l’avortement. Parmi le corpus d’entretiens, 16 ont été conduits auprès de sages-femmes hospitalières et libérales, en veillant à recueillir une diversité de points de vue selon la place et le rôle dans la division du travail abortif, et selon le statut, l’ancienneté, les contextes d’exercice. L’enquête de terrain nous a conduit à tisser des liens privilégiés avec diverses membres de l’Association nationale des sages-femmes orthogénistes (ANSFO), ce qui a rendu possible la participation aux réunions du conseil d’administration de l’association. Ces observations, comme cet accès direct à une riche documentation (archives, comptes rendus associatifs, supports de communication employés dans le cadre de leur mobilisation collective) permettent de mieux comprendre la sociogenèse de la participation des sages-femmes à l’activité d’orthogénie, les tensions qui se font jour dans les coopérations inter-professionnelles, la diversité des motifs et des modalités d’engagement dans des organisations professionnelles, leur réception des politiques publiques sectorielles et leur rapport ambivalent à la question de la médicalisation de l’avortement.

Le présent article porte donc le regard sur les interactions autour des usages des dispositifs abortifs, en montrant qu’entre groupes professionnels, le recours à une technique spécifique réactualise les conflits sur l’étendue du monopole détenu sur des savoirs experts. Pour la profession de sage-femme, historiquement construite comme une profession dominée (Gélis, 2008), l’accès aux techniques abortives se présente comme un nouvel enjeu des luttes définitionnelles de leur juridiction face aux groupes professionnels concurrents. La revendication d’une expertise des sages-femmes dans le champ de l’orthogénie, congruente avec les évolutions des politiques de santé en la matière, permet d’interroger la dynamique processuelle de segmentation du groupe professionnel dans une temporalité longue (Abbott, 1988) au croisement d’une réflexion sur les rapports sociaux de genre dans les reconfigurations des savoirs et des pouvoirs professionnels. Cette réflexion nous conduira à analyser les mobilisations de l’ANSFO depuis 2009 pour défendre leur légitimité professionnelle dans la conduite de l’action publique en matière d’accès à l’IVG. Le genre est au cœur de ces mobilisations catégorielles : la critique de leur domination au sein de la hiérarchie médicale s’articule à la remise en cause de la domination patriarcale des corps féminins.

II. Évolution du système des écologies liées en orthogénie

Encadré 1. Évolution de la profession de sages-femmes

Historiquement construite comme étant « à compétence définie », la profession de sages-femmes a toujours été en quête de spécialisation (Schweyer, 1996), prise dans un jeu de concurrence entre groupes professionnels dans le champ de la périnatalité (Gélis, 2008). Leur champ d’intervention légitime est encadré par le code de la santé publique définissant la liste des actes médicaux autorisés : ceux-ci relèvent de « l’eutocie » (le physiologique), par opposition à la « dystocie » qui relève des compétences des obstétriciens. Mais en pratique, ces frontières sont constamment brouillées, en raison des choix organisationnels des services (Charrier et Clavandier, 2013), et des innovations techniques. Les sages-femmes se livrent donc à un travail permanent de réinterprétation de la spécificité de leur mandat (Hughes, 1996). Dans le contexte de médicalisation croissante des gestes de la parturition, elles n’ont cessé d’acquérir des compétences spécifiques (haptonomie, acupuncture, sophrologie, etc.) pour justifier la particularité de leur savoir-faire (Jacques, 2007) dans un marché du travail qui évolue constamment. Une progression continue du numerus clausus des études de maïeutique a occasionné une forte poussée de l’effectif des sages-femmes (plus de 70 % en vingt ans) : malgré l’importance du nombre des départs en retraite, la stabilité du nombre conséquent de places ouvertes en écoles a généré un déséquilibre dans la démographie professionnelle, grevant l’employabilité des jeunes entrant sur le marché du travail. L’insertion professionnelle passe en effet de nos jours par une succession de contrats à durée déterminée (Micheau et Alliot, 2014).

Le 21 juillet 2009, la loi HPST (Hôpital, Patients, Santé et Territoire) élargit le champ de compétence des sages-femmes au droit d’effectuer le suivi gynécologique de prévention en l’absence de pathologie. Leur juridiction comprend dorénavant le droit de prescrire, poser et retirer différents contraceptifs. Elles obtiennent également la capacité d’effectuer le dépistage du cancer du col de l’utérus par frottis cervico-vaginal, et de prescrire les examens complémentaires nécessaires au suivi. L’échographie gynécologique fait aussi partie du champ de compétences (avec un diplôme universitaire supplémentaire). En janvier 2016, la loi de modernisation de notre système de santé élargit à nouveau leur champ de compétence au droit de prescrire l’IVG médicamenteuse.

Dans le contexte de l’évolution du marché des services dans le champ de la santé sexuelle et reproductive en général, l’évolution de l’offre de soins en orthogénie, soutenue par les pouvoirs publics en vue de défendre l’accès à l’IVG dans les territoires, entraîne celle des conditions de travail des professionnel·les.

1) Le dispositif médicamenteux bouleverse la structure synchronique des écologies liées en orthogénie

L’évolution de la structure synchronique d’un marché du travail bouleverse les jeux d’alliances entre groupes professionnels dans la lutte pour la définition de leur juridiction (Abbott, 1988). Or la promotion du dispositif abortif médicamenteux dans l’offre de soins a occasionné un bouleversement des pratiques et des représentations de l’activité d’orthogénie. Il fait converger les valeurs et les intérêts divergents des acteurs professionnels du champ médical et de l’action publique. Attractif, il est le support des évolutions organisationnelles induites par la loi Hôpital Patient Santé Territoire, dite loi HPST de juillet 2009, qui faisait de la performance l’un des axes principaux d’une organisation territoriale du système de santé. Son usage s’inscrit dans la logique du virage ambulatoire qui recentre l’hôpital sur les activités de soins et non plus sur l’hébergement : il permet un gain d’efficacité et d’optimisation des temps d’utilisation des infrastructures (blocs opératoires, lits, etc.) tout en étant une source d’économie en moyens humains. Il fait en outre converger les objectifs des agences régionales de santé chargées de décliner en région le programme national d’action de renforcement de l’accès à l’IVG mis en place en janvier 2015, mais aussi des Conseils départementaux tenus par le décret du 6 mai 2009 à l’obligation de permettre le conventionnement des centres de planification ou d’éducation familiale, des centres de santé ou des praticiens pour l’accès à l’IVG médicamenteuse. Il rencontre également l’intérêt des professionnels de santé libéraux qui y voient le moyen de rendre service à leur clientèle. Il a permis de raccourcir les délais d’attente et le développement des prises en charge à des âges gestationnels plus précoces. Près de 70 % des IVG étaient réalisées ainsi en 2019, contre en 30 % en 2001 (Vilain, 2020).

2) Essor structurel de la participation des sages-femmes et féminisation de l’organisation de l’offre de soins

Prévu pour renforcer l’accès aux soins dans le contexte de baisse de la démographie des professionnel·les de santé, l’élargissement progressif du champ de compétence des sages-femmes place désormais ces dernières en situation de concurrence avec les spécialistes de la gynécologie médicale et de l’obstétrique. L’élargissement du champ de compétences des sages-femmes en 2016 a permis la stabilisation de la position d’expertise des sages-femmes en orthogénie. Sur notre terrain, l’observation a montré que la répartition de l’activité d’orthogénie est variable selon les départements. Mais l’avortement est majoritairement pris en charge par des médecins généralistes et des sages-femmes.

Figure 1. Répartition par type de profession des acteurs impliqués dans les différentes tâches de la prise en charge médicale de l’acte d’IVG (médicamenteuse et instrumentale) en Bourgogne
Figure 1
Source : données récoltées pour le staff de la Commission IVG du réseau périnatal de Bourgogne, décembre 2018

Les modalités de la division du travail abortif au sein des réseaux ville-hôpital sont multiples. Les sages-femmes hospitalières peuvent assurer les consultations pré et/ou post avortement, et la surveillance en ambulatoire, selon les choix organisationnels des services, les effectifs et/ou leurs qualifications (diplômes d’échographie, de gynécologie ou formation en orthogénie). Une implication progressive des acteurs de ville s’observe également : en 2019 [1], les autorités comptabilisaient environ 1 800 conventions établies entre des professionnels libéraux et des centres de santé référents ; cinq régions se détachaient avec plus de 150 conventions signées (PACA, Île-de-France, Occitanie, Normandie et Auvergne-Rhône-Alpes). Et parmi les professionnels libéraux, les sages-femmes se sont très vite mobilisées : depuis la signature du décret en 2016, 3,5 % des sages-femmes libérales ont signé une convention, contre seulement 2,9 % des médecins généralistes qui ont obtenu cette autorisation en 2004. Ces évolutions se traduisent dans les statistiques des cotations des sages-femmes :

Figure 2 Figure 3

En deux ans, le nombre d’IVG réalisées par les sages-femmes calculé à partir des forfaits de consultation de ville (FHV) et médicaments de ville (FMV) a plus que quadruplé
Selon les statistiques de la DREES, en 2018 en France métropolitaine, il y a eu 44 887 IVG médicamenteuses en ville. À taux constant, en 2019, il y aura environ 8 000 IVG réalisées par des SF soit 18 % environ des IVG totales [2]

Source : Union nationale des caisses d’assurance maladie sur l’activité des sages-femmes dans les cotations d’actes d’IVG, 2020

L’analyse des caractéristiques des profils sociaux des professionnel·les pratiquant l’activité d’IVG montre un mouvement de féminisation, observé à l’échelle nationale dans le champ de l’orthogénie, et de rajeunissement. L’intérêt des jeunes générations de praticiens libéraux pour l’activité d’IVG médicamenteuse a été mis en lumière (Collet, 2011). À l’échelle régionale, le schéma ci-dessous montre ces évolutions démographiques chez les acteurs de la « relève », suivant le départ en retraite de la génération des pionniers de l’avortement médicalisé. Ces données illustrent la division technique, sociale et sexuelle du travail abortif : les hommes les plus âgés (plus de 55 ans) sont le plus souvent des obstétriciens, tandis que les femmes les plus jeunes sont le plus souvent sages-femmes [3]. Cette répartition par profession est à croiser avec celle des statuts des professionnel·les impliqué·es en centre d’orthogénie (souvent vacataires, ou internes). La division du travail est aussi le résultat de la délégation des tâches entre les professionnel·les du soin.

Répartition par âge et par sexe des professionnel·les (à l’hôpital et en libéral) impliqué·es dans l’activité d’IVG en Bourgogne
Figure 4
Source : données de l’annuaire du réseau périnatal de Bourgogne, décembre 2018

III. L’IVG : un objet paradoxal de mobilisations

Une représentation est commune à tous les professionnel·les de l’obstétrique et de la maïeutique : malgré son institutionnalisation, malgré son statut de problème public dont l’accès demande à être défendu, l’IVG demeure un acte médical qui ne serait « jamais anodin », en ce qu’il rencontre la mort. Il questionne les finalités de ces professions, éloignant les acteur·ices de leur « cœur de métier », qui est d’accompagner les femmes dans le travail procréatif. La pratique reflète encore les ambiguïtés de la loi de 1975.

1) Un enjeu paradoxal de revendication d’expertise médicale

L’analyse des motifs d’engagement des professionnel·les dans la pratique de l’IVG montre l’importance des trajectoires professionnelles et biographiques des acteur·ices. Le choix de cette activité médicale peut résulter d’un problème de santé ou d’organisation familiale, parce que les horaires et les conditions de travail dans les services hospitaliers où se pratique l’orthogénie sont moins contraignants.

Dévalorisée sur le plan technique et financier (pour le découplage entre les tarifs et les coûts réels de l’activité), l’IVG occupe une position non prioritaire (Collet, 2011) et mise à mal du fait des fermetures des établissements de santé dans le contexte de transformation réglementaire de l’offre de soins. Au plan symbolique, l’acte abortif véhicule la charge agressive d’une « souillure » (Douglas, 1966). Face à une demande formulée comme un droit par les femmes, placé·es en position de simples exécutant·es, les professionnel·les ne peuvent tirer aucun prestige de cet acte, puisqu’il ne s’agit pas de restaurer un ordre perturbé par la maladie (Gelly, 2006). La place de l’IVG dans le système de soins n’est donc pas encore normalisée : cet acte se présente toujours comme un « sale boulot » dans la hiérarchie des tâches médicales (Hughes, 1996) déléguées à des personnels de statut et de rang inférieur, en particulier celles qui ont à voir avec la mort (Jaisson, 2002). Or la délégation du sale boulot entre dans le jeu de délimitation des frontières des juridictions professionnelles : elle permet de faire reconnaître le monopole d’autres compétences plus valorisées. Ainsi, l’implication progressive des sages-femmes en orthogénie peut être perçue comme une dévalorisation du groupe professionnel tout entier, déjà en position de subordination dans la hiérarchie professionnelle.

2) Permanence des revendications féministes de démédicalisation de l’IVG

Les luttes féministes des années 1960-1970 revendiquaient que le problème des grossesses non désirées était d’ordre social et politique. La loi de 1975 avait suscité un mécontentement pour son renforcement des inégalités sociales entre les femmes. Les mobilisations portaient en outre le souhait que la facilitation de l’accès aux services de santé sexuelle puisse donner aux personnes l’opportunité de s’approprier les actes mêmes de régulation des naissances, en faisant exister une communauté de réflexion et de pratiques entre experts et profanes. Les lieux où s’effectuaient les avortements devaient être des lieux d’échanges où pouvaient être abordées toutes les dimensions de la sexualité.

Depuis 1975, le problème public de l’avortement médicalisé a évolué, mais il est toujours articulé à la critique des relations asymétriques entre l’institution médicale et les avortantes. Si l’essor du dispositif abortif médicamenteux a pu être salué parce qu’il entre en résonance avec une demande sociale de démédicalisation (Schnegg, 2007) en permettant aux femmes d’avorter à domicile, l’activité demeure dans les représentations des professionnel·les encore entachée de jugement moral. De ce fait, les mouvements féministes se mobilisent encore contre les dispositions de la loi qui placent les femmes en position de passivité face à l’institution, en particulier les délais de recours à l’IVG qui, en cas de dépassement, occasionnent des situations de vulnérabilité, et la clause de conscience spécifique qui permet aux professionnel·les de refuser de pratiquer l’acte. Les choix organisationnels des services hospitaliers, qui font des places pour l’IVG en bloc opératoire une variable d’ajustement, sont aussi critiqués, en ce qu’ils restreignent les possibilités de choix des femmes concernant la méthode abortive. La pratique médicale traditionnelle est perçue comme la traduction du système répressif de la société capitaliste et patriarcale.

3) Les ambivalences d’un travail de care genré

Chez les sages-femmes, ces revendications rencontrent un certain écho, dans la mesure où leur apprentissage de la stricte division du travail s’accompagne d’une intériorisation de la subordination au pouvoir médical. Or cette subordination a une dimension fortement genrée, la division technique du travail correspondant souvent à une division sexuelle (Kergoat, 1985). Pour défendre leur juridiction, elles revendiquent une compétence relationnelle. Cette mobilisation de l’empathie, analysée comme compétence profane, est un levier commun de légitimation des groupes dominés. Trait saillant de la rhétorique soignante, elle est revendiquée comme une qualité féminine (Arborio, 1999). En santé sexuelle, la communauté d’expérience de la physiologie féminine permettrait aux sages-femmes de mieux comprendre les souffrances des femmes, et leur donnerait de plus importantes dispositions à la bienveillance (Jacques, 2007). La connaissance empirique, intime, des moments où les femmes font l’expérience de leur vulnérabilité comme de leur puissance serait un gage de leur légitimité professionnelle. À ce titre, les propos de cette sage-femme sont éclairants. Elle évoque ce moment où un accouchement devient pathologique, l’obligeant à passer la main à un médecin :

Tout d’un coup, le bébé ralentit, t’as plein d’autres patientes en travail qui sont en demande, et t’as cette situation en train de partir en vrille, donc t’appelles le médecin, il va venir t’aider, mais lui, il n’est pas content d’être réveillé à 4 h du mat’, donc forcément il ne va pas être super… heu…toujours très délicat, tu vois ? Alors que toi, t’as passé huit heures avec la femme, à être dans cet échange, cette délicatesse, et là t’as un bourrin qui va arriver…
Chloé, 37 ans, sage-femme hospitalière, niveau 1

Cet extrait d’entretien exemplifie l’opposition des sages-femmes aux obstétriciens qui ne réfléchiraient qu’au prisme de l’intervention chirurgicale. Cette construction de l’expertise opère un renversement symbolique de la partition des champs de compétences définie dans le code de la santé publique : la légitimité professionnelle ne repose pas uniquement sur la capacité à discriminer les situations selon le curseur du pathologique, mais sur un ethos professionnel pensé comme « capacité à prendre soin d’autrui ». Ce « care » est revendiqué comme féminin : il s’affirme comme disposition à appréhender à la fois les dimensions psychosociales d’un événement et le temps long de la physiologie. C’est radicalement contraire à la médecine d’urgence, centrée sur la technique, plus valorisée dans les représentations communes de l’expertise médicale (Carricaburu, 1994). La rhétorique de l’empathie et de la patience fonde la légitimité du groupe professionnel sur l’accompagnement de la décision des femmes et la reconnaissance de leurs besoins physiologiques. Avec ostentation délibérée parfois, comme dans les propos de cette sage-femme qui écarte délibérément toute idée de gestion médicalisée du risque dans sa description de son rôle dans un accouchement : son lyrisme tend à la posture de défi à l’ordre médical.

Nous, en tant que sages-femmes, on est toujours dans la décision de la femme. Si elle met une heure à pousser, eh ben, elle met une heure à pousser. C’est elle qui va décider ! Et on accompagnera sa décision. C’est bien ça l’âme, le cœur du métier de sage-femme.
Chantal, 63 ans, sage-femme hospitalière niveau 3 et libérale, retraitée

Le jeu sur le brouillage des frontières entre le physiologique et le pathologique sert la construction de la légitimité professionnelle dans la conduite de l’action publique en matière d’accès à l’avortement. Puisque l’IVG relève désormais de leur champ de compétence, les grossesses non désirées sont classées dans la catégorie des événements « physiologiques » de la vie génésique des femmes. L’accès à l’IVG est non seulement affirmé comme un droit, mais aussi comme un acte nécessitant une prise en charge différentielle, fondée sur l’empathie. Celle-ci est idéalement assurée dans un service ou un espace dédié, de préférence de petite taille, avec un personnel spécialement formé à l’orthogénie pour entendre les ambivalences sociales, psychologiques et morales qui traversent la demande d’avortement. L’accueil devrait être opéré par une seule et même équipe pour favoriser la cohérence et la confidentialité et éviter aux femmes d’avoir à répéter leur histoire à différents interlocuteurs. L’accompagnement des avortantes est gestuel (« tenir la main », « caresser le front » pendant l’anesthésie locale), articulé à une « anesthésie verbale » recommandée par le docteur Karman faisant la promotion de sa méthode éponyme (Pavard, 2012).

Ce registre du maternage met en péril la construction de l’expertise, car cet accompagnement de l’IVG médicamenteuse peut, en pratique, être réalisée par un personnel moins qualifié. Cela tend à rapprocher le travail des sages-femmes de celui du groupe professionnel infirmier ou des aides-soignantes qui revendiquent également la compétence relationnelle comme socle de leur légitimité. Ce registre laisse aussi deviner l’ambivalence des représentations professionnelles de l’IVG, qui, bien que légale, demeure construite comme un événement « jamais anodin », bouleversant, sinon traumatique, selon l’analyse psychologisante qui fait consensus dans les enseignements dispensés en école de médecine et de maïeutique (Gelly, 2006). Et cette catégorisation manifeste l’attachement des sages-femmes à la norme de maternité heureuse. L’éthique de care féminin n’interroge pas l’ordre de genre (Quagliariello, 2017), et contribue au redéploiement des normes contraceptives et reproductives. L’IVG est majoritairement pensée comme légitime, s’il s’agit d’un accident exceptionnel et involontaire de la contraception, quand la femme est perçue comme « trop jeune » ou « trop âgée » pour avoir un enfant, quand le couple n’est pas stable ou vit dans des conditions précaires. L’enquête montre que l’injonction au « non jugement » se traduit en pratiques plus souvent en une « suspension du jugement », quand les discours ne trahissent pas une agressivité refoulée devant l’irrationalité perçue des avortantes :

J’avoue que les nanas de 20 ans, qu’en sont à leur troisième IVG… Ben celles-là, ouais, elles m’énervent ! J’essaye de pas le montrer, pis qu’elles ne le ressentent pas, mais… T’as un peu envie de leur foutre deux baffes !
Aurélie, 37 ans, sage-femme hospitalière, maternité de niveau 2B

Rarement, les capacités des femmes à négocier leur pratique contraceptive sont envisagées comme le produit d’un rapport de domination.

IV. L’émergence du segment agonistique de sages-femmes orthogénistes

La promotion du dispositif abortif médicamenteux a été un tournant dans la carrière des groupes professionnels. La reconfiguration des savoirs et des pouvoirs fait de l’orthogénie un « lieu » des écologies liées (Abbott, 1988) en santé sexuelle : objet paradoxal de mobilisation, elle est pourtant, comme en creux, enjeu d’une concurrence et objet de luttes définitionnelles des territoires d’exercice des groupes professionnels. L’élargissement du champ de compétence des sages-femmes occasionne au sein du groupe professionnel des divergences sur la pertinence et la légitimité des manières de faire. À l’instar de la médecine palliative, le segment d’une médecine « orthogéniste » émerge, considérant l’IVG dans sa dimension éthique, psycho-sociale et politique. Adossée à une frange de professionnels qui, dans la droite ligne des médecins du Groupe information santé en 1972, défendent la dimension politisée de l’organisation de l’offre de soins en orthogénie [4], l’Association nationale des sages-femmes orthogénistes (ANSFO) investit l’espace des mouvements sociaux autour de l’IVG pour la conquête de ce territoire. Elle se fait le porte-parole du groupe professionnel des sages-femmes dans sa recherche d’alliances, auprès de nouveaux auditoires. Sa volonté de changement social dans un sens meilleur nous permet de définir l’ANSFO comme mouvement social (Mathieu, 2012). Même si l’association est encore très peu visible [5], elle est active sur la scène politique comme dans différentes arènes professionnelles où elle mène une mobilisation catégorielle pour obtenir la reconnaissance économique et sociale du groupe professionnel.

1) La permanence de la controverse autour de l’IVG au sein de la profession

D’après F. Champy (2012), un groupe professionnel se segmente lorsqu’une incertitude demeure sur la hiérarchie des fins de l’activité, pouvant donner naissance à de véritables conflits. Institutionnalisé, l’avortement conserve, dans les représentations, l’ombre de cette pratique considérée comme « fléau social » par les politiques natalistes au début du xxe siècle. Aujourd’hui, sa pratique demeure très clivante au sein de la profession de sages-femmes.

a) Les schèmes de la rhétorique catholique et conservatrice

Certaines sages-femmes continuent de penser le processus de la grossesse comme le développement d’une vie humaine, même au stade embryonnaire :

À un moment donné, y a l’intervention d’un médecin qui va ARRÊTER une vie ! Normalement, nous, les sages-femmes, on n’interrompt pas les vies !
Véronique, 59 ans, sage-femme hospitalière

En 2009, à la suite du rejet par le Conseil constitutionnel des amendements concernant la surveillance de la contraception oestroprogestative et l’expérimentation de l’IVG médicamenteuse par les sages-femmes, les 2 000 membres du « Collectif des Sages-femmes de demain » avaient critiqué la pertinence du geste abortif au regard de l’ethos d’une profession au « passé riche de sacrifices et de gloire » [6], qui « fait depuis toujours [de la sage-femme] la protectrice de la mère et de l’enfant ». L’élargissement de leur champ de compétence à la pratique des IVG, revenait d’après elles à « prendre toute la profession à contresens », risquait d’altérer la « valeur du métier », lui faire perdre son « essence » [7]. L’argumentation s’articule autour des difficultés d’application de la clause de conscience dans les conditions actuelles d’exercice et de formation : la participation « à un acte que la conscience réfute » est vécue comme une violence et une surcharge de travail au regard d’autres soins jugés fondamentaux. C’est en se campant sur le territoire de la physiologie que ces sages-femmes revendiquent leur expertise professionnelle : être tenues par voie de délégation « à être les supplétifs des médecins » les mènerait à prendre en charge la pathologie, ce qu’elles réfutent en défendant leur juridiction. Et dans cette rhétorique, l’IVG revêt les traits d’une pathologie.

b) Les schèmes féministes des mobilisations de l’ANSFO

Profitant de l’indétermination qui demeure sur le statut de l’événement de l’avortement, l’ANSFO a adopté une position volontairement antagoniste à la formation de ce collectif. Résolument féministe, l’association défend l’idée que la demande d’avortement doit se comprendre dans son articulation à des rapports sociaux, notamment de sexe. Marjorie Agen, sa fondatrice, évoque dans un entretien la colère qui s’est emparée d’elle devant l’ampleur des moyens développés en 2009 par le collectif des Sages-femmes de demain. Son cri de ralliement est placé sous le double registre sémantique de la conquête d’un territoire professionnel et féministe : « On ne peut pas laisser les anti-choix prendre le terrain, c’est trop grave ! »

Nous analysons cet antagonisme idéologique dans les rangs de la profession comme une segmentation agonistique du groupe professionnel (Champy, 2012). Renversant le stigmate de « l’avorteuse » qui pèse depuis des siècles sur la profession, l’ANSFO se livre à un travail de construction de l’IVG comme activité n’entrant pas en confrontation avec les principes adoptés dans d’autres champs de leur pratique. Au contraire, elle requiert des compétences qui, selon elle, revalorisent la profession tout entière. La lutte pour l’élargissement de leur champ de compétence à la prise en charge de l’IVG redéfinit l’ethos professionnel : le « cœur de métier » n’est plus centré seulement sur l’accompagnement du processus de grossesse ; la profession est l’alliée de la classe des femmes dans la défense de leurs droits reproductifs et sexuels. Chantal Birman, sa vice-présidente, pionnière du MLAC en 1970, évoque les cas d’hémorragie après un avortement clandestin au début de sa carrière. Ce choc, motif de son engagement féministe, est aussi au centre de la construction de son identité professionnelle :

Elles avaient VRAIMENT décidé de se faire avorter… Elles n’avaient pas choisi de mourir, elles avaient choisi d’être libres. Toute ma vie, en tant que sage-femme, ce choix qu’ont fait ces femmes, ça a été le centre de ma réflexion : […] décider POUR SOI, quitte à en mourir. […] Pour moi, le fait d’être sage-femme, c’est connoté socialement… Fertilité, bébé, reproduction, etc. Il y a une inversion qui n’est pas juste : le bébé serait du côté de la lumière, avec la sage-femme, et l’IVG serait du côté de… La partie sombre, des décisions de vie difficiles, traumatiques, etc… Je prétends que c’est le contraire. L’avortement, c’est l’affirmation de la liberté. De la vie, donc !

L’activité d’orthogénie met les professionnelles en présence de questionnements sociaux qui dépassent la dimension médico-légale de l’IVG, enseignée durant la formation médicale (Gelly, 2006). Et le prisme de lecture de ces problématiques est féministe. Pour l’ANSFO, l’institution médicale porte atteinte à l’intégrité et à l’autonomie des femmes, en les dépossédant de la gestion de leur fécondité. Ces sages-femmes considèrent l’ensemble des événements de la vie génésique comme sujets de préoccupations politiques, au lieu de simples objets de soin. Pour ces professionnelles qui se revendiquent féministes, le privé est politique : l’appréhension des problèmes individuels revêt une dimension collective. Tous les sujets relatifs aux droits des femmes (violences familiales, obstétricales, contraception masculine, égalité salariale, droits des migrant·e·s, sexualité des femmes en situation de handicap, etc.) sont analysés au prisme du système de genre hétéronormatif :

Les femmes sortent de la maternité avec une ordonnance de contraception… Si y a bien un truc dont elles n’ont pas envie d’entendre parler, c’est de sexualité, une fois qu’elles viennent de sortir leur bébé par le vagin, […], qu’elles sont comme des flaques, là… Et le message qu’on demande de leur envoyer, c’est : « Faut baiser ! » […] Et toutes les femmes homosexuelles, avec leur ordonnance de contraception, si elles disent : « Je n’en ai pas besoin, je suis homosexuelle », ils disent : « On sait jamais ! ». Mais elles n’en veulent pas, de ton truc !!! C’est ça, qu’elle est en train de te dire : « RECONNAIS QUE J’EXISTE EN TANT QUE FEMME HOMOSEXUELLE ! Je suis libre de mes choix ! […] Ça te dérange à ce point, que je me sois fait faire un enfant, mais pas avec un sexe d’homme ?
Chantal Birman

2) Une mobilisation à la croisée entre expertise médicale et engagement militant

La technique abortive continue d’être vecteur de l’action politique, à la croisée entre expertise médicale et engagement militant (Garcia, 2005). La lutte de l’ANSFO se situe sur le terrain concret du milieu professionnel, dont les sages-femmes veulent subvertir les règles (Pavard, 2012). L’acte médical est à la fois le terrain et l’instrument de la lutte : le militantisme passe par la revendication de leur légitimité à le pratiquer, selon une définition du militantisme qui fait converger service rendu aux femmes et action politique. La mobilisation de l’ANSFO questionne en effet les pratiques courantes hospitalières pour défendre le droit des femmes à choisir la méthode abortive. Le maintien d’une offre de qualité accessible à toutes est un premier enjeu de mobilisation, au nom de la défense d’intérêts supérieurs (la santé publique et le droit des femmes à disposer de leur corps).

Encadré 2. Quand la technique s’introduit dans un débat de santé publique…

La crise sanitaire due à l’épidémie de Covid 19 a rendu plus visibles encore les inégalités sociales et territoriales dans l’offre de soins en matière d’avortement. Pour y remédier, une proposition de loi n° 3292 portant sur le renforcement de l’accès à l’IVG a été votée en première lecture avec modifications par l’Assemblée nationale le 8 octobre 2020. Quatre propositions portaient à discussion :

  • - l’allongement des délais de recours à l’IVG jusqu’à 16 semaines de grossesse ;
  • - la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG ;
  • - l’élargissement du champ de compétence des sages-femmes à la pratique de la méthode abortive instrumentale ;
  • - l’assouplissement de la réglementation de l’accès à l’interruption médicale de grossesse pour motif psychosocial.

Beaucoup de débats ont agité le Parlement, les instances représentatives des groupes professionnels et l’opinion publique. La proposition d’allongement des délais a soulevé de nouvelles questions éthiques et juridiques sur le statut de l’embryon [8] et du fœtus. Les protestations et les mobilisations autour du projet d’accorder la compétence instrumentale aux sages-femmes montrent à nouveau combien les moyens d’action, comme naguère la méthode Karman, peuvent contribuer à « faire mouvement » (Pavard, 2012). Cette maîtrise possible du dispositif chirurgical cristallise en effet des antagonismes entre groupes professionnels et cimente des groupes militants, faisant se rejoindre des luttes autour de la revendication de l’avortement libre et gratuit.

Partout où les sages-femmes veulent participer à l’activité d’orthogénie, si elles rencontrent des obstacles organisationnels et/ou idéologiques (difficultés administratives pour obtenir un conventionnement, une formation en orthogénie, etc.), elles font remonter l’information auprès des instances ordinales, administratives et syndicales. Relais des dysfonctionnements observés auprès des acteurs institutionnels, l’association mène une « entreprise de morale » (Becker, 1985) consistant à suppléer le manque de puissance de la profession de sages-femmes par un déplacement des arguments de défense de leur légitimité professionnelle dans le champ social.

Maintenant, l’ANSFO se mobilise pour obtenir la compétence chirurgicale, cherchant à rendre visible la construction sociale à l’origine de l’établissement du monopole masculin sur le savoir expert sur lequel repose cette compétence instrumentale. L’entreprise de clôture du marché du travail par les obstétriciens se décline selon elles en stratégies d’exclusion, avec la définition des savoirs légitimes et le contrôle à leur accès par le biais du pouvoir décisionnaire des chefs de service. Elles dénoncent aussi leurs stratégies de démarcation qui se jouent jusque dans l’interdiction d’accès à cet espace hautement symbolique de la puissance médicale qu’est le bloc opératoire, véritable « théâtre » de la concurrence entre professions (Gélis, 2008) qu’elles analysent au prime des rapports sociaux de sexe. Lors d’un conseil d’administration, une adhérente défend le rôle critique de l’ANSFO pour déconstruire les acquis de la socialisation professionnelle qui pousse les sages-femmes à intérioriser leur position de dominées dans la hiérarchie médicale, et ne pas oser porter haut leurs revendications professionnelles :

On le sait bien que les sages-femmes sont très sages… [rires]. Mais aussi dès l’école, qui fait partie du CHU… Les étudiantes sont formatées… L’hôpital est calqué sur la domination patriarcale. Le vrai féminisme, c’est ça ! Sortir de la subordination. Et pour ça, l’asso a un rôle de FAIRE SAVOIR.
Sonia, 35 ans, sage-femme hospitalière, niveau 3, membre du conseil d’administration de l’ANSFO et de l’ANCIC

3) Le travail de mobilisation catégorielle de l’ANSFO

L’association compte encore très peu d’adhérentes (une cinquantaine en 2020), et encore moins de membres actives. On peut considérer qu’elle est peu représentative de l’engagement en faveur de l’avortement au sein du groupe professionnel, qui comptait 28 932 membres en 2017 [9]. Cependant, l’association dispose de nombreux auditoires (Abbott, 1988) auprès desquels elle cherche à renforcer la légitimité du groupe professionnel dans la conduite de l’action publique en matière d’avortement. Fortement syndicalisées et/ou engagées dans plusieurs réseaux associatifs (Charrier, 2011) notamment féministes [10], les sages-femmes de l’ANSFO se livrent à un travail de traduction de leurs intérêts catégoriels en intérêt supérieur (la santé publique et le droit des femmes) auprès des autorités. Lors de l’élaboration du rapport d’information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité entre les hommes et les femmes sur l’accès à l’IVG en date du 16 septembre 2020, elles ont été entendues par les députées Cécile Muschotti et Marie-Noëlle Battistel. Elles ont également été reçues au cours de la même année par Emmanuelle Piet, responsable de la santé génésique au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Enfin, en vue des débats parlementaires concernant la proposition de loi n° 3292, elles ont été auditionnées en novembre 2020 au Sénat. Elles ont également débattu du contenu de la présentation qui devait être faite par l’ANCIC au Comité national consultatif d’éthique, le 5 novembre 2020, à la suite de la saisine d’Olivier Véran qui portait le questionnement du ministère de la Santé sur la portée de l’allongement des délais de recours à l’IVG. Elles s’allient avec le Mouvement français pour le planning familial dans cette activité de plaidoyer en faveur du renforcement de l’accès à l’avortement, participent au collectif interassociatif féministe « Les femmes décident », ainsi qu’aux marches qui sont organisées à Paris lors de la journée mondiale du droit à l’avortement.

Les membres actives interviennent dans des espaces de socialisation professionnelle [11] en participant à des colloques. Avec l’ANCIC et le Réseau entre la Ville et l’Hôpital pour l’orthogénie (REVHO), elles animent des espaces de réflexivité sur les avancées scientifiques et les questionnements éthiques relatifs à l’orthogénie [12]. Dans cette revendication de leur professionnalité (Castra, 2009), en appui sur la rationalité biomédicale et la tradition d’assistance associée à leur profession, elles opèrent un travail de construction de la confiance auprès de pairs ou de professionnels concurrents, en mobilisant l’argument du respect du cadre médico-légal [13], pour se montrer garantes de bonnes pratiques en adéquation avec les valeurs, les normes, les procédures et les recommandations de la Haute autorité de Santé. En soulignant aussi les risques de dysfonctionnements organisationnels de l’offre de soins liés aux évolutions de la démographie médicale dans les régions, elles mènent un travail de traduction des intérêts du groupe professionnel et de celles qui font appel à leurs services, dans une rhétorique féministe. Montrer que ces intérêts ne sont pas contradictoires est l’objet de leur participation à l’espace des mouvements sociaux en faveur du droit à l’IVG.

V. Conclusion

Le groupe professionnel des sages-femmes participe depuis longtemps sous délégation médicale à l’organisation de l’offre de soins d’orthogénie en France, mais la promotion du dispositif médicamenteux dans les politiques de santé publique occasionne progressivement une réorganisation de l’économie des coopérations autour du travail abortif : ce sont aujourd’hui majoritairement les médecins généralistes et les sages-femmes qui assurent la relève après le départ à la retraite des pionniers de la prise en charge institutionnalisée de l’avortement issue de la loi Veil. Cette réorganisation est parfois ressentie par les sages-femmes comme une nouvelle délégation du « sale boulot » qui dévalorise le groupe professionnel tout entier.

Pour justifier de participer à cette activité dévalorisée dans le champ médical, il leur faut mobiliser une éthique du care féminin, schème principal de leur rhétorique professionnelle. Cela suppose d’opérer un renversement des représentations de l’IVG dans l’ordre des valeurs du groupe ayant longtemps porté le stigmate des « avorteuses » : il s’agit de le ranger dans la catégorie des événements physiologiques de la santé génésique des femmes.

Dès lors, les sages-femmes peuvent s’en saisir pour faire reconnaître leur légitimité dans la conduite de l’action publique. Une frange féministe du groupe, représentée par l’ANSFO, s’empare à nouveau des enjeux qui se font jour autour de l’usage des techniques abortives pour « faire mouvement » : l’association mène une mobilisation catégorielle, pour faire valoir la professionnalité du groupe professionnel au nom de la défense de l’intérêt général – la santé publique – dans une optique de subversion de l’ordre de genre : l’activité d’IVG devient un enjeu de lutte pour rendre aux femmes la gestion pleinement libre de leur fécondité comme pour sortir de la position de subordination où le groupe professionnel demeure dans la hiérarchie médicale. Si ce travail parvient, auprès des différents auditoires du groupe professionnel, à instituer cet espace spécifique d’intervention du groupe comme étant d’intérêt public, c’est à l’émergence d’un nouveau segment de la profession que l’on assiste : celui d’une médecine « orthogéniste ». Pour l’heure, cette évolution ne peut être qualifiée de segmentation organique, puisque l’orthogénie ne fait pas l’objet d’une spécialisation exclusive.

 

Bibliographie

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AUTEUR

Myriam Borel
Chargée d’études
Observatoire régional de santé Bourgogne-Franche-Comté

Doctorante en sociologie à l’université de Bourgogne-Franche-Comté au sein du laboratoire interdisciplinaire de recherche sociétés, sensibilités, soin (LIR3S), Myriam Borel travaille comme chargée d’études à l’Observatoire régional de santé Bourgogne-Franche Comté. Sa thèse de doctorat porte sur les reconfigurations des savoirs experts et sur leurs effets sur les dynamiques professionnelles dans la conduite de l’action publique en matière d’orthogénie. Elle a notamment publié : « Les sages-femmes, nouvelles prescriptrices de la santé sexuelle et reproductive ? », Transversales, n° 13 « Genre et Santé », septembre 2018 ; « Évolutions des dispositifs de prise en charge de l’IVG et reconfigurations de l’expertise médicale en matière d’orthogénie », Transversales, n° 16 « Dispositifs et modalités de l’expertise ».


ANNEXES

NOTES
[1] ARS Île-de-France (2019), « L’accès à l’IVG. Principaux enseignements de l’enquête qualitative et territoriale auprès des Agences régionales de santé ».
[2] DREES, Études & Résultats, n° 1125, septembre 2019, 7 p.
[3] Ce schéma ne comptabilise que les professionnels ayant déclaré une quotité de leur temps de travail dédiée à l’orthogénie et les signataires d’une convention avec un établissement de santé. Il ne comptabilise pas tout le personnel paramédical ni les sages-femmes des services de chirurgie ambulatoire et en gynécologie-obstétrique qui participent à la surveillance post-opératoire. Si ce décompte avait été possible, la proportion de femmes aurait été plus importante encore.
[4] Citons l’Association nationale des centres d’IVG et de contraception (ANCIC), l’Association universitaire de recherche et d’enseignement et d’information pour la promotion de la santé sexuelle (UREIPSS), le Réseau Entre la ville et l’hôpital pour l’orthogénie (REVHO).
[5] Depuis sa création en novembre 2009, l’association a rassemblé 200 adhérent·es au maximum.
[6] La porte-parole du mouvement, Olivia Dechelette, sage-femme à Notre-Dame du Bon Secours à Paris, fait entendre les revendications du collectif auprès d’un auditoire majoritairement conservateur et catholique. Cf. http://www.spiritualite-chretienne.com/combat/12-02-2009.html.
[8] À l’occasion des lois bioéthiques, la question du statut de l’embryon et du fœtus s’est posée, mais aucune des lois n’a donné de qualification juridique de manière expresse à l’embryon. https://www.dalloz.fr/documentation/Document?id=DZ%2FOASIS%2F000419.
[10] Au Mouvement français pour le planning familial notamment.
[11] Elles dispensent régulièrement des formations sur l’IVG au sein de congrès professionnels, comme celui des sages-femmes libérales à Auxerre en 2018 où nous les avons rencontrées pour la première fois.
[12] Lors du dernier colloque du REVHO, à Paris le 18 mai 2019, il a par exemple été question de la pratique de l’IVG en télémédecine, des prises en charge des IVG à des âges gestationnels très précoces ou des parcours d’IVG chez les femmes migrantes (extrait de mon journal de terrain).
[13] Par mail, les membres de l’ANSFO échangent des informations relatives aux problèmes rencontrés dans le cadre de leur pratique de l’IVG, et lorsqu’elles proposent des solutions, celles-ci se réfèrent toujours aux textes officiels (recommandations de bonnes pratiques, protocoles en cours dans leurs services, etc.).

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Myriam Borel, « Engagement des sages-femmes dans l’activité d’orthogénie : une expertise médicale, féminine ou féministe ? », dans Éléments pour une sociologie du genre de la santé, Maud Navarre, Lucile Girard et Georges Ubbiali [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 mars 2022, n° 16, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Myriam Borel.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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