Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Éléments pour une sociologie du genre de la santé | ||||
Introduction. La maladie au prisme du genre | ||||
Lucile Girard, Maud Navarre et Georges Ubbiali | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
RÉSUMÉ
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE |
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TEXTE | ||||
En 2016, l’Académie de médecine énonçait dans un communiqué de presse que « les hommes et les femmes ne sont pas égaux devant la maladie et doivent donc être traités différemment » [1]. Cette affirmation, et plus fondamentalement le contenu de ce communiqué, mettent au centre du discours une différence fondamentale, aussi bien physiologique que pathologique, entre les corps des femmes et ceux des hommes, et enjoignent à ne tenir compte que de la variable sexe dans les questions relatives à la santé et à la maladie. L’académie de médecine procède, par ce texte, à l’éviction du genre comme catégorie utile et pertinente pour appréhender les maladies. Pourtant, comme l’annonce le titre de ce numéro, c’est bien sur cette question que nous nous proposons d’ouvrir quelques pistes de réflexions. Pour dissiper les malentendus que de tels énoncés pourraient faire naître, il importe, dans un premier temps, de correctement définir les termes dont il est question ici, à savoir « sexe » et « genre ». Lorsqu’il est question de sexe, c’est à la dimension biologique qu’il est fait référence. Pourtant la réalité recouverte par cette dimension n’est pas nécessairement aussi évidente qu’elle y paraît au premier abord. Ainsi, un article du CNRS présente les différents niveaux biologiques qui permettent de définir le sexe : organique, cellulaire, hormonal, chromosomique [2]. Cet article met en avant le degré d’ambiguïté, d’indétermination existant à chacun des niveaux biologiques. Ce faisant, il ouvre la possibilité de considérer que le sexe n’est pas une catégorie binaire, mais un continuum entre différents degrés, plus ou moins féminin ou masculin. Lorsqu’il est question de genre, c’est à une construction de rôles qu’il est fait référence, construction culturelle et donc potentiellement variable selon les sociétés et les périodes. Ce concept vise à rendre compte « des processus sociaux de production, de légitimation, de transgression et de transformation de différences sexuées hiérarchisées entre femmes et hommes, entre féminin et masculin selon des principes visant à les “naturaliser” et à stigmatiser tout comportement contraire » [3]. Le genre traduit une construction sociale qui vient renforcer la représentation bi-catégorielle qui prévaut à propos des sexes. Ce concept traduit également la dimension hiérarchisée de cette construction, un genre étant construit comme dominant et l’autre comme dominé. Ainsi, le genre ne rend pas seulement compte de l’expression d’une identité individuelle, mais bien d’un principe d’organisation des sociétés auquel la médecine n’échappe pas. Les travaux des historien·ne·s de la santé, et en particulier ceux de Muriel Salle, permettent de retracer la construction des discours médicaux [4]. Elle met notamment en lumière le caractère androcentré de la médecine, qui décrivait systématiquement les corps féminins comme étant en déficit ou en excès, donc déviants, par rapport à la norme représentée par le corps masculin. Les discours des féministes, dans les années 1970, ont remis cette perspective en question à travers une approche critique des savoirs scientifiques. Ainsi le concept de genre permet-il d’articuler à la fois les vécus différents des patients en fonction de leurs maladies et les représentations liées à leur perception en tant qu’homme ou que femme ; mais également d’appréhender les constructions genrées des professionnels de soin. C’est autour de ces deux axes que va se structurer ce numéro. Toutes les maladies ne sont pas également présentes selon les sexes. Au-delà des maladies touchant des organes spécifiquement masculins ou féminins, il existe des prédispositions ou des facteurs protecteurs en fonction d’hormones sexuelles différenciées. Toutefois, dans la prise en compte et l’établissement du diagnostic de certaines pathologies, des différences liées aux représentations de genre existent. Il en va par exemple ainsi de l’autisme. Si cette pathologie est plus présente chez les hommes, elle est aussi plus difficilement diagnostiquée chez les femmes. Les signes sont alors moins visibles du fait des attentes genrées à l’égard des comportements des femmes et des hommes soignant·es. Des différences dans les traitements sont également éclairées par une analyse croisée en termes de genre et de sexe : le corps des hommes servant historiquement de référence, les tests des traitements ont été réalisés seulement sur des mâles (animaux et humains). Les corps féminins étaient alors jugés trop complexes ou bien posant des questions éthiques en lien avec la procréation. Il y a ici une différence sexuée, qui a des conséquences en termes de santé puisque 80 % des médicaments retirés du commerce le sont à cause des effets secondaires qu’ils provoquent chez les femmes. Mais il existe également des différences en termes de genre. Par exemple, les médicaments dits « coupe-faim » présentent des effets secondaires indésirables aussi bien chez les hommes que chez les femmes, mais comme il y a un plus grand nombre de femmes qui en consomment, les effets indésirables se manifestent plus souvent chez elles. On voit ainsi comment sexe et genre s’entremêlent dans les expériences de la sante, de la maladie et de son traitement et en quoi il est utile de considérer ces deux dimensions. Les professionnel·les de la santé, à l’instar des autres membres de la société, sont imprégné·es de normes de genre qui peuvent influencer leur prise en charge et leur relation avec les patient·es, mais également leur propre rapport à leur travail. Le genre est aussi un outil utile pour analyser les rapports entre les professionnels de santé. En effet, être homme ou femme lorsque l’on est soignant·e n’est pas neutre. Historiquement, la division du travail de soin recoupe largement une division du travail sexuée : aux médecins (hommes) les tâches les plus nobles et les plus qualifiées, aux autres professionnel·les du soin (femmes) les tâches invisibles, plus proches du travail domestique [5]. Ainsi, à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, les tâches médiatisées par des instruments (stéthoscopes, mais aussi les injections notamment intraveineuses) étaient l’apanage exclusif des médecins, tandis que les soignantes étaient majoritairement cantonnées aux soins d’hygiènes et d’asepsie (soins du corps, pansements simples ou désinfection du matériel). Avec le développement des technologies médicales au cours du xxe siècle, une partie de ces tâches auparavant réservées aux médecins, comme la prise de la tension, ont progressivement été déléguées aux infirmières, catégories de professionnel·les majoritairement féminines (chiffres ci-après). Cette délégation s’est toutefois réalisée avec parcimonie, sous le contrôle étroit du corps médical qui reste le garant des activités diagnostiques. Depuis quelques décennies, les facultés de médecine ont vu arriver sur leurs bancs une proportion plus importante de femmes (64 % d’étudiantes en première année en 2003) [6]. Progressivement, la profession médicale se féminise, bien que cette féminisation se réalise de manière inégale selon les spécialités médicales. Cette féminisation peut entraîner des transformations dans le rapport au travail, plus particulièrement dans la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. Ainsi, elle peut être considérée comme à l’origine de l’abandon progressif du modèle de la « disponibilité permanente » en vigueur jusqu’alors [7]. Les femmes médecins n’ont pas adhéré à ce modèle, privilégiant par exemple des emplois de médecins salariés plutôt qu’une installation en libéral, afin de limiter les heures supplémentaires imprévisibles. À l’inverse, certains groupes professionnels exclusivement féminins à un moment de leur histoire – comme les sages-femmes, les infirmières ou encore les aides-soignantes (AS) – commencent à être investis par des hommes. Ce mouvement a toutefois eu lieu dans des proportions bien moindres que chez les médecins : ces groupes comptent aujourd’hui respectivement 97 %, 86 % et 90 % de femmes, selon les chiffres de la DREES [8]. Il peut toutefois entraîner des confusions pour les patient·es qui associent toujours les hommes au corps médical et les femmes aux groupes paramédicaux (infirmières, AS), notamment à l’hôpital. Le genre peut alors être mobilisé pour comprendre les rapports de pouvoir qui existent entre les professions, notamment à travers la faible reconnaissance de certaines compétences professionnelles qui sont bien souvent naturalisées en qualités féminines et donc peu reconnues [9]. Cette non-reconnaissance des compétences touche principalement la partie du travail d’ordre relationnel. Ainsi, les infirmières tentent de construire la spécificité de leur action autour d’une prise en charge globale du patient qui suppose un travail émotionnel [10]. Ce dernier se manifeste, par exemple, sous la forme d’injonctions à ne pas afficher des émotions vues comme négatives – telles que la tristesse, la colère ou l’inquiétude –, y compris et peut-être surtout lorsqu’elles sont liées à des événements vécus en dehors de la situation de soin. Ce travail émotionnel a pour objectif de maintenir le bon moral des patients, vu comme une composante essentielle de leur rétablissement. Cette dimension du travail de soin est invisible, d’autant plus à l’heure de la Nouvelle gestion publique [11] et de la Tarification à l’acte [12]. Ainsi, une approche en termes de genre peut également permettre, en filigrane, d’éclairer les luttes entre professionnel·les de santé. Issus des communications présentées à l’occasion de la journée d’étude annuelle « Actualités des études de genre » organisée dans le cadre du LIR3S (UMR 7366 CNRS-uBFC) [13], les textes réunis dans ce numéro nous permettent d’interroger ces deux voies : d’une part la place du genre dans la prise en soin des patient·es, ses conséquences à la fois dans les représentations et les conduites des patient·es ; et d’autre part les effets du genre sur les représentations et les pratiques professionnelles, aussi bien dans les relations soignant·es-soigné·es que dans les relations entre professionnel·les. Ainsi le texte de Nicolas Palierne montre comment le genre est utile pour lire les représentations et les pratiques alcooliques, dans la mesure où la hiérarchie de genre tend à s’appliquer : les hommes bénéficient ainsi d’une normalisation de leurs pratiques alcooliques au détriment des femmes. Le texte de Vulca Fidolini et Alexandra Merienne, propose quant à lui d’analyser, à travers le parcours de jeunes patient·es atteint·es d’asthme, comment le genre se présente comme une donnée qui influence à la fois les pratiques et les ressources des patients, ainsi que les représentations des professionnel·les qui les accompagnent. Du côté des professionnel·les, le texte de Jean Maillet-Contoz montre en quoi le genre des professionnel·les peut modeler leurs représentations et leurs conceptions de leur métier. Cette contribution à l’articulation de différentes disciplines constitue une bonne illustration de la nécessité d’élargir au-delà de la sociologie l’approche de la notion de genre. Et enfin, le texte de Myriam Borel, explique comment une profession féminine s’empare d’une disposition légale élargissant son champ de compétence pour revendiquer une extension de son territoire d’exercice, et comment les luttes féministes y jouent un rôle important. Sans prétendre à l’exhaustivité, ces textes permettent de mettre en lumière différentes dimensions soulevées par la prise en compte du genre dans les recherches en sociologie de la santé. Nous remercions le LIR3S d’accompagner cette volonté de recherche à propos du genre et de promouvoir par là même une science citoyenne. |
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AUTEUR
Lucile Girard
Maud Navarre
Georges Ubbiali |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Académie nationale de médecine, « Parité
en santé, la recherche scientifique et la médecine ne
peuvent plus ignorer les différences biologiques entre les
sexes », 5 juin 2016, disponible sur
https://www.academie-medecine.fr/parite-en-sante-la-recherche-scientifique-et-la-medecine-ne-peuvent-plus-ignorer-les-differences-biologiques-entre-les-sexes/.
[2]
Philippe Testard-Vaillant, « Combien y a-t-il de
sexes ? », Le journal du CNRS [en ligne],
2016, disponible sur
https://lejournal.cnrs.fr/articles/combien-y-a-t-il-de-sexes.
[3]
Marie Buscatto, Sociologies du genre, Paris, Armand Colin,
2014, p. 13.
[4]
Muriel Salle, « Que dire du corps des femmes ?
Perspectives féministes sur les discours médicaux (xxie-xxie siècles) », dans
Bérengère Abou et Hugues Berry (dir.), Sexe & genre. De la biologie à la sociologie,
Paris, Éditions Matériologiques, 2019, p. 179-193.
[5]
Voir, entre autres, Yvonne Knibiehler,
Cornettes et blouses blanches, Les infirmières dans la
société française 1880-1980, Paris, Hachette, 1984.
[6]
Anne-Chantal Hardy-Dubernet, « Femmes en
médecine : vers un nouveau partage des
professions », Revue française des affaires sociales, 2005,
p. 35-58.
[7]
Sophie Divay, « Incidences de la féminisation de la
profession de médecin en France sur le rapport au travail des
étudiant-e-s et des jeunes généralistes »,
Lille, Colloque international « Travail - Emploi –
Formation. Quelle égalité entre les hommes et les
femmes ? » organisé par le CLERSE, 23- 24
novembre 2006.
[8]
Direction de la recherche, des études, de
l’évaluation et des statistiques,
« Démographie des professionnels de
santé », disponible sur
https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/la-demographie-des-professionnels-de-sante.
[9]
Danièle Kergoat, « Le syllogisme de la constitution
du sujet sexué féminin », Travailler,
n° 2, 2001, p. 105-114.
[10]
Arlie Russell Hochschild,
Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Paris, La Découverte, 2017.
[11]
Philippe Bezès,
Réinventer l’État. Les réformes de
l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009.
[12]
T2A. Ce système de gestion a été introduit pour
rationaliser les dépenses de santé. Il s’agit de
calculer le budget des structures, mais aussi la
rémunération des professionnel·les libéraux,
à partir de certaines activités réalisées et
codifiées en fonction notamment du temps nécessaire
à leur réalisation. Ainsi aider à la toilette,
réaliser une prise de sang ou une intervention chirurgicale,
sont des actes répertoriés dans un système de
classement et auxquels sont attribués une valeur
monétaire. Le travail émotionnel, tout comme les temps
informels de discussions avec les patients ne rentrent pas dans ce
système de classement.
[13]
Maud Navarre et Georges Ubbiali (dir.), Étudier le genre. Enjeux contemporains, Dijon,
Éditions universitaires de Dijon, 2017 ; Maud Navarre et
Georges Ubbiali (dir.),
Le genre dans l’espace public. Quelle place pour les
femmes ?, Paris, L’Harmattan, 2018 ; Maud Navarre et Georges
Ubbiali (dir.), « Ces femmes qui refusent
d’enfanter », numéro thématique, Territoires contemporains, n° 10, 2018, disponible
sur
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/sommaires_nouvelle_serie.html#n10_2018.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Lucile Girard, Maud Navarre et Georges Ubbiali, « Introduction. La maladie au prisme du genre », dans Éléments pour une sociologie du genre de la santé, Maud Navarre, Lucile Girard et Georges Ubbiali [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 mars 2022, n° 16, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Lucile Girard, Maud Navarre et Georges Ubbiali. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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