Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Éléments pour une sociologie du genre de la santé
Représentations socio-professionnelles des étudiant·es en soins infirmiers : effets du genre
Jean Maillet-Contoz
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RÉSUMÉ
Les étudiant·es infirmier·es sont majoritairement des femmes. L’objet de notre travail est, simultanément, de modéliser la représentation socioprofessionnelle qu’ont les étudiant·es infirmier·es de leur futur métier, d’en analyser l’ancrage et l’impact du genre. À partir d’une méthode d’évocation par induction hiérarchisée et d’entretiens semi-directifs, des différences associées au genre apparaissent dans la structure de la représentation, plus consensuelle chez les femmes. Les variations concernent également les qualités vues comme nécessaire pour être un·e bon·ne infirmier·e. Enfin, la motivation initiale, le parcours de formation antérieur ou encore les projections professionnelles sont également des éléments distinctifs entre les groupes de sexe.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : infirmier·es ; étudiant·es infirmier·es ; représentations socio-professionnelles ; genre ;
socialisation ; parcours de formation
Index géographique : France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
1) Les représentations professionnelles
2) Les effets du genre sur les représentations professionnelles
3) Hypothèse
II. Les représentations du métier selon le sexe
1) Une représentation qui se modifie durant la formation ?
2) Des variations dans le champ de la structure selon le sexe
3) Des variations périphériques selon le sexe
4) Des hommes moins préoccupés par la relation et les patients
5) Des femmes qui collent à certains stéréotypes de la féminité
III. Aux origines des représentations professionnelles
1) Des socialisations primaires sexo-typées : filles et garçons, chacun dans son genre
2) Des motivations variables pour entrer en formation
3) Des motivations qui esquissent trois idéaux-types
4) Des projections professionnelles restreintes chez les hommes
IV. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

La population des étudiant·es [1] en soins infirmiers comporte une répartition des sexes marquée par une très forte proportion de femmes : en 2016, elles représentaient 83,4 % des étudiant·es inscrit·es. La proportion d’hommes dans cette formation a augmenté en quinze ans, passant de 12,3 % en 2004 à 16,6 % en 2016 (DREES, 2006 et 2018). Cette inégale distribution entre les sexes a son origine dans la représentation sociale du métier d’infirmier·e d’une part, et dans la sexuation de l’orientation professionnelle d’autre part. Si ces mécanismes d’orientation liés au genre sont bien identifiés, notamment avec les travaux de Nicole Mosconi, nous avons souhaité étudier en quoi le genre et les stéréotypes de sexe influencent la représentation que développent les étudiant·es en soins infirmiers de leur futur métier. Comment, une fois ces dernier·es entré·es en formation, les représentations professionnelles de leur métier se construisent-elles et comment celles-ci s’imprègnent-elles potentiellement d’assignations genrées ?

1) Les représentations professionnelles

Il est ici postulé que l’histoire des soins infirmiers influence encore largement les représentations sociales (Moscovici, 1961) du métier d’infirmier·e, et également les représentations professionnelles. Ces dernières sont « des représentations sociales élaborées dans l’action et la communication professionnelle […] et sont spécifiées par les contextes, les acteurs appartenant à des groupes et les objets pertinents et utiles pour l’exercice des activités professionnelles » (Blin, 1997, p. 80). Elles portent sur des objets spécifiques appartenant à une profession, et elles constituent un « lieu d’incorporation de la culture professionnelle propre aux groupes d’appartenance et de référence et intervenant dans la socialisation et dans la construction des identités professionnelles » (Blin, 1997, p. 54). Elles sont en interaction « avec les pratiques professionnelles car elles se construisent en fonction d’un référentiel commun au collectif de travail et servant de grille de lecture aux acteurs pour leur permettre de donner un sens, une signification à leurs activités et au contexte où ils agissent » (ibid.). Enfin, ces représentations sont partagées par une partie ou l’ensemble des membres de la profession. Elles présentent différents éléments descriptifs, prescriptifs, conditionnels ou évaluatifs (Mias et Piaser, 2016).

À l’instar des représentations sociales, les représentations professionnelles ont des fonctions spécifiques au sein du groupe qui les partage :

  • - elles participent à la construction d’un savoir professionnel spécifique à l’exercice de la profession, elles garantissent les identités professionnelles ;
  • - elles orientent les conduites et guident les pratiques professionnelles ;
  • - dans l’exercice pratique, elles ont une double fonction d’orientation et de mobilisation des éléments cognitifs ;
  • - elles permettent une justification, a posteriori, des pratiques professionnelles et des prises de position.

Il est ici d’ailleurs plus juste de parler, à l’instar de Fraysse (1998), de représentations socioprofessionnelles, c’est-à-dire non encore stabilisées car étudiées chez des individus en formation.

2) Les effets du genre sur les représentations professionnelles

Les professions de la santé, fortement féminisées, ont favorisé l’étude de la place des femmes, des hommes et des effets du genre dans la sphère professionnelle, notamment chez les orthophonistes (Bretin et Philippe, 2007) et les sages-femmes (Charrier, 2004 ; Jacques et Purgues, 2012 ; Cottard, 2014). Ces études mettent en évidence les différences de motivation d’orientation entre femmes et hommes (Charrier, 2004), la persistance d’imaginaires genrés congruents à leur sexe chez des individus minoritaires sur le plan du sexe (Cottard, 2014) ou encore la transformation en compétences de qualités associées aux femmes (Jacques et Purgues, 2012).

À travers les représentations socioprofessionnelles des futur·es infirmier·es, nous souhaitons identifier les effets du genre mais également ceux de l’appartenance à un groupe de sexe. Objet de nombreuses acceptions, le genre associe « les attributs psychologiques, les activités, les rôles et statuts sociaux culturellement assignés à chacune des catégories de sexe et constitue un système de croyances dont le principe d’une détermination est le pivot » (Hurtig, Kail et Rouche, 2002, p. 13). Cette détermination est illustrée par le sexe de l’individu et elle s’accompagne généralement d’une hiérarchisation (Mathieu, 2000). Le sexe est donc ici utilisé comme une variable tandis que le genre pourra constituer un facteur explicatif dans la variation des modalités de cette dernière.

Le genre influe sur les représentations sociales ; ainsi, en lien avec une sensibilité accrue au contrôle social (Chappe, Brauer et Castano, 2004), les femmes développent généralement des représentations sociales plus homogènes que les hommes (Lorenzi-Cioldi, 1988). Par ailleurs, au travers des normes de genre, s’actualisent des stéréotypes de sexe, qui « reposent sur la mise en place d’antagonismes attribués quasi automatiquement au groupe des hommes et au groupe des femmes […]. Ces traits attribués à l’un et à l’autre sexe reposent sur des dichotomies, des antagonismes, des oppositions. » (Gaborit, 2015, p. 19). Ainsi, Spence et Buckner (2000) identifient des traits considérés comme « communal » (ibid., p. 50) pour les femmes, c’est-à-dire relatifs à l’émotivité, à la focalisation sur la relation et la sensibilité envers autrui, et donc associant prioritairement la femme à la dimension du care. À l’inverse, les traits stéréotypiques masculins sont décrits comme « agentiques » (ibid.), désignant l’inclination à l’assertivité, la maîtrise et la focalisation sur une finalité ou un objectif précis.

Ces stéréotypes peuvent influer sur le choix de l’orientation professionnelle. L’analyse de l’orientation professionnelle différenciée entre filles et garçons montre ainsi combien les lycéens se projettent dans des métiers différents selon leur sexe (Mosconi et Stevanovic, 2014). Les stéréotypes peuvent également, au sein d’une profession donnée, motiver une assignation différenciée des tâches entre les femmes et les hommes (Bereni et al., 2008).

3) Hypothèse

Nous souhaitons, dans cette recherche, étudier en quoi le genre peut influencer la construction des représentations socioprofessionnelles chez les étudiant·es en soins infirmiers. Le travail ici présenté met à l’épreuve du réel l’hypothèse suivante : les étudiant·es infirmier·es développent des représentations de leur futur métier différentes selon leur sexe. Ces différences porteraient sur leur structure et leur contenu et s’expliqueraient en partie par l’ancrage des représentations.

Afin de tester cette hypothèse, une étude en deux parties a été menée, reposant sur la méthode de l’évocation par induction hiérarchisée (Abric, 2003), ainsi que sur quarante entretiens semi-directifs (voir Encadré méthodologique).

Encadré 1. Un double dispositif méthodologique

La première méthode est celle de l’évocation par induction hiérarchisée (Abric, 2003), consistant, à partir d’un mot inducteur, à demander à des participant·es de noter, de manière spontanée, les dix premiers mots qui leur viennent à l’esprit, qu’ils doivent ensuite classer par ordre d’importance.

L’étude par induction hiérarchisée a concerné des étudiant·es de sexe féminin (n=556 ; 86,2 %) et de sexe masculin (n=89 ; 13,8 %). Les étudiant·es étaient inscrit·es en 1ère année (n=196), 2e année (n=196) et 3e année (n=253).

Pour chaque année de formation, l’échantillon a été séparé en deux groupes, pour lesquels le mot inducteur a été « infirmière » (n=291) ou « infirmier » (n=354). La variation du mot inducteur n’a pas eu d’impact sur les résultats. Cette méthode permet le recueil d’un corpus de mots, chacun assorti d’une pondération. Ce corpus peut ensuite être soumis à une analyse lexicométrique, puis ses éléments principaux permettent d’élaborer un schéma de la représentation socioprofessionnelle.

Les trois indicateurs retenus pour l’analyse lexico-métrique sont (Kalampalikis et Moscovici, 2005) :

  • - le volume du corpus et le nombre d’occurrences de chaque mot,
  • - le nombre de types, c’est-à-dire le nombre de mots différents,
  • - le nombre de hapax : le nombre de mots uniques, donc cités une seule fois et par un seul participant.

Ces trois indicateurs permettent de calculer deux indices de structuration du corpus (Flament et Rouquette, 2003) :

  • - l’indice de diversité : basé sur le rapport types/occurrences, il oscille entre 0 et 1. S’il est égal à 1, cela signifie qu’aucun mot n’est répété, témoignant d’une grande richesse lexicale dans la population étudiée ou d’une grande hétérogénéité de cette dernière,
  • - l’indice de variabilité : basé sur le rapport hapax/types, il oscille également entre 0 et 1. Plus sa valeur est proche de 1, plus certaines sources du corpus se distinguent des autres par le lexique employé.

Ce corpus permet également de réaliser une schématisation des représentations socioprofessionnelles, selon la classification d’Abric, où les éléments fréquents et importants appartiennent au noyau central, et les éléments moins importants, à la périphérie.

Quarante entretiens semi-directifs ont été réalisés au sein de deux IFSI (Institut de formation en soins infirmiers). L’échantillon a été réalisé par une méthode de stratification, avec comme première strate, l’IFSI d’appartenance, puis comme seconde strate, l’année d’études, puis enfin le sexe. L’échantillon est constitué de 20 femmes et 20 hommes, réparti·es sur les trois années de formation. Lorsqu’elle·il·s sont cité·es, elle·il·s sont désigné·es par un prénom fictif.

Les facteurs explicatifs explorés dans les entretiens sont :

  • - leur parcours antérieur, scolaire et éventuellement professionnel,
  • - leur motivation à entrer en formation,
  • - la présence d’infirmiers ou d’autres soignants dans leur entourage,
  • - leur socialisation primaire et secondaire,
  • - leur projection professionnelle.

Ces facteurs constituent l’ancrage de la représentation. Pour chacun, nous avons mis en évidence des effets liés au genre.

Par ailleurs, le contenu des représentations de leur futur métier a, de nouveau, été exploré au cours des échanges.

II. Les représentations du métier selon le sexe

Les réponses des participant·es à l’enquête par induction hiérarchisée se constituent au total de 5 790 mots, dont 704 mots différents. Chez les étudiantes, on dénombre un total de 4 966 mots pour 616 mots différents. Ces derniers sont au nombre de 278 chez les étudiants, sur un total de 824 mots exprimés (voir Tableau 1).

Le calcul de l’indice de diversité (Tableau 1) indique une hétérogénéité nettement plus grande de la représentation chez les hommes (0,34) que chez les femmes (0,13) ; de même, cette population renvoie un indice de variabilité indiquant davantage de distinction entre les hommes (0,61) qu’entre les femmes (0,54). Enfin, le pourcentage de non-réponse est 50 % plus élevé chez ces dernières. La sémantique employée par les hommes est donc plus diversifiée. Le sexe des participant·es semble ici constituer une variable tout à fait significative.

Tableau 1. Analyse lexico-métrique du corpus

 

Total

Selon le sexe

Selon l’année de formation

 

Échantillon complet

Femmes

Hommes

1ère année

2e année

3e année

Total des occurrences

5 790

4 966

824

1 580

1 850

2 360

Nombre de types*

704

616

278

311

312

376

Nombre de hapax*

386

331

169

171

160

188

Indice de diversité

0,12

0,13

0,34

0,20

0,17

0,16

Indice de variabilité

0,55

0,54

0,61

0,55

0,51

0,50

Nombre de non-réponses

660

594

66

380

110

170

Indice non-réponses/total des occurrences

0,11

0,12

0,08

0,24

0,06

0,07

* : le nombre de types et de hapax est calculé au sein de chaque sous-partie de l’échantillon (les femmes, les hommes). Un hapax identique dans le sous-groupe des femmes et celui des hommes n’est plus un hapax dans l’échantillon complet. Ainsi, pour les types et les hapax, les données de l’échantillon complet ne sont pas un cumul des colonnes situées plus à droite.

1) Une représentation qui se modifie durant la formation ?

On note, en outre, que les indices de diversité et de variabilité diminuent significativement au cours de la formation, et que le nombre de non-réponses diminue après la première année. Ces trois éléments indiquent donc un double effet d’homogénéisation et de densification des contenus de la représentation au cours de la formation.

Cela signifie que la représentation gagne en épaisseur au cours de la formation, puisqu’une même induction génère un plus gros volume de production sémantique, mais qu’elle perd en diversité et en variabilité et subit donc un effet d’uniformisation. L’interprétation qui peut en être faite est que la formation – et c’est un de ses buts – permet aux étudiant·es de mieux cerner leur future profession, mais également qu’elle les conditionne partiellement, en valorisant certaines dimensions de la profession. L’évolution dans la formation s’inscrit également dans un processus de professionnalisation, largement soutenu par le dispositif d’alternance intégrative et l’immersion en situation professionnelle.

2) Des variations dans le champ de la structure selon le sexe

Concernant la structure de la représentation, on observe que le groupe des hommes présente d’une part une plus grande diversité intra-individuelle dans les mots utilisés et d’autre part une plus grande variabilité inter-individuelle, signalant un nombre plus important de participants singularisés, par rapport au groupe des femmes. Ce phénomène, connu, a été mis en évidence au sein de la population générale par Lorenzi-Cioldi (1988) : le groupe des femmes, socialement dominé, développe, d’une manière générale, des représentations sociales plus homogènes que celui des hommes, socialement dominant. Les membres des groupes dominés auraient une plus grande tendance au conformisme du fait d’une sensibilité accrue au contrôle social (Chappe, Brauer et Castano, 2004), tandis que ceux du groupe dominant pourraient s’autoriser davantage de singularité dans leurs prises de positions.

3) Des variations périphériques selon le sexe

Les éléments centraux de la représentation sont ceux fréquemment cités et évalués comme importants ; ils sont les mêmes dans les deux groupes, avec le mot soin qui apparait comme fondamental. On observe également, de manière consensuelle, une présence forte des dimensions associées à la relation au patient : relationnel, patient, écoute, accompagnement, humain. Les quatre premiers mots apparaissent, en outre, dans le noyau central. Du point de vue des différences sur le plan relationnel, le groupe des femmes valorise le terme soutien, tandis que celui des hommes met en avant le social, nettement plus neutre.

Des qualités identifiées consensuellement chez les enquêté·es – empathie, bienveillance, respect – se réfèrent à un registre stéréotypique féminin, tandis que la compétence de responsabilité renvoie, quant à elle, à un registre davantage masculin. Les travaux cités précédemment montrent comment les professionnelles de santé font, de ces qualités, des compétences revendiquées (Jacques et Purgues, 2012), afin de mieux séparer leurs identités de femme et de professionnelle (Cottard, 2014). D’un point de vue différentiel, les hommes valorisent la qualité aidant contre celle de patience, chez les femmes. Ces dernières mettent également en avant d’autres compétences : la rigueur et l’organisation.

Enfin, au sein des deux groupes, la périphérie agrège, entre autres, des éléments relatifs au rôle technique sur prescription – technique, piqûre, médicament, pansement –, à la dimension interprofessionnelle – équipe, collaboration – et au contexte de travail – hôpital, blouse, métier, travail – constituant la partie négociable de la représentation (Moliner et Guimelli, 2015) et permettant l’adaptation de l’individu au contexte.

Ces éléments périphériques mettent cependant en évidence des contrastes entre les sexes : les femmes y valorisent trois termes, maladie, médecin et service, fortement ancrés dans une réalité hospitalière, tandis que l’on retrouve chez les hommes le terme diplôme, renvoyant plutôt à leur condition estudiantine, et celui d’urgence, constituant un secteur d’activité traditionnellement prisé par eux.

4) Des hommes moins préoccupés par la relation et les patients

Outre la vision structurale, il est également possible de matérialiser la représentation avec les liens d’association entre les différentes cognitions. Ont été retenues ici celles agrégeant au moins 10 % des individus, dans au moins une des deux catégories de sexe (chaque terme est accompagné du pourcentage d’étudiant·es l’ayant cité ; les liens entre deux mots indiquent le pourcentage d’individus les ayant cités simultanément).

Figure 1. Modélisation de la représentation socioprofessionnelle du métier chez les étudiantes infirmières
Figure 1

On observe, chez les sujets de sexe féminin, une organisation en trois pôles et trois sous-pôles, fortement reliés entre eux (hormis entre hôpital et relationnel). Chez les sujets de sexe masculin, la diversité de la représentation décrite précédemment amène donc à une plus grande dispersion des cognitions et donc des prises de position moins marquées. On retrouve le pôle principal soin et trois sous-pôles, dans lesquels le patient n’apparait pas.

Figure 2. Modélisation de la représentation socioprofessionnelle du métier chez les étudiants infirmiers
Figure 2

Les hommes accordent une importance moindre au patient et à l’écoute, s’éloignant ainsi des stéréotypes associant les femmes à la disponibilité et au dévouement pour autrui. Les mots travail et métier sont présents dans les deux groupes, mais quantitativement investis de manière opposée : chez les hommes, le mot soin est très relié au travail, donc à la tâche, tandis qu’il est relié au métier chez les femmes.

5) Des femmes qui collent à certains stéréotypes de la féminité

Pour l’ensemble des quarante étudiant·es rencontré·es dans le cadre des entretiens, seules les dimensions des qualités dites féminines et des qualités neutres amènent des différences significatives entre les deux groupes de sexe.

Les qualités féminines sont davantage plébiscitées par les femmes [2] [3]. Si l’on note des écarts significatifs entre femmes et hommes concernant cette catégorie, on retrouve une certaine homogénéité à travers les trois éléments les plus cités : écoute (13 femmes/9 hommes), empathie (7 femmes/4 hommes) et bienveillance (5 femmes/3 hommes). « Si on fait, en général, qu’importe le service : que ce soit médecine, que ce soit la santé scolaire, qu’importe… de toute façon ça va être l’écoute ! ça, faut vraiment écouter la personne. Faut lui parler, enfin, lui montrer qu’elle est vraiment prise en compte. […] À partir du moment où on parle à la personne et on essaie de bien l’écouter, de bien comprendre ce qu’elle a à dire … on est déjà en train de faire un soin personnalisé » (Marie).

Les qualités personnelles, ne faisant pas référence à une sexuation, constituent la seconde dimension discriminante, étant davantage mobilisées par les hommes [4]. Les contenus de cette catégorie font référence :

  • - au fait de prendre son temps et de faire preuve de disponibilité pour le patient (4 femmes/5 hommes) : « Mais, prendre le temps, quand un patient en a vraiment besoin, de parler avec lui. De lui montrer que c’est un humain, que c’est pas un numéro ou juste un patient qu’on connait pas » (Lucas),
  • - de se montrer tolérant·e et ouvert·e d’esprit (6 femmes/2 hommes) : « il y a le respect, l’humanité, ne pas dénigrer les personnes pour un trait ou à cause d’une pathologie. Il y a vraiment, c’est vraiment pour moi c’est important c’est pas des trucs qu’on, c’est pas des mots qu’on balance juste pour faire plaisir et que après par derrière on saccage allègrement » (Pierre),
  • - de faire preuve de remise en question et de connaître ses limites (1 femme/5 hommes) : « C’est un métier où il faut toujours se remettre en question. Faut toujours remettre en question sa pratique et parce que si on commence à banaliser tout ce qu’on voit, ben, après il n’y a plus le côté humain du métier, quoi » (Quentin),
  • - d’être patient·e (4 hommes) : « On va dire que je pense qu’un infirmier patient, c’est quand même mieux qu’une personne qui peut être, comme dirais-je, un peu surexcitée, enfin, pas surexcitée parce que ça peut être aussi un bien, mais quelqu’un qui peut être un peu trop colérique » (Maxime).

La méthode d’évocation et les entretiens amènent donc des résultats complémentaires, notamment concernant l’importance accordée par les femmes aux qualités qui leur sont traditionnellement rapportées : écoute, empathie, bienveillance. Les hommes citent ces qualités, mais dans des proportions bien moindres. Ils insistent quant à eux sur des qualités non sexo-typées : disponibilité, ouverture d’esprit, patience, remise en question. À défaut de revendiquer expressément des qualités attribuées aux femmes, ces derniers s’orientent plutôt vers une forme de neutralité. Dans les deux cas, c’est sur la dimension prescriptive, et plus particulièrement identitaire, de la représentation que s’observent des écarts. Par ailleurs, les femmes décrivent prioritairement leur futur métier sur la base de la relation humaine et de l’altérité, plutôt que sur des actes professionnels ou un environnement sociotechnique.

III. Aux origines des représentations professionnelles

Après avoir précisé les contenus des représentations professionnelles des étudiant·es en soins infirmiers, ainsi que les liens entre ces contenus, il est nécessaire d’en étudier l’ancrage. Cette dimension des représentations permet en effet de dépasser la simple variable du sexe pour préciser d’autres déterminants : socialisation primaire (parcours scolaire, activités), socialisation secondaire, présence éventuelle de soignant·es dans leurs proches, motivation à intégrer la formation, projet professionnel.

1) Des socialisations primaires sexo-typées : filles et garçons, chacun dans son genre

Au niveau des parcours scolaires initiaux (Tableau 2), on note la grande diversité des profils de bacs chez les étudiantes, tandis que chez leurs homologues de sexe masculin, le bac scientifique concerne 60 % de l’échantillon. La moindre représentation des filles dans les filières scientifiques est un fait connu ; on note que les hommes engagés dans une filière très féminisée le font ici après un parcours scolaire typique de leur propre sexe.

Tableau 2. Type de baccalauréat détenu par les étudiant·es de l’échantillon

Type de bac

Sexe masculin

Sexe féminin

Ensemble de l’échantillon

Bac pro SAPAT

0

1

1

Bac pro SMR

1

1

2

Autre bac pro

2

0

2

STL

0

1

1

ST2S

2

4

6

ES

3

6

8

L

0

3

3

S

12

4

16

Nous nous intéressons à la socialisation des étudiant·es afin de savoir si celle-ci est imprégnée de stéréotypes de genre, congruents à leur sexe pour les filles, et opposés pour les garçons, c’est-à-dire contre-genrés. Lorsqu’elle·il·s s’expriment sur leur socialisation, l’immense majorité des interviewé·es décrit des cercles amicaux d’enfants du même sexe, ou des deux sexes pour certains, notamment les amis du quartier ou du village. Deux hommes décrivent cependant des cercles amicaux plutôt féminins. Par ailleurs, au sein de l’échantillon de sexe masculin, la prévalence de la pratique de sports d’équipe typés masculin est notable : dix-huit étudiants ont pratiqué le football, de manière récréative ou en compétition, cinq pratiquaient le handball, quatre le basket-ball et trois le rugby. Certains ont multiplié les pratiques sportives durant l’enfance. Un seul n’en déclare aucune. Six d’entre eux notent l’importance qu’a eu le sport dans leur construction personnelle. Dans l’échantillon de sexe féminin, la pratique sportive dans l’enfance est beaucoup plus réduite. Sept participantes n’en pratiquaient pas. Pour celles qui avaient une activité sportive, trois seulement pratiquaient des sports d’équipe. Cinq autres pratiquaient la danse, trois étaient gymnastes, deux pratiquaient l’équitation.

Concernant les jeux et les activités de l’enfance, neuf étudiantes et un étudiant rapportent des jeux typés féminin (Barbies, poupées, poupons). Les jeux tels que les Légo et les Playmobil sont rapportés par neuf étudiants et six étudiantes. Cinq étudiantes déclarent la pratique d’un instrument de musique ou de chant. Aucun participant masculin n’en rapporte. Dix-neuf participants, également répartis entre les deux sexes rapportent des jeux d’extérieurs (promenades, cabanes, etc.).

Sur le plan de l’héritage familial, six étudiant·es ont une mère infirmière, spécialisée ou non. Léa, en formation initiale, se dit influencée par le travail maternel : « je prends le cas de ma mère, par exemple, tiens, elle est infirmière, elle a fait des diplômes universitaires, après, on peut devenir cadre, on peut se spécialiser ». Inès semble s’inscrire totalement dans le modèle maternel ; dès sa première phrase, elle explique : « j’ai toujours voulu être infirmière. Ma maman est infirmière libérale. […] et quand j’ai passé mon bac, j’ai passé mon concours en même temps ». Elle est finalement devenue aide-soignante et s’apprête à reprendre le cabinet libéral de sa mère, une fois son diplôme d’infirmière obtenu.

Deux étudiants ont un oncle infirmier ; leurs oncles travaillent dans des services réputés difficiles, davantage masculinisés que les autres, le SMUR (Service médical d’urgence et de réanimation) et la psychiatrie. Comme Inès, dès le début de l’entretien, Théo explique : « j’ai pensé à ce métier assez tôt ; en première, terminale, je pensais déjà à ça parce que j’ai mon oncle qui est infirmier, qui a fait 25 ans d’urgence, avec qui je discutais un petit peu, et ça m’a bien plu ». Florian livre un récit très semblable : « j’ai beaucoup de personnes de ma famille qui sont dans le sanitaire et dans le social, on va dire et pendant cet été-là, je suis parti avec mon tonton qui était, qui est infirmier en psychiatrie et j’ai eu, pas comme un déclic, mais en tout cas, je savais que je ne voulais pas vivre de quelque chose dans lequel il y avait une valeur monétaire et je voulais vraiment quelque chose où il y a la relation ». L’un comme l’autre, invités à exprimer le souhait de leur future spécialité d’exercice, livrent, entre autres, celle de leur oncle.

Sur le plan de la socialisation, l’ancrage sociologique de ces représentations est très conforme aux stéréotypes de sexe : femmes et hommes décrivent des instances de socialisation congruentes du point de vue sexe-genre. Concernant les hommes, nous retrouvons ici des convergences avec les travaux de Charrier portant sur les hommes sages-femmes (Charrier, 2004), qui n’identifie pas de socialisation contre-genrée (c’est-à-dire imprégnée de stéréotypes féminins), chez ces derniers, mais bien comme ici une identité masculine qui s’accommode d’un métier traditionnellement assigné aux femmes.

La question de l’héritage professionnel familial est à poser, chez 15 % des participant·es si l’on considère la filiation matrilinéaire et chez 20 % si l’on inclut la filiation avunculaire. On voit que la présence d’un infirmier ou d’une infirmière chez les ascendant·es peut potentiellement constituer un facteur d’engagement dans ce métier, sans que celui-ci soit automatique ou immédiat.

2) Des motivations variables pour entrer en formation

Quelle était la motivation initiale, chez les étudiant·es, pour devenir infirmier·e ? Nous avons isolé des choix rationnels, anciens, vocationnels et des choix par défaut (voir Tableau 3).

Tableau 3. Type de motivation ayant présidé à l’entrée en formation

Orientation vers l’IFSI

Femmes

Hommes

Choix rationnel

9

10

Choix vocationnel

8

1

Choix ancien du milieu sanitaire

2

2

Choix par défaut

1

7

Au sein de ces quatre sous-groupes, on retrouve une répartition homogène concernant les choix rationnel et ancien, alors que les choix par défaut et vocationnel distinguent nettement les groupes de sexe.

Celles et ceux qui semblent avoir réalisé un choix rationnel disent avoir choisi ce métier de manière réfléchie, en général dans un délai assez court avant le début de leurs études, de l’ordre de quelques années. Elle·il·s ont analysé différents métiers, passé des tests d’orientation, pris des renseignements auprès de professionnels de santé et envisagé différentes pistes. Plusieurs notent la grande variété de leur future profession, notamment le fait qu’elle combine des dimensions technique et relationnelle ainsi que des champs d’exercice diversifiés. Cela concerne près de la moitié des interviewé·es. Ainsi, Pauline, dessinatrice en architecture en reconversion, avait pensé devenir infirmière après son bac. Victime d’un licenciement économique, elle réalise à présent ce qu’elle nomme son « plan B ».

Deux femmes et deux hommes relient leur orientation à une appétence ancienne pour le milieu de la santé, mais sans être fixé·es sur un métier spécifique. Pour elles·eux également, une réflexion a présidé au choix d’un métier précis dans le domaine sanitaire. Sur ces quatre étudiant·es, trois sont engagé·es dans l’armée et suivent un double cursus de formation, à la fois civil et militaire. Clément, par exemple, ancien auxiliaire sanitaire dans l’armée, avait pour projet initial de faire « une carrière médicale », peut-être devenir kiné, mais ce choix s’accordait mal avec celui de devenir militaire. Pour lui, le soin était une « passion », mais sans privilégier d’emblée un métier spécifique.

Le troisième type, l’orientation par défaut, concerne très majoritairement des hommes (cinq sur les sept identifiés). Ces étudiants ont tous obtenu un bac général, notamment scientifique (cinq sur sept). Ils voulaient initialement devenir médecin, kiné, scientifique ou sage-femme. Quatre d’entre eux avaient débuté des études de médecine et ont échoué ou abandonné. Ils ont parfois estimé que leur niveau était insuffisant au regard d’un projet ambitieux. Ils décrivent donc un second choix, parfois très coûteux sur le plan de l’estime de soi : « c’est vraiment une grosse claque, parce que c’était énormément d’investissement, beaucoup d’investissement sur deux ans, c’est du 7h-22h tous les jours, pas de weekend, pas de vacances, […], on a l’impression qu’on a loupé notre vie » (Nicolas, à propos de son échec en faculté de médecine). Parmi eux, une femme, Lucie, 20 ans, était engagée dans une école préparatoire prestigieuse, hors du milieu de la santé. Elle a dû abandonner ce cursus à la suite d’une blessure, et est devenue étudiante infirmière sous l’injonction de sa mère, elle-même formatrice en IFSI.

Enfin, le dernier type, l’orientation vocationnelle, concerne presque exclusivement des femmes (huit sur les neuf identifiés). Nous incluons dans cette catégorie les étudiantes exprimant un souhait ancien de devenir infirmière. Chacune d’entre elles exprime, dès le début de l’entretien, ce choix ancien : » Alors, c’est un peu une vocation, c’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire, c’est vrai que depuis le collège, je veux m’orienter vers tout ce qui est santé, notamment le métier d’infirmière » (Emma) ; « Ça remonte à bien loin, quand même. […] Dès que j’avais six ans, je voulais absolument être infirmière dans le même hôpital que ma cousine. […] Et toujours cette envie, et puis petit à petit, au fur et à mesure que j’ai grandi, cette envie de prendre soin des personnes » (Julie).

3) Des motivations qui esquissent trois idéaux-types

Si l’opposition des groupes de sexe révèle assez peu d’écarts quant aux contenus des représentations, certaines motivations en revanche révèlent des différences significatives. Ainsi, le groupe des étudiant·es ayant fait un choix ancien du milieu sanitaire valorise largement la polyvalence et la variété d’exercice du métier [5], les compétences stéréotypées masculines [6] et, dans une moindre mesure, les compétences professionnelles [7]. De même, ces étudiant·es se montrent peu sensibles à l’exercice du rôle propre infirmier [8].

À l’inverse, les étudiant·es ayant réalisé un choix décrit comme une vocation, expriment une importance marquée au rôle propre [9]. Au sein de ce groupe, la présence des femmes est également significative [10]. La vocation amène le stéréotype de la religieuse infirmière, dévouée à Dieu et à autrui. La vocation, « un sentiment, une force ou une inclination intérieure, vis-à-vis d’une fonction, d’une activité ou d’une mission » (Lahire, 2018, p. 143) se manifeste chez des sujets très attachés au rôle propre de l’infirmier, c’est-à-dire aux soins quotidiens, au nursing, au care. À l’instar de Bourdieu, nous interrogeons le conformisme illustré par cette vocation, cette dernière ayant « pour effet de produire de telles rencontres harmonieuses entre les dispositions et les positions qui font que les victimes de la domination symbolique peuvent accomplir avec bonheur (au double sens) les tâches subalternes ou subordonnées qui sont assignées à leurs vertus de soumission, de gentillesse, de docilité, de dévouement et d’abnégation » (Bourdieu, 1998, p. 83).

Lahire note également que la vocation, loin d’être un choix délibéré, constitue « une contrainte objective puissamment intériorisée » (Lahire, 2018, p. 146). Nous avons ainsi observé à quel point, durant les entretiens, lorsque cet élément était évoqué, il coupait court à toute autre réflexion sur la motivation initiale.

Enfin, parmi les étudiant·es décrivant un choix par défaut, l’apparente surreprésentation masculine n’apparait pas significative [11]. En revanche, elle·il·s se distinguent par une faible sensibilité aux effets négatifs du contexte [12] et par une valorisation du rôle infirmier sur prescription [13]. À l’opposé de la vocation, le choix par défaut est davantage le fait d’hommes, plus attirés par la dimension technique du soin et donc à la collaboration avec le corps médical. Appétence technique et souhaits professionnels ambitieux sont caractéristiques des assignations faites aux hommes. Ceux qui ont dû renoncer à des carrières socialement plus valorisées occultent plus que les autres les aspects déplaisants de leur futur métier ; cet engagement suppose pour eux une vision positive d’une profession choisie en deuxième intention.

4) Des projections professionnelles restreintes chez les hommes

Il était enfin demandé aux étudiant·es dans quelle spécialité ou mode d’exercice elle·il·s se projetaient une fois leur diplôme obtenu. Le tableau ci-dessous agrège l’ensemble des réponses apportées.

Tableau 4. Projection professionnelle selon les lieux d’exercice ou les spécialités médicales

Spécialité projetée

Pourcentage* des réponses exprimées par

Les femmes

Les hommes

L’ensemble de l’échantillon

Psychiatrie

3,85

21,88

12,86

Urgences/SMUR

3,85

18,75

11,3

Réanimation/soins intensifs

3,85

18,75

11,3

Médecine/SSR

7,69

12,5

10,1

Pédiatrie

15,38

9,38

12,38

Gériatrie

11,54

9,38

10,46

Armée de terre ou de l’air

7,69

6,25

6,97

Bloc opératoire

3,85

3,13

3,49

Chirurgie

3,85

0

1,92

Handicap

11,54

0

5,77

Médecine du travail

7,69

0

3,85

Dialyse

3,85

0

1,92

Libéral

11,54

0

5,77

Non défini

3,85

0

1,92

* : Certain·es étudiant·es ont exprimé plusieurs projets. Le total des pourcentages dans chaque colonne est donc supérieur à 100

On constate que les femmes se projettent de manière très diverse, alors que les hommes, sous la pression des stéréotypes, concentrent la majorité de leurs projections dans trois spécialités : psychiatrie, urgence et réanimation. La diversité des représentations constatées antérieurement est donc en opposition avec l’étroitesse des projections.

Les projections professionnelles, en termes de spécialité (psychiatrie, urgences et réanimation) et de spécialisation (encadrement, anesthésie, pratiques avancées), associées aux filières de baccalauréat (scientifique), donnent l’impression que pour les individus de sexe masculin, les portes d’entrée et de sortie de la formation sont beaucoup plus étroites que pour les femmes, comme si, pour ces dernières, le fait d’intégrer une filière de formation cohérente, du point de vue des stéréotypes, à leur sexe, les autorisait à le faire après des parcours plus diversifiés. De même, cette congruence stéréotypique permettrait également aux étudiantes d’envisager une plus grande diversité de spécialités d’exercice une fois leur diplôme obtenu.

À l’inverse, mais également en congruence avec les stéréotypes, les hommes restreignent, en majorité, leurs projections à des domaines faisant appel, de manière fantasmatique, à la force (psychiatrie), à l’adrénaline et à la maîtrise de soi (urgences) ainsi qu’à la haute technicité (réanimation) et à un plus grand degré de prestige. Quant aux spécialisations (Tableau 5), elles montrent également des écarts entre les deux groupes.

Tableau 5. Spécialisations infirmières envisagées par les participant·es

Spécialisation envisagée

Femmes

Hommes

Infirmier·e anesthésiste

4

6

Infirmier·e de bloc opératoire

2

2

Infirmier·e puéricult·eur·rice

3

2

Cadre de santé

1

2

Infirmier·e en pratiques avancées

0

3

Diplôme universitaire

3

0

Pas de projection

8

5

Les spécialisations nécessitant deux années d’études, infirmier·e anesthésiste (IADE) et infirmier·e en pratique avancée (IPA), sont choisies majoritairement par des hommes ; la seconde n’est même citée que par ces derniers. La spécialité d’IADE revêt un certain prestige ; celle d’IPA, nouvellement créée, se positionne clairement comme une spécialité au rôle propre élargi par des ajouts pris sur les fonctions médicales.

Enfin, les diplômes universitaires, qui ne constituent pas une spécialisation à proprement parler mais plutôt le développement d’une compétence spécifique dans un domaine précis, ne sont cités que par des femmes. Leur prestige est moindre comparé à une spécialisation et ils ne donnent pas droit à un traitement salarial supérieur.

Ces projections professionnelles illustrent la théorie du plafond de verre : plus on monte au sein d’une hiérarchie professionnelle, moins il y a de femmes. D’autre part, la théorie de l’escalator de verre trouve ici une illustration : les hommes, dans un milieu majoritairement féminin, accèdent plus facilement à des positions dominantes ou valorisées. Il semble donc que, dès la formation initiale, cette aspiration à dépasser un plafond soit plus présente chez les étudiants de sexe masculin. Les statistiques invitent cependant à relativiser sensiblement ce point, puisqu’en 2014, on trouvait 14,03 % d’hommes parmi les infirmiers nouveaux diplômés en spécialité (puériculture, cadre de santé, anesthésie, bloc opératoire). En revanche, la spécialité d’anesthésiste, la plus longue et rémunératrice et la seule reconnue au niveau Master 2, comprenait alors 34,50 % d’hommes (DREES, 2018).

IV. Conclusion

Le rapport entre genre et soin est ici abordé sous l’angle des représentations socioprofessionnelles chez les futur·es infirmier·es. Si celles-ci ne traduisent pas forcément les pratiques professionnelles réelles, elles sont l’outil cognitif permettant de les mettre en sens et de les justifier.

On observe, entre femmes et hommes, des consensus centraux et des différences périphériques, dans les représentations qu’ont les étudiant·es infirmier·es de leur futur métier. Alors même qu’elle·il·s ne l’exercent pas encore, c’est-à-dire qu’elle·il·s ne sont pas imprégné·es de la culture d’un établissement ou d’une spécialité, les deux groupes de sexe développent des cognitions différenciées, en partie explicables par la persistance d’un imaginaire genré. Cet imaginaire les amène, entre autres, à des perspectives de carrière différentes.

Ces consensus et ces différences s’ancrent dans des histoires de vie qui sont celles de femmes et d’hommes chez qui sexe et genre sont congruents. De cette congruence découle un choix de la profession infirmière, guidé par la vocation pour certaines, ou orienté à défaut de mieux, pour d’autres. Ces différences d’ancrage en éclairent d’autres, elles-mêmes colorées de stéréotypes sexués, au sein de la représentation.

Nous identifions trois effets associés au genre dans l’étude de ces représentations socioprofessionnelles. Le premier effet concerne la structure des représentations : celles des étudiants en soins infirmiers de sexe masculin sont plus diversifiées, dans leur contenu, que celles des étudiantes de sexe féminin. D’autre part, les étudiants expriment davantage de singularité que leurs consœurs, qui développent des représentations plus homogènes.

Par ailleurs, le groupe des hommes a une voie d’entrée étroite, essentiellement scientifique, dans le métier d’infirmier, où il constitue une minorité. Bien que minoritaire, il déploie des représentations qui sont celles d’un groupe dominant, des représentations larges et très singularisées. Enfin, une fois les études achevées, certaines injonctions refont surface : un homme travaille dans un secteur technique, ou réputé dangereux ou encore exigeant de la réactivité. Pour les femmes, le fait de s’intégrer à un milieu déjà très féminisé et largement dévolu aux femmes du point de vue stéréotypique, semble produire l’effet inverse, avec des modes d’accès et des projections diversifiés, mais une représentation plus étriquée. Il s’agit d’un second effet lié au genre.

Enfin, le choix de devenir infirmier·e par vocation, essentiellement féminin, et celui opéré par renoncement, plutôt masculin, associé à des projets professionnels plus ambitieux pour les hommes, semblent constituer un troisième effet lié au genre

L’hypothèse émise à la base de ce travail peut être considérée comme partiellement validée. En effet, les différences entre femmes et hommes concernant le contenu de la représentation du métier d’infirmier·e existent ; elles se situent sur des zones périphériques, alors qu’un consensus apparaît sur les dimensions centrales. Par ailleurs, ces représentations sont plus larges et plus diversifiées chez les hommes.

L’ancrage de cette représentation, quant à lui, diffère sur deux plans ; pour l’ensemble des participant·es, il oppose le groupe des femmes à celui des hommes concernant leur socialisation ; pour la moitié des participant·es, c’est la motivation à entrer en formation qui s’avère révéler des différences dans le contenu même de la représentation.

Dès lors, comment expliquer des contenus manifestant des similitudes significatives, alors que les ancrages diffèrent ? La question qui se pose à présent, et sur laquelle nous avons esquissé quelques pistes, est celle de l’uniformisation de la représentation par la formation, qui pourrait gommer les effets de genre relevés dans l’ancrage.

Encadré 2. La formation actuelle des étudiant·es en soins infirmiers

Le programme des études en soins infirmiers date de 2009. La formation dure trois ans et se répartit entre 2 100 heures d’enseignement au sein des instituts de formation en soins infirmiers (IFSI) et 2 100 heures de stage auprès d’infirmier·es sur différents terrains : soins généraux en milieu hospitalier, soins en psychiatrie, lieux de vie tels que les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, soins à domicile, soins de longue durée ou encore soins de suite et de réadaptation. L’ensemble est organisé sous la forme d’une alternance intégrative.

La formation au sein des instituts est organisée en unités d’enseignement, empruntant aux sciences médicales, aux sciences humaines et sociales, au droit, à la philosophie et à l’éthique. Une partie des unités d’enseignement concerne spécifiquement le métier d’infirmier·e dans ses dimensions techniques et organisationnelles, et dans le développement d’un raisonnement clinique spécifique.

L’encadrement en stage est assuré par des infirmier·es diplômé·es d’État ; la formation à l’institut est coordonnée par des infirmier·es cadres de santé format·eur·rices, en collaboration avec d’autres professionnell·es et avec l’université de rattachement. Les évaluations réalisées au sein des unités d’enseignement et des stages permettent à l’étudiant·e d’acquérir les crédits européens (ECTS) nécessaires à l’obtention du diplôme d’État d’infirmier·e et de la licence en soins infirmiers.

 

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AUTEUR

Jean Maillet-Contoz
Institut de formation en soins infirmiers de Pontarlier
Docteur en sciences de l’éducation et de la formation
Université Lumière-Lyon 2

Infirmier depuis 2004, Jean Maillet-Contoz exerce en tant que cadre formateur au sein de l’Institut de formation en soins infirmiers de Pontarlier. Il prépare un doctorat en Sciences de l’éducation et de la formation, depuis 2015 au sein de l’université Lumière-Lyon 2, de l’école doctorale EPIC (Éducation Psychologie Information Communication-ED 485) et du laboratoire ECP (Éducation Cultures et Politiques-EA 4571). Il est l’auteur de plusieurs articles : « Profession infirmière : genre et représentations », Santé Mentale, hors-série, août 2018, p. 36-37 ; « Les représentations professionnelles des étudiant·e·s en soins infirmiers : des représentations genrées » (avec Gilles Combaz et Christine Morin-Messabel), L’orientation scolaire et professionnelle, 2019, 48/(4), p. 581-609.


ANNEXES

NOTES
[1] Ce texte est rédigé en écriture inclusive. Ainsi les termes employés au masculin (« les étudiants ») désignent exclusivement des hommes. Pour faciliter la lecture, le point médian n’apparait pas entre le e final et le s marquant un éventuel pluriel.
[2] (khi-deux=5,400 ; 1 ddl).
[3] Les khi-deux ont été calculés sur la base du nombre de cognitions se rapportant à l’une des catégories, par rapport au volume de l’ensemble des autres cognitions. La variable indépendante est donc ici le sexe, la variable dépendante le nombre de cognitions évoquées, pour la catégorie citée et pour l’ensemble des autres catégories.
[4] (khi-deux=9,869 ; 1 ddl).
[5] (khi-deux=15,530 ; 1 ddl).
[6] (khi-deux=5,211 ; 1 ddl).
[7] (khi-deux=3,071 ; 1 ddl).
[8] (khi-deux=10,352 ; 1 ddl).
[9] (khi-deux=8,850 ; 1 ddl).
[10] (khi-deux=7,025 ; 1 ddl).
[11] (khi-deux=1,558 ; 1 ddl).
[12] (khi-deux=5,515 ; 1 ddl).
[13] (khi-deux=4,622 ; 1 ddl).

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean Maillet-Contoz, « Représentations socio-professionnelles des étudiant·es en soins infirmiers : effets du genre », dans Éléments pour une sociologie du genre de la santé, Maud Navarre, Lucile Girard et Georges Ubbiali [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 mars 2022, n° 16, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean Maillet-Contoz.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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