Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Penser les infrastructures des mondes automobiles
Autodromes et circuits (xx-xxie siècles)
L’immersion dans l’univers des circuits automobiles avec Michel Vaillant
Sébastien Laffage-Cosnier, Yann Descamps et Christian Vivier
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
Michel Vaillant est une série de bandes dessinées créée par Jean Graton, qui met en scène les aventures d’un héros éponyme, champion de sport automobile. Dès sa première apparition en 1957 dans l’hebdomadaire Tintin, le pilote français est accueilli avec enthousiasme par les lectrices et lecteurs, amateurs d’aventures, de sports et de courses automobiles, notamment pour sa capacité à les transporter au cœur de l’action. Cette étude analyse les représentations des circuits au sein de la première série des Aventures de Michel Vaillant, composée de 16 bandes dessinées et réalisée dans les années 1960, du n° 1, Le grand défi (1959), au n° 16, Km 357 (1969). Elle montre que ces premiers albums mettent le lecteur en immersion au sein du monde des compétitions automobiles. Cette mise en visibilité graphique et spatiale des circuits de vitesse permet aux jeunes baby-boomers de connaître cet écosystème compétitif particulier et de vibrer au gré des subtilités des différents tracés. En tant qu’espace concret qui héberge l’imaginaire, la bande dessinée devient alors une véritable hétérotopie qui met aussi en scène un espace destiné à accueillir un type d’activités précis, le circuit, lui-même localisation physique de l’utopie automobile.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : sport-spectacle mondialisé ; bande dessinée ; Jean Graton ; hétérotopie
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Découvrir le panel des différents types de circuits mythiques par la série dessinée
III. Visualiser le tracé des circuits dans les cases
IV. Vivre les subtilités des circuits à travers les prouesses du héros
V. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

L’exposition Antoine le Pilote, présentée fin 2020 à l’occasion de la sortie du treizième album intitulé « Antoine au Grand Prix de Monaco » (Collection de Voitures de S.A.S. le Prince de Monaco), témoigne de l’appropriation du 9e art par l’univers de l’automobile. Cependant, la réunion de la sphère de la bande dessinée et du monde des sports mécaniques n’est pas nouvelle. Dès les années 1950, Spirou et Fantasio pilotent de fabuleuses Américaines au design exceptionnel tel leur prototype Turbot qu’ils étrennent sur le circuit imaginaire de Cocochamps, au format proche de celui bien réel de Spa-Francorchamps. De nombreux héros ont leur destin ponctuellement lié à l’automobile. Gaston conduisant sa Fiat 509 jaune et noire dans Le Journal de Spirou dès 1962, Tintin au volant d’une Mercedes décapotable dans Tintin au pays des Soviets, Alain Chevallier dirigeant ses différentes Formule 1 au cours de 17 albums ou encore Takumi Fujiwara, futur génie du sport automobile, qui commence ses exploits sur les routes sinueuses du Mont Akina en livrant le Tofu familial grâce à sa Toyota Sprinter Trueno, font partie des figures iconiques de ces séries de littératures graphiques célébrant l’automobile.

Parmi les exemples les plus éclatants de cette mise en cases des courses automobiles, le personnage de bande dessinée Michel Vaillant, créé par Jean Graton, fait son apparition en 1957 dans l’hebdomadaire Tintin. Lorsque le premier album Le grand défi paraît en 1959, il suscite un véritable enthousiasme chez les jeunes garçons français avides d’aventures sportives et de courses automobiles. Cette série est traduite dans une quinzaine de langues étrangères. Comme en témoigne l’article de Peter Dron publié dans The Telegraph en 2004, la série Michel Vaillant dispose d’une renommée internationale [1]. Depuis la fin des années 1950, près de 80 albums et quelques 20 millions d’exemplaires ont été vendus [2]. Écoulée dans seize pays dont le Japon et les États-Unis, cette série reste l’une des bandes dessinées les plus populaires en France. Même en 2015, selon le magazine mensuel d’actualités culturelles Les Inrockuptibles, Michel Vaillant, et notamment le premier tome Le Pilote sans visage, fait partie des 150 bandes dessinées d’aventures réalistes et historiques incontournables à posséder dans une bibliothèque [3].

Comment les infrastructures des différentes compétitions automobiles y sont-elles montrées aux lecteurs ? Quels imaginaires accompagnent les manifestations sportives traversées par le célèbre pilote ? Ou bien encore, comment et dans quel sens cette série se réapproprie-t-elle l’univers des courses automobiles de l’époque ? Au final, quelles sont les valeurs véhiculées par le bédéiste à travers les messages adressés à un lectorat prioritairement constitué de jeunes garçons et d’adolescents ? Et que révèlent les représentations dessinées des infrastructures accueillant ces grands événements compétitifs internationaux ?

Pour répondre à ces questions, Michel Vaillant est ici étudié à travers les 16 premiers albums de cette série, révélateurs des années 1960, du n° 1 Le grand défi en 1959 au n° 16 Km 357 qui sort en 1969. Rarement au stand depuis son apparition, Michel Vaillant est effectivement en librairie tous les ans. La série Michel Vaillant dessinée par Jean Graton [4] s’inscrit dans la veine des représentations traditionnelles de la bourgeoisie empreintes de valeurs familiales, des vertus du travail et de l’idéologie du progrès. Elle retranscrit admirablement les valeurs d’un temps, celui des années 1960 pour le corpus étudié des 16 premiers albums, et l’ancrage social de perspectives d’éducation autour de piliers solides (travail et efficacité, esprit de famille et confiance en ses proches, patrie et triomphe du drapeau français) [5] au cœur des Trente glorieuses [6], époque charnière de changements et de tensions au sein d’une société française tiraillée entre tradition et agitation, entre contrôle et effervescence.

Néanmoins, les analyses de l’iconographie dessinée reposant sur la mise en place d’une culture de masse vouée à l’automobile permettent de mettre en lumière l’existence d’une volonté de dépassement d’un socle issu de la tradition. Bien présent sur et autour des circuits, ce socle est toutefois articulé à une modernité prégnante avec laquelle il doit composer, jusque dans la bande dessinée. Au final, les exploits du champion sont autant d’occasions de rendre visible cette soif de nouveautés et de progrès que de sensibiliser la jeunesse plutôt masculine, à travers l’objet vénéré et symbolique que représente l’automobile, au monde qui les attend à leur sortie de l’enfance et de l’adolescence. Aussi, les courses automobiles disputées par Michel Vaillant sont les révélateurs de cette « guerre » économique impitoyable à laquelle se livrent les grandes nations et les grandes entreprises mondiales au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. Les victoires du héros seraient autant de projections annonçant une issue favorable pour la jeunesse française. Ces succès participeraient à la constitution de mythes modernes [7], rassurant cette jeunesse inquiète face à son avenir et à son insertion dans un contexte économique mondial mu par la compétitivité, la production et le profit.

Ce travail envisage de montrer que le succès des albums de Michel Vaillant tient à la tension d’un scénario qui s’articule essentiellement autour des prouesses sportives du héros, d’une part, et d’une fine connaissance du milieu automobile, en pleine expansion au cours des Trente glorieuses, d’autre part. En effet, les premiers albums de Michel Vaillant mettent le lecteur en « immersion » [8] au sein du monde des compétitions automobiles. Ainsi, cette mise en visibilité graphique et spatiale des circuits de vitesse, plutôt enchanteresse, permet aux jeunes baby-boomers [9] de connaître cet écosystème compétitif particulier mais également de s’en approprier les imaginaires [10]. En tant qu’espace concret qui héberge l’imaginaire, la bande dessinée est une véritable hétérotopie [11]. Elle met aussi en scène un espace destiné à accueillir un type d’activités précis, le circuit, lui-même localisation physique de l’utopie automobile. Au niveau méthodologique, les sources d’inspiration de l’auteur sont analysées et associées aux textes des bulles, aux signes plastiques et aux significations iconiques des dessins. Chaque élément est pris en compte de façon à révéler les imaginaires véhiculés par la série prisée par les lecteurs de la génération des Trente Glorieuses. Les thématiques constitutives des récits des albums du corpus sont confrontées aux discours illustrés des cases afin de révéler comment la représentation dessinée des circuits constitue un espace de sensibilisation aux courses automobiles et un outil d’acquisition de savoirs spécifiques à ce domaine culturel.

II. Découvrir le panel des différents types de circuits mythiques par la série dessinée

Le succès de Michel Vaillant tient à la rencontre heureuse entre plusieurs facteurs. D’une part, cette série est centrée sur des intrigues s’inscrivant dans l’ambiance de la modernité et du développement de l’automobile [12]. D’autre part, cette fiction apparaît à un moment particulier de l’histoire d’une bande dessinée francophone en pleine mutation embrassant des vertus éducatives [13]. Plus encore, la série dessinée par Jean Graton permet au lecteur de découvrir les différents types de circuits sur lesquels s’affrontent habituellement les pilotes automobiles et leurs écuries. En effet, l’analyse quantitative des 16 premiers albums qui couvrent les années 1960 montre que le circuit, installation sportive, permanente ou provisoire, en asphalte, en terre ou en glace, aménagée pour accueillir des compétitions automobiles, est représenté dans un peu plus de 5 600 cases (5 615 exactement). Concrètement, cette présence correspond à près de 47 % des cases des albums étudiés.

Figure 1. Répartition des types de circuits dans les Aventures de Michel Vaillant (1959-1969)
Figure 1

Plus précisément, les aventures de Michel Vaillant se déroulent au sein de plusieurs espaces d’affrontement. Parmi les six catégories repérées, deux sont très peu présentes. Représentant la plus petite rubrique, le « circuit de côte » n’est par exemple évoqué graphiquement qu’à travers cinq cases du tome 8 [14] à l’occasion de la course de côte du col de la Faucille, épreuve inscrite au calendrier du championnat d’Europe de la montagne. L’apparition est donc très lacunaire, à l’image de la course réelle qui dure une dizaine de kilomètres sur un dénivelé d’environ 700 mètres, puisque les deux premières cases évoquent le départ, les deux suivantes la difficulté de la course à travers des conduites difficiles dans des virages très délicats et, enfin, la dernière qui symbolise la victoire de l’écurie des « V ». Le « circuit d’usine » est le deuxième type de circuit le moins représenté, correspondant à 2 % du corpus étudié. Ce type d’infrastructure est essentiellement dédiée aux essais de voitures de course lorsque des prototypes mécaniques sont testés.

Pour la première fois, les circuits d’usine apparaissent au sein du tome 5 lorsque de nouveaux équipements montés sur différentes voitures sont éprouvés : les patrons de la marque Ferrari regardent tourner leurs bolides autour de l’usine de Maranello pendant que le personnel de Maserati observe les performances de leur nouvelle voiture de course tournant à vive allure autour de l’atelier historique situé à Modène [15]. Au sein du tome 10, c’est au tour de Michel Vaillant et Steve Warson de réaliser une course poursuite sur le circuit d’essai d’usine de la firme Vaillant. Pour les deux pilotes, l’idée est de conduire leurs voitures pendant plus de deux heures sans aucun ménagement afin de soumettre « les suspensions à rude épreuve » afin de tenter de « les faire casser », quitte à ce que les freins ou les pneus soient « brûlants » ou « l’habitacle surchauffé » [16].

Ces planches permettent de montrer aux lecteurs que les voitures de compétition sont testées sur ces circuits d’usine dédiés à simuler des compétitions « soumettant chaque organe de ces puissantes mécaniques à des efforts bien supérieurs à ceux qu’ils devront soutenir pendant les compétitions ». Grâce à ces tests sur ce type de circuit, « le constructeur s’assure de la robustesse de l’ensemble. Les pièces qui “cassent” seront modifiées ou renforcées » [17]. De la même manière, quelques pages plus loin, tous les pilotes de l’équipe Vaillante préparent leurs bolides en les épuisant sur des courses d’entraînement, circuit bien identifiable avec les enseignes de la marque imaginaire et l’usine bien visible à l’horizon.

Finalement, grâce à la série, le lecteur découvre les préparatifs du monde automobile. Les essais des différentes marques sont mis en scène, souvent en opposition sur une planche à gauche versus à droite. Les deux pages au sein desquelles des firmes françaises, comme Vaillant, et américaines, telle Ford, préparent chacune de leur côté les diverses épreuves du championnat américain sont à ce sujet exemplaires [18]. Mélangeant fiction et réalité, ce processus d’adversité à distance sur les circuits d’usine et de compétition à l’innovation technique reflète néanmoins la rivalité réelle entre les industries automobiles des deux côtés de l’Atlantique [19].

La troisième catégorie renvoie aux « circuits urbains » qui sont représentés sur 194 cases, soit 7 % des circuits. Cependant, seules deux courses en ville prennent place au sein de la série : le moins représenté est le Grand Prix de Bruxelles, organisé à quatre reprises entre 1949 et 1962 au sein de la capitale de la Belgique et dessiné sur quatre planches (17 % des circuits routiers) dans l’album Les casse-cou [20]. Le Grand Prix de Monaco est cinq fois plus représenté (83 % des circuits routiers) avec, dès le deuxième album, 83 cases consacré à l’épreuve se déroulant au sein de la Principauté [21]. Dans Le pilote sans visage, Monaco est synonyme de la première victoire du héros Michel Vaillant. De la même manière, et avec environ la même quantité de dessins, le Grand Prix de Monaco occupe douze planches au sein de L’honneur du samouraï [22]. L’exposition « Michel Vaillant à Monaco » organisée en mai 2017 au Grimaldi Forum témoigne sans aucun doute que l’œuvre de Jean Graton a contribué au rayonnement de cette épreuve auprès de plusieurs générations et n’est pas étrangère au fait que Monaco soit devenu un des lieux-culte de la course automobile.

Représentant la quatrième catégorie de circuits, les anneaux de vitesse occupent 16 % des cases évoquant les autodromes. La première case de la série Michel Vaillant ne peut être plus symbolique. En effet, ce premier dessin dévoile au lecteur les personnages d’Henri Vaillant et de Jean-Pierre Vaillant, qui sont respectivement le père et le frère de Michel Vaillant, mais également la piste de Montlhéry. L’inclinaison du virage, l’une des particularités des ovales, garnit la moitié de ce premier dessin et laisse imaginer au lecteur un circuit en hors-champ construit pour permettre de conserver une vitesse très élevée dans les courbes (Figure 2.

Photo 1
Figure 2. Jean Graton, Le Grand Défi, n° 1, 1959, p. 3
© Graton Éditeur, 2022

La célébration de la vitesse, ou plutôt d’un monde qui s’arrache de la lenteur [23], est pleinement représentée dès la première case de Michel Vaillant. Cette course à la célérité automobile plante évidemment encore le décor d’une compétition transatlantique. L’intrigue de l’album Le grand défi en énonce les significations et les aspirations. En outre, Jean Graton souhaite montrer à quel point l’industrie française peut être parfaitement préparée et efficace face à l’économie américaine. Dès la première planche, le lecteur apprend que « l’Amérique relève le grand défi » [24] proposé par Louis Latour, directeur du quotidien L’Éclair de France, qui consiste en une « confrontation entre pilotes américains et pilotes européens » [25]. Cette confrontation des pilotes est doublée d’une opposition entre les anneaux de vitesse. En effet, si Montlhéry est représenté à 33 % au sein de cette catégorie de circuits, les trois autres anneaux sont américains : la présence de Darlington (10 %), de Daytona (15 %) et d’Indianapolis (44 %), le « fameux anneau » [26], au sein des aventures de Michel Vaillant montre à quel point les pistes ovales constituent des terrains de jeu privilégiés pour les héros à la recherche de l’ivresse de la vitesse ou de la trajectoire idéale.

La représentation des circuits de rallyes est à peu près équivalente à celle des anneaux de vitesse puisqu’ils occupent 17 % des cases évoquant les autodromes. Néanmoins, dans cette catégorie, trois rallyes dominent : le Rallye Grand Tourisme qui se déroule en Espagne (32,1 %) en passant par un U entre Saint-Sébastien - Madrid - Tolède - Valence - Barcelone ; la Panaméricaine (26,2 %) qui traverse le Mexique du Sud au Nord ; et, enfin, le Liège-Sofia-Liège qui parcourt plusieurs pays au sein de l’Europe centrale. Outre la présence de ces parcours réputés, de nombreuses courses mythiques occupent les planches de la série tels le Rallye Paris-Saint-Raphaël (4,5 %), course mondaine exclusivement composée de concurrentes, le Rallye des Tulipes (4,5 %), la Coupe des Alpes (2,9 %) ou encore le Rallye Lyon-Charbonnières (0,2 %) dit « Le Charbo ». Les rallyes donnent évidemment l’occasion à Jean Graton de faire découvrir la beauté ou le pittoresque des sites, le prestige des villes historiques ou le folklore local, mais c’est la course de glace de Val d’Isère (7,6 %) ou encore l’asphalte du circuit espagnol qui donnent du fil à retordre aux concurrents. Sur le circuit de la péninsule ibérique, pour Michel Vaillant, il s’agit de « traverser un nuage de poussière » [27], de conduire sur « des routes épouvantables » [28], de franchir « une profonde rigole », de déraper « dans la pierraille », de tenter « d’éviter quelques grosses pierres » [29] ou encore de traverser « les dernières bosses » [30] avant de prendre la direction de l’arrivée à Barcelone. Si ces rallyes constituent une forme de voyages à travers les paysages et témoignent d’une certaine volonté d’exotisme de la part du dessinateur, ils ne parviennent pas à égaler la catégorie de circuit dominante que sont les circuits routiers. Loin de mettre en avant la nature ou l’exploration contemplative, la série souligne ardemment le culte de la vitesse et de la performance.

Figure 3. Répartition des types de rallyes dans les Aventures de Michel Vaillant (1959-1969)
Figure 3

En effet, avec 58 %, les circuits routiers sont les installations les plus représentées dans la fiction. Au sein de cette catégorie, vraisemblablement pour séduire les lecteurs franco-belges, près de la moitié des circuits concernent celui des 24 Heures du Mans (32 %), de Reims-Gueux (8,9 %) et Spa-Francorchamps (7,4 %). L’idée pour Jean Graton est bien de faire découvrir, comme l’indique Mathieu Flonneau pour le circuit des 24 Heures du Mans, les « lieux de mémoire à visiter » [31] à travers la bande dessinée. En effet, Jean Graton ne s’y trompe pas puisque que le circuit de Reims est classé monument historique depuis 2009. À travers les albums des années 1960, la série fait découvrir à ses lecteurs pas moins de 17 circuits routiers internationaux tels Nürburgring en Allemagne (18,5 %), Riverside en Californie (8,7 %), Zandvoort aux Pays-Bas (4,8 %), Fort Worth au Texas (4,7 %), Daytona en Floride (4,3 %), Monza en Italie (4,2 %), Oscar Alfredo Galvez du Grand Prix automobile d’Argentine (2,1 %,), etc. À sa manière, Jean Graton apporte sa contribution à la transformation d’un circuit en patrimoine au sens où l’entend Christian Bromberger [32], voire en véritable lieu de mémoire au sens où l’entend Georges Vigarello pour le Tour de France [33].

Au final, à travers la série Michel Vaillant, les lectrices et lecteurs peuvent découvrir et comprendre les différentes fonctions du circuit (pour s’entraîner à côté de l’usine ou se dépasser devant un public). Jean Graton, par la diversité des types de circuits et l’hétérogénéité des implantations internationales qu’il choisit de mettre en avant, permet de montrer un large panel et de faire décourvir le monde de la course automobile à tous les novices. Plus encore, en mettant en avant le patrimoine immobilier de l’univers automobile, le dessinateur s’attache à faire perdurer, voire à participer à la construction du circuit comme mythe contemporain, véritable « création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique » [34].

III. Visualiser le tracé des circuits dans les cases

Si les différents circuits sont représentés au sein de la série, Jean Graton ne fait pas que les évoquer. En effet, dès la première planche du Grand Défi, l’artiste prend bien soin de dessiner un panneau reproduisant schématiquement l’anneau de Montlhéry. Plus précisément, le dessinateur utilise trois procédés bien spécifiques pour permettre aux lecteurs passionnés de découvrir les tracés des nombreuses pistes, réels supports de la fiction.

En effet, la première manière employée par Jean Graton consiste à rédiger une description journalistique. Cette méthode est utilisée dans près de la moitié des présentations de tracés (plus exactement 47 %). Dès le premier album, alors que la description n’est pas accompagnée de détails iconographiques du tracé, une case entière est dédiée à donner des informations à l’éventuel novice en sport automobile lorsque l’intrigue commence sur une piste allemande : « Le circuit du Nürburgring est surnommé “le circuit aux 1 000 virages”. Le tour mesure 22 km 810 et en tout, les pilotes doivent prendre 3 784 virages ! C’est dire que les conducteurs et les voitures sont soumis à rude épreuve ! De plus, ce circuit accidenté et au sol très dur exige des bolides une très grande résistance et une excellente maniabilité ! C’est donc là une épreuve des plus difficiles ! » [35]. Au sein du deuxième album, il est également question de la longueur du circuit et de descriptions qui ont des incidences sur le type de voitures et l’adaptation nécessaire des concurrents : « Le circuit de Monaco, d’une longueur de 3 km 145, n’est pas un circuit rapide ! Il comporte trop de virages. Il exige des voitures très maniables et des pilotes habiles » [36].

Si ces fiches journalistiques détaillent les circuits en donnant des indications précises comme évoqué précédemment pour le circuit du Nürburgring ou de Monaco, dans 44 % des présentations des autodromes, une visualisation schématique du tracé apparaît. Cette deuxième catégorie est composée de divers tracés aux richesses de renseignements assez hétérogènes. En effet, la forme géométrique du tracé du circuit est parfois simplement dessinée en un seul trait dans la même case qui représente les bolides qui prennent le départ. Le lecteur découvre ce procédé lors de la présentation du circuit de Zandwoort (Figure 4. Seules quelques indications sont apportées comme la longueur totale du circuit (4,193 km) et la localisation des tribunes et des stands afin de matérialiser le départ et l’arrivée. Jean Graton n’emploie pas que cette manière épurée pour faire découvrir les circuits. Il utilise différents artifices afin de mettre en valeur le tracé des pistes. La présentation du Grand Prix de Fort Worth au Texas est exemplaire à ce sujet. La visualisation de l’espace géographique et de la forme de Fort Worth est dessinée au cœur de trois cases au sein desquelles des pilotes tentent de se doubler (Figure 5). Cette imbrication entre le tracé de la piste et les différents dessins laisse à penser aux lecteurs qu’il s’agit à chaque fois d’une illustration d’un fragment du tracé en question. Cet « engendrement des images » [37] apporte une forme de réalisme et permet de se projeter dans les méandres du circuit.

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Figure 4. Jean Graton, L’honneur du samouraï, n° 10, 1966, p. 14
© Graton Éditeur, 2022
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Figure 5. Jean Graton, La trahison de Steve Warson, n°6, 1964, p. 29
© Graton Éditeur, 2022

Souvent, Jean Graton associe ces deux derniers procédés, tracé schématique et description journalistique, afin d’apporter divers éléments aux adeptes de sa série. En effet, à travers un procédé original, Jean Graton réussit la prouesse de transposer chaque lecteur, bien assis dans son fauteuil, en un spectateur privilégié pouvant assister en direct (ou presque) aux exploits des pilotes depuis les gradins du circuit. En début de course, et après avoir énuméré les différentes voitures concurrentes passant devant les stands, le dessinateur invite le lecteur à « profit[er] des quatre minutes qui s’écoulent avant le second passage pour faire connaissance avec le circuit » [38]. Ainsi, pendant que le lecteur imagine les Vaillantes, les Maserati, les Ferrari ou autres Jaguar se départager dans chaque ligne droite ou virage, il peut apprendre que le circuit permanent de la Sarthe a été créé par l’Automobile Club de l’Ouest et mesure 13,461 km. Au centre du circuit, Jean Graton effectue un petit historique du lieu : « Les premières “24 heures du Mans” se disputèrent pour la première fois en 1923. Détruit pendant la guerre, le circuit fut restauré en 1949, année où reprirent les “24 heures”. En 1956, les tribunes, stands et piste furent complètement transformés. Actuellement, 300 000 spectateurs peuvent assister avec une visibilité parfaite au déroulement de la course la plus captivante du monde » [39]. Cette histoire, bien qu’euphémisée par rapport aux faits tragiques de l’accident violent de 1955 qui entraîna la transformation du circuit, permet néanmoins de donner des points de repères précieux aux lecteurs, tout en les préservant d’images plus sombres.

Au-dessus du tracé, Jean Graton donne également des chiffres complémentaires en indiquant les 50 hectares de surface des tribunes, les 6 000 places de tribunes couvertes, les 12 km de gradins, les 70 000 spectateurs qui peuvent assister au départ, les garages qui peuvent accueillir 25 000 voitures, les 1 200 gendarmes qui jalonnent les accès au circuit, etc. Jean Graton place les points cardinaux sous le schéma du circuit afin d’indiquer également l’orientation du tracé. Le lecteur peut ainsi repérer les emplacements des deux tribunes populaires, du village, des stands, l’aire du camping, l’aérodrome, les emplacements des différents postes de secours et, bien sûr, l’emplacement de la chapelle pour que le prêtre et son enfant de chœur puisse célébrer la messe pendant toute la durée des festivités de cette course mythique. Les sites d’Arnage, de Mulsanne, des Hunaudières, du Tertre Rouge et de Maison Blanche sont positionnés sur le circuit par le dessinateur comme pour mieux préparer le lecteur aux rebondissements futurs de l’histoire. Toute cette séquence, véritable mise en scène du récit dans l’image, démontre que Jean Graton articule remarquablement l’intrigue de l’album, le récit dans l’image et la configuration [40] topographique des circuits.

Outre les tracés schématiques et les descriptions journalistiques, Jean Graton utilise un dernier procédé pour détailler les circuits. En effet, 9 % des présentations des autodromes correspondent à une vue panoramique très détaillée. Cette troisième et dernière catégorie peut être illustrée à travers l’exemple du circuit d’Indianapolis dessiné au sein de l’album Suspense à Indianapolis. Comme pour le circuit du Mans, les différentes tribunes, les stands ou encore le terrain de golf au centre du circuit sont représentés sur le croquis. Cependant, Jean Graton donne de précieuses indications aux lecteurs. La vitesse des bolides, qui se situe entre 215 et 290 km/h est rigoureusement positionnée à la fin d’une ligne droite ou d’un virage. Les endroits exacts où les pilotes doivent couper ou mettre les gaz sont caractérisés par un point ou un astérisque sur la trajectoire théorique des voitures de courses (Figure 6).

Photo 4
Figure 6. Jean Graton, Suspense à Indianapolis, n° 11, 1966, p. 42
© Graton Éditeur, 2022

Plus encore, à travers la déformation de la trajectoire des voitures après les tribunes ouvertes sud, Jean Graton informe les lecteurs sur le fait que « le vent tend à pousser la voiture contre le mur » [41]. En bas à droite, Jean Graton prend également soin d’incruster l’image d’une cheminée de l’usine de batteries automobile Prest-O-Lite. Les indications du dessinateur montrent concrètement que les pilotes utilisent la direction prise par les fumées de la manufacture, implantée à « 300 yards sud » du circuit, afin d’adapter leur conduite au sens du vent. Ainsi, Michel Vaillant et, plus généralement le Journal de Tintin au sein duquel la série est prépubliée, a une valeur éducative en ce sens que les aventures du pilote français sont l’occasion de transmettre aux jeunes enfants et aux adolescents des connaissances et des savoirs divers liés aux circuits automobiles.

Grand connaisseur du sport et de l’automobile, Jean Graton rend Michel Vaillant le plus réaliste possible. L’auteur affirme qu’il prend bien soin d’être très « bien documenté pour charpenter cette histoire » [42]. Très typés, les dessins de Jean Graton laissent une impression de raideur mais, en spécialiste de la ligne claire, il souligne précisément les courbes des circuits de façon à permettre aux jeunes lecteurs leur reconnaissance immédiate des plus prestigieux. Les cases de Jean Graton sont de véritables vitrines à travers lesquelles les jeunes garçons explorent les plans des différents circuits, les subtilités techniques du tracé ou même les monuments historiques des villes visitées par le héros. Le lecteur est assimilé à un spectateur, voire à un téléspectateur suivant la course. Le dessinateur s’efforce de lire une imposante documentation (articles de journaux, photographies, interviews, etc.) permettant de coller à la réalité. Il connaît « tous les circuits de course, les itinéraires, les ateliers, où se trouvent Michel et ses amis » et dévore « toute la littérature qui se publie sur l’automobile » [43]. La recherche documentaire, qui se ressent au travers d’une voix off très présente, est toujours flagrante et les circuits représentés le sont avec d’autant plus de réalisme et de minutie que le dessinateur s’y rend en personne.

IV. Vivre les subtilités des circuits à travers les prouesses du héros

La mise en visibilité graphique et spatiale des circuits de vitesse ne se limite pas à la découverte des différentes catégories ou de l’hétérogénéité des tracés. En grand spécialiste du monde automobile, Jean Graton fait entrer le lecteur à l’intérieur même des circuits et de leurs caractéristiques, soulignant la singularité de chacun d’eux, et ainsi montrant en creux la dextérité et la capacité d’adaptation d’un pilote ainsi héroïsé. L’analyse des noms propres liés au monde automobile est révélatrice. En effet, l’auteur met d’abord en avant les noms des pilotes, véritables héros des aventures de la série (38 %) et les marques des voitures ou des écuries (31 %). Le dessinateur met ensuite en valeur les toponymes des circuits (21 %) et, plus intéressant encore pour notre étude, les différents détails des circuits (10 %).

En effet, les spécificités des circuits sont scénarisées par le dessinateur. Il imbrique les difficultés des différentes courses automobiles à ses intrigues et aux rebondissements caractéristiques de la série. Dès le premier album, le lecteur identifie l’étonnement des mécaniciens qui voient le pilote américain Steve Warson, adversaire de Michel Vaillant, se présenter quelques instants après le départ « au virage de la source » pour ensuite attaquer « le raidillon de l’eau rouge » [44], enchaînement le plus célèbre du circuit de Spa-Francorchamps, au sein duquel Steve Warson manque de sortir de la piste. Au sein du deuxième album, Jean Graton met cette fois en avant la difficulté essentielle du circuit de Reims : « Après la passerelle Dunlop, s’amorce la grande courbe du calvaire. Elle est très dangereuse car les pilotes la prennent très vite… » [45]. Ce processus se répète de nombreuses fois au cours de la série.

Au sein de l’album Le 13 est au départ, la double page illustrant les essais de Michel Vaillant sur le circuit du Mans est révélatrice. Pas moins de quinze cases sont dessinées par Jean Graton à ce sujet. À la manière d’un photoreporter, le dessinateur consacre une case par difficulté du circuit manceau [46]. Au cours du premier tour effectué par Michel Vaillant à vive allure, le lecteur peut visualiser le pilote en train de prendre le délicat virage « après la grande courbe des tribunes » puis s’engager dans « la légère descente vers le Tertre Rouge », passer ensuite « en seconde » dans « le virage […] négocié de main de maître » à « 100 à l’heure », attaquer « la longue ligne droite des Hunaudières » en étant à « 170 à l’heure » en « troisième », puis au cours de la sixième case de cet épisode, passer « la quatrième » à « 220 ». Au sein de la dernière bande de cette première planche, Jean Graton consacre une bulle aux pensées de Michel Vaillant pendant cette ligne droite : « Bon sang ! 270 ! Beaucoup trop tard pour la cinquième… Je devais pouvoir la prendre cinq cents mètres plus tôt ! ».

La deuxième planche suivant le tour de Michel Vaillant débute cette fois par une voix off qui ne déroge pas au processus d’immersion dans le circuit du Mans. La première case est un gros plan sur le pilote qui « à près de 300 à l’heure, […] franchit le km.6, et porte toute son attention sur la légère courbe droite, très dangereuse quand elle est prise à grande allure », puis, « lève le pied pour aborder le dos-d’âne au km.7… la vaillante décolle très légèrement… retombe en ligne ». Le procédé est identique sur les cases suivantes. À la fin de cet épisode de dissection du Circuit du Mans, Jean Graton prend également soin de signaler le passage de « Maison Blanche » caractérisé par « deux faux virages trompeurs […] cause de bien des sorties de route… ». Tel un magazine automobile spécialisé, ces passages permettent aux lecteurs d’acquérir de véritables connaissances spécifiques au circuit et à ses pièges.

Ces enseignements ne valent pas uniquement pour les anneaux de vitesse ou les circuits routiers. Toujours avec une précision d’orfèvre et des dessins très réalistes (Figures 7 et 8), Jean Graton immerge le lecteur dans le Stelvio, véritable col mythique de la course de côte de la Faucille. À travers une case vue en plongée mettant ainsi en avant la longueur, il souligne la difficulté, l’altitude et les conditions climatiques extrêmes du passage spécifique du plus haut col routier des Alpes italiennes. S’il demeurait encore un doute sur la précision de la documentation utilisée par Jean Graton, cet exemple montre à quel point le dessinateur s’attache à représenter à l’identique les circuits et à reproduire leurs relevés topographiques à différentes échelles.

Photo 5 Photo 6
Figure 7. Vue d’un des versants du Stelvio
Crédit Istock
Figure 8. Jean Graton, Le 8e Pilote, n° 8, 1965, p. 48
© Graton Éditeur, 2022

Outre les représentations réalistes des spécificités des circuits très souvent présents au sein des différents albums analysés, Jean Graton utilise également le procédé de la caméra embarquée afin de mettre le lecteur au tout premier plan des diverses actions. D’une certaine manière, le dessinateur installe son lecteur dans le fauteuil d’un grand huit de fête foraine afin qu’il puisse découvrir le circuit et les sensations fortes telles que les vivent les pilotes au volant de leur bolide. Dès les premières pages du premier tome Le Grand Défi, Jean Graton installe le lecteur aux côtés de Michel Vaillant qui poursuit deux concurrents lors du Grand Prix d’Argentine (Figure 9). Dans le deuxième tome, Jean Graton utilise également le procédé du hors-champ pour accroître les émotions du lecteur. Lors de cette scène, Michel Vaillant dépasse le Pilote sans visage dans le dernier virage avant l’arrivée du Grand Prix de Monaco. Dans cette case particulière (Figure 10), le suspense et l’angoisse sont à leur comble dans la mesure où la voiture du Pilote sans visage est très proche de la Vaillante et la main de notre héros (qui pourrait d’ailleurs être celle du lecteur) est cramponnée au volant afin d’être le plus précis possible dans cette manœuvre très risquée. Sur les 16 albums étudiés, pas moins de 40 cases sont uniquement dédiées à cette mise en scène en hors-champ.

Photo 7
Figure 9. Jean Graton, Le Grand Défi, n° 1, 1959, p. 11
© Graton Éditeur, 2022
Photo 8
Figure 10. Jean Graton, Le pilote sans visage, n° 2, 1960, p. 34
© Graton Éditeur, 2022

Plus encore, dans l’album Concerto pour pilotes de 1968, Jean Graton peut faire le lien entre les circonvolutions du circuit du Mans et les émotions ressenties par les pilotes. En effet, après avoir été chahuté dans les airs par deux pilotes d’avions, Steve Warson et Michel Vaillant prennent leur revanche en plaçant les deux aviateurs dans le rôle de passager. Le défi émotionnel entre les deux professions tourne rapidement en faveur des pilotes automobiles puisque, pourtant habitués à passer le mur du son, les deux pilotes d’avions sont déstabilisés. Jean Graton redonne alors au terme d’émotion tout son sens étymologique en montrant des corps irrésistiblement mis en mouvement par les événements vécus au sein de l’habitacle. Cramponné au tableau de bord, le passager de Steve Warson « serre les poings !? Une sourde angoisse le gagne » [47]. Plus loin, le passager de Michel Vaillant, Paul Kauttu, pourtant major de l’U. S. Air Force et leader de la formation aérienne acrobatique Thunderbirds, « a laissé échapper ce cri ! [Break it off – Rompre la formation] (ce qui prouve que lui a encore la force de parler…) » [48]. Quelques cases plus loin, cela va encore trop vite pour Paul Kauttu puisque « son pied droit appuie de toutes ses forces sur une pédale de frein imaginaire » [49]. Pour Paul Kauttu, le danger est partout : « Au bout de chaque ligne droite, un virage ! Derrière ce virage, le décor : talus, remparts de sable, arbres menaçants… » [50]. Quant au capitaine Morgan, passager de Steve Warson, il « sent la sueur lui couler dans le dos ! » [51]. L’apothéose émotionnelle prend place en haut de la planche suivante lorsque Jean Graton ausculte le visage de Morgan dans une entreprise qui n’est pas sans rappeler les démarches d’exploration des expressions corporelles des passions [52]. Le lecteur peut visualiser les réactions corporelles du pilote d’avion : concentration, étonnement, dents serrées, yeux fermés, soulagement, inquiétude ou sueur sont rythmés par les différentes parties du circuit du Mans bien indiquées au-dessus du casque jaune. Présent en hors-champs à travers les bulles et les bruits mécaniques, le circuit du Mans met les corps en mouvement, tant physiquement qu’émotionnellement. Le bédéiste offre ici au lecteur une expérience unique, l’occasion de ressentir le circuit. Un tour de piste en émotions, en somme (Figure 11).

Photo 9
Figure 11. Jean Graton, Concerto pour pilotes, n° 13, 1968, p. 27
© Graton Éditeur, 2022

Ce procédé permet aussi de renforcer considérablement l’héroïsation de Vaillant. En effet, particulièrement célébrée à la suite des deux conflits mondiaux, la figure du pilote d’avion est associée au flegme et à un contrôle de soi à toute épreuve. En montrant Morgan incapable de contrôler ses émotions, Graton renforce d’autant plus le statut de héros de Vaillant. Celui-ci est encore davantage en contrôle de lui-même. Il devient alors héros plus viril encore qu’un autre héros.

V. Conclusion

Au terme de cette étude historique, trois niveaux de lecture majeurs de l’œuvre de Jean Graton pour les Sixties ont été soulevés. Celui de la découverte du panel des différents types de circuits mythiques, celui de la visualisation du tracé des circuits au sein des cases et, enfin, celui invitant à explorer les subtilités de chaque circuit à travers les prouesses des différents héros. Ces trois registres sont indissociables. Ils se superposent et s’imbriquent pour constituer un ensemble complexe qu’il convient d’appréhender dans sa globalité. C’est ce que nous avons tenté de mettre en œuvre en déployant une approche originale appartenant pleinement aux Visual studies [53].

Au final, les aventures et les péripéties qui sont racontées dans les albums révèleraient, d’une certaine manière, ce qu’est le circuit automobile aux yeux d’un dessinateur très connaisseur. Plus encore, le bédéiste ne se contente pas seulement de reproduire le fait (historique) de l’engouement pour les courses sur circuit. Bien au-delà du sport, Jean Graton s’ingénie à exploiter les spécificités éducatives de la compétition automobile et des enjeux économiques qui l’accompagnent afin de déployer le modèle de l’arsenal des qualités auxquelles devrait adhérer l’ensemble de la jeunesse des années 1960. En définitive, une véritable palette, une vaste culture du monde de l’automobile est étalée au sein de cette œuvre. Après avoir lu l’ensemble des albums de la série, le lecteur sera un fin connaisseur des circuits internationaux, de leurs tracés et de leurs pièges. Dans cette perspective, la philosophe Sandra Laugier met en avant les « vertus ordinaires des cultures populaires » en insistant sur le fait que « la valeur d’éducation de la culture populaire n’est pas anecdotique » [54]. Toujours pour Sandra Laugier, les objets ordinaires constituent une force omniprésente qui participe à la construction des individus.

En définitive, à travers la série Michel Vaillant, Jean Graton semble montrer à ses lecteurs le monde tel qu’il le voit, un monde comme un circuit et la vie comme une course. Le circuit, ses péripéties et les progrès mécaniques qui en découlent se transposent au quotidien. Le phénomène de capillarité du progrès des circuits vers le monde extérieur s’accélère avec la disparition du circuit comme le montrent les tendances des courbes du graphique ci-dessous. Ainsi, même si la représentation du circuit est toujours présente, d’autres éléments semblent être beaucoup plus mis en avant dans cette série. Est-ce la sociabilité entre les membres des écuries, les affrontements entre pilotes ou la recherche d’innovations qui prennent l’ascendant sur la représentation des circuits ? Par ailleurs, autre question décisive, la réception de ces représentations par le lectorat de l’époque constitué prioritairement de jeunes garçons et d’adolescents des classes moyennes pose question. Ces bandes dessinées ont-elles contribué à changer la perception des courses automobiles et de leurs théâtres avant que les représentations télévisuelles ne viennent prolonger ces évolutions ? Plus encore, les aventures de Michel Vaillant ont-elles permis d’ancrer l’autodrome comme lieu d’affrontement, de modernité et de progrès. Dans quelle mesure ont-elles articulé valeurs traditionnelles et changements sociaux pour éduquer la jeunesse ? Toutes ces questions qui émergent appellent d’autres analyses, encore.

Figure 13. Évolution des types de circuits dans les Aventures de Michel Vaillant (1959-1969) en fonction des tomes
Figure 13
AUTEUR

Sébastien Laffage-Cosnier
Maître de conférences en histoire du sport

Yann Descamps
Maître de conférences en histoire du sport

Christian Vivier
Professeur en histoire du sport

Université de Bourgogne-Franche-Comté, C3S-EA 4660


ANNEXES

NOTES
[1] Peter Dron, « The largest pilot of all times », The Telegraph, 24 janvier 2004.
[2] La Lettre de l’économie du sport, n° 675, 19 septembre 2003, disponible sur http://www.sport.fr/automobile/michel-vaillant-un-tournage-au-coeur-des-24-heures-du-mans-31122.shtm, consulté en ligne le 11 octobre 2015.
[3] Jean-Baptiste Dupin, « Les exploits de Michel Vaillant : Le Pilote sans visage, Jean Graton », Les Inrockuptibles, Hors-série 150 BD indispensables, août 2015, p. 28.
[4] Pour plus d’informations sur le dessinateur Jean Graton et le contexte de démocratisation des sports automobiles dans lequel l’auteur publie ses premiers albums : Sébastien Laffage-Cosnier, Noemi Garcia-Arjona et Christian Vivier, « Engines at Top Speed! Using the Adventures of a Comic Book Motorsports Hero as an Approach to Understanding Recent French History », Sport in History, vol. 38, n° 1, 2018, p. 1-22.
[5] Sylvain Lesage, L’Aventure en famille. Politique et société dans “Les Aventures de Michel Vaillant” (1958-1976), ENS-LSH/Université Lyon II, mémoire de Master 1 Recherche en Histoire contemporaine, 2005.
[6] Jean-Charles Asselain, Histoire économique de la France. De 1919 à la fin des années 1970, Paris, Seuil, 1984.
[7] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957 ; et Jérôme Garcin (dir.), Nouvelles mythologies, Paris, Seuil, 2007.
[8] Pascal Robert, « L’immersion en bande dessinée : de l’implication à la subversion du lecteur », dans Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles : adolescence et culture médiatique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 117-126.
[9] Jean-François Sirinelli, Génération sans pareille. Les baby-boomers de 1945 à nos jours, Paris, Tallandier, 2016.
[10] Benoît Peeters, « La planche de bande dessinée, un objet singulier », dans Vincent Bernière, Les 100 plus belles planches de la bande dessinée, Issy-les-Moulineaux, Beaux-arts éditions, 2016, p. 212.
[11] Michel Foucault, Le corps utopique. Les Hétérotopies, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2019.
[12] Sébastien Laffage-Cosnier, Noemi García-Arjona et Christian Vivier, « Engines at Top Speed! Using the Adventures of a Comic Book Motorsports Hero as an Approach to Understanding Recent French History », Sport in History, vol. 38, n° 1, 2018, p. 1-22.
[13] Nicolas Rouvière (dir.), Bande dessinée et enseignement des humanités, Grenoble, Ellug, 2012.
[14] Jean Graton, Le 8e Pilote, n° 8, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1965, p. 47.
[15] Jean Graton, Le 13 est au départ, n° 5, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1963, p. 15.
[16] Jean Graton, L’honneur du samouraï, n° 10, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1966, p. 14.
[17] Ibid., p. 15.
[18] Jean Graton, Suspense à Indianapolis, n° 11, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1966, p. 12-13.
[19] Jean-Louis Loubet, Histoire de l’automobile française, Paris, Seuil, 2001.
[20] Jean Graton, Les casse-cou, n° 7, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1964, p. 33-36.
[21] Jean Graton, Le pilote sans visage, n° 2, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1960, p. 26-35.
[22] Jean Graton, L’honneur du samouraï, n° 10, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1966, p. 33-46.
[23] Christophe Studeny, L’invention de la vitesse : France, xviiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995.
[24] Jean Graton, Le Grand Défi, n° 1, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1959, p. 3.
[25] Ibid., p. 4.
[26] Ibid., p. 15.
[27] Jean Graton, Le circuit de la peur, n° 3, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1961, p. 49.
[28] Ibid., p. 51.
[29] Ibid., p. 52.
[30] Ibid., p. 53.
[31] Mathieu Flonneau, Les cultures du volant xxe-xxie siècles. Essai sur les mondes de l’automobilisme, Paris, Autrement, 2008, p. 196-198.
[32] Christian Bromberger, « De la notion de patrimoine sportif », Cahiers Espaces, n° 88, mai 2006, p. 8-12.
[33] Georges Vigarello, « Le Tour de France », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, tome III, Les France, Paris, Gallimard, 1992, p. 3807-3809.
[34] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, (1957) 1970, p. 151.
[35] Jean Graton, Le Grand Défi, n° 1, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1959, p. 57.
[36] Jean Graton, Le pilote sans visage, n° 2, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1960, p. 27.
[37] Henri Garric (dir.), L’engendrement des images en bande dessinée, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013.
[38] Jean Graton, Le 13 est au départ, n° 5, 1963, p. 54.
[39] Idem.
[40] Raphaël Baroni, « Le récit dans l’image. Séquence, intrigue et configuration », Image & Narrative, vol. 12, n° 1, 2011, p. 272-294.
[41] Jean Graton, Suspense à Indianapolis, n° 11, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1966, p. 42.
[42] Rédaction, « Jean Graton nous parle de Michel Vaillant… », op. cit., p. 15.
[43] André-Paul Duchateau, « Qui fait votre journal ? Aujourd’hui : en piste avec… Jean Graton », Tintin, journal des jeunes de 7 à 77 ans, n° 1082, 24 juillet 1969, p. 30-31.
[44] Jean Graton, Le Grand Défi, n° 1, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1959, p. 34.
[45] Jean Graton, Le pilote sans visage, n° 2, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1960, p. 47.
[46] Jean Graton, Le 13 est au départ, n° 5, 1963, p. 44-45.
[47] Jean Graton, Concerto pour pilotes, n° 13, Bruxelles, Graton Éditeurs, 1968, p. 23.
[48] Ibid., p. 24.
[49] Idem.
[50] Ibid., p. 26.
[51] Idem.
[52] Charles Le Brun, L’Expression des passions et autres conférences, Paris, Pocket, 2018.
[53] Erwin Panofsky, Meaning in the Visual Arts: Papers in and on Art History, New York, Doubleday, 1955.
[54] Sandra Laugier, « Vertus ordinaires des cultures populaires », Critique, vol. 776-777, n° 1, 2012, p. 49.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Sébastien Laffage-Cosnier, Yann Descamps et Christian Vivier, « L’immersion dans l’univers des circuits automobiles avec Michel Vaillant », dans Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits (xx-xxie siècles), Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 juillet 2022, n° 17, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Sébastien Laffage-Cosnier, Yann Descamps et Christian Vivier.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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