Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Penser les infrastructures des mondes automobiles
Autodromes et circuits (xx-xxie siècles)
Un circuit automobile au cœur d’une métropole ? Les Circuiti et Gran Premi du Valentino (1935-1955)
Paul Dietschy
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
De 1935 à 1955 sont disputées de manière intermittente dans le parc du Valentino, des courses de monoplaces qui prennent le nom de « Circuit » ou de « Grand Prix ». Dans la cité de l’automobile, la compétition prend des significations différentes : vitrine du culte de la vitesse fasciste et du passé glorieux de Turin en 1935 et 1937, symbole de la renaissance de l’Italie républicaine et du rapprochement de la France en 1946, 1947 et 1948, manifestation du désir de mobilité automobile en 1952 et 1955. L’organisation d’une course au sein du poumon vert d’une métropole constitue aussi un défi : celui de l’ordre public, de la sécurité, des dégradations, du couvert végétal. Aussi, même si la course n’est le théâtre d’aucun accident grave, les catastrophes du Mans (1955) et des Mille Milles (1957) jouent un rôle important dans son abandon à partir de 1956.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : sport ; automobile ; circuit ; pilotes
Index géographique : Italie ; Turin ; Valentino
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Le circuit de la nostaligie turinoise ?
III. Le circuit de la reconstruction : 1946-1948
IV. L’automobile contre le parc (1952-1955) ?
V. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

Dans l’entre-deux-guerres, l’histoire de la course automobile est marquée par la création de circuits permanents comme l’Autodromo nazionale di Monza au Nord-Est de Milan en 1922 ou l’autodrome de Linas-Montlhéry au Sud de Paris deux ans plus tard. La période voit aussi la multiplication de circuits urbains qui sont réinstallés aux beaux jours. Monaco en 1929 ou Pau trois ans plus tard comptent parmi les plus célèbres en Europe. D’autres ont connu une durée de vie intermittente et plus courte comme Tours, Deauville, Perpignan ou encore Marseille dont le Grand Prix de Formule 2 fut disputé au Parc Borély [1]. L’Italie n’est évidemment pas en reste. Quand, en 1935, est couru le premier circuito di Torino au Valentino, pas moins de huit autres épreuves sont organisées sur des circuits urbains : du Nord de la péninsule à Biella et Bergame jusqu’au Sud à Pescara et Cosenza. De dimensions variées, ces épreuves empruntent tout ou partie de leur tracé à l’espace urbain.

Si le circuit non permanent en ville constitue l’un des aspects de la culture automobile européenne des décennies 1930, 1940 et 1950, il rend aussi compte du contexte particulier de l’Italie et d’une dimension de ce que Mathieu Flonneau appelle la « pluralité des mondes automobiles [2] » et de ses expériences. En premier lieu, celui de la relation particulière qu’entretient avec l’automobile ce laboratoire singulier de la modernité qu’est l’Italie où se conjuguent et l’exaltation futuriste et dannunzienne de la violence et de la vitesse produites par le moteur à explosion et un taux très faible de motorisation [3]. L’année 1955, terme de notre période, voit toutefois la sortie de la première utilitaria qui lance véritablement l’automobile de masse en Italie : la Fiat 600 [4]. Les six moments automobiles du circuit du Valentino scandent ce passage de l’automobilisme aristocratique à l’automobilisme popularisé. Les éditions 1935 et 1937 (Circuito) rendent encore compte de la vitesse élitaire fasciste. Celles qui se suivent entre 1946 et 1948 (Gran Premio) renvoient aux années de restriction, de rationnement et de la reconstruction qui ne cèlent toutefois pas les rêves de volant et de moteur. Enfin, les deux derniers Grand Prix (1952 et 1955) sont à intégrer dans la nouvelle ère des Formules 1 et 2 et, surtout, de l’aube du miracolo qui voit l’industrie mécanique se relever sur des bases nouvelles. Si l’unité italienne a été largement imaginée et réalisée depuis Turin, première et brève capitale de l’Italie entre 1861 et 1864, la cité piémontaise s’est ensuite muée en centre de l’automobile transalpine qui voit naître Fiat en 1899 et Lancia en 1906. Après la Première Guerre mondiale, la ville se développe au rythme de la mono-industrie automobile. L’organisation des Circuiti, puis des Gran Premi, est donc indissociable de l’évolution de la ville et de ses représentations. La problématique de l’organisation associe en effet la célébration de la mobilité et de la vitesse dans une ville qui a aussi subi un relatif déclassement et les menaces du dessein centralisateur de Mussolini [5]. Mais, contrairement au cinéma, l’automobile reste l’apanage du Nord de l’Italie avec, outre Turin, Milan (Alfa Romeo), Modène (Ferrari) et Bologne (Maserati). Si la Lombardie et l’Émilie-Romagne deviennent les pôles de la voiture de sport et de course habillée de rouge, quand Turin se consacre d’abord à l’automobile de masse [6], les six courses, dont quatre prennent le nom de « Grand-Prix », posent aussi la question de l’intérêt et des conditions de l’organisation d’une course au cœur d’une métropole, de surcroît dans un parc arboré qui en constitue le poumon vert. À partir des fonds de la préfecture conservés à l’Archivio di Stato de Turin, de ceux de la municipalité disponibles auprès de l’Archivio storico della città di Torino, des archives du centre de documentation du Museo nazionale dell’automobile Giovanni Agnelli [7] ainsi que de titres de presse généraliste et spécialisée [8], nous reviendrons sur les origines de la course et ses premières éditions d’avant-guerre, puis sur la signification des Grands Prix disputés dans le contexte de l’après-guerre, avant d’envisager les questions de sécurité et la fin de cette épreuve au mitan des années 1950.

II. Le circuit de la nostalgie turinoise ?

1) Les centauri au Valentino

Le parc du Valentino, où est couru l’épreuve, peut être tenu comme un homologue plus central du Bois de Boulogne. Installé initialement hors des fortifications de Turin autour du château éponyme construit en 1620 en style français, il est doté d’un jardin botanique en 1729. Le projet d’en faire un jardin public voit le jour sous le Premier Empire et la départementalisation française du Piémont, puis relancé au début du règne de Victor-Emmanuel II. Des terrains sont achetés pour étendre l’espace et un projet est conçu par l’architecte-paysagiste français Barillet-Deschamps à qui l’on doit aussi une partie du dessin du Bois de Boulogne. Le Valentino devient parc public quand Turin est élevée brièvement au rang de capitale de l’Italie unifiée entre 1861 et 1864. C’est un espace multifonctions, lieu de passeggiata, c’est-à-dire de promenade, accueillant l’Esposizione Generale Italiana de 1884 [9] et celle du cinquantenaire de l’unité en 1911. Il est aussi, avec la place d’armes, un premier lieu de pratique sportive où est installée la société d’aviron Cerea. En 1895, son Pavillon des Arts accueille une Esposizione internazionale ciclistica comportant une section « veicoli automotori », autrement dit le premier salon automobile d’Italie [10]. L’identité de ce parc de 50 hectares bordé à l’Ouest par le corso Massimo d’Azeglio et le quartier San Salvario, et le Politecnico à l’Est par les rives du Pô, arrêté au Nord par le corso Vittorio Emanuele qui mène la gare Porta Nuova et au Sud par le Borgo Medioevale édifié en 1884, est donc multiple entre nostalgie du passé dynastique et royal et célébration des temps de l’industrie. Ses multiples utilisations rendent autant compte des préoccupations hygiénistes et de l’éclectisme architectural du xixe siècle que d’une modernité triomphante : celle de la vitesse, dont l’automobile devient le symbole autant admiré que stigmatisé [11].

Le 18 mai 1895, est courue la première course automobile organisée en Italie : Turin-Asti-Turin. Même si des courses de côte renommées sont disputées sur la colline de Superga ou dans le Val de Suse, il faut attendre les années 1930 pour qu’un véritable circuit soit installé dans le Piémont. Un circuit motocycliste temporaire est d’abord aménagé au Valentino en septembre 1932. Il est vrai que Mussolini se plait à chevaucher une puissante Moto Guzzi, comme il aime se montrer au volant d’une Alfa Romeo et même en train de piloter un avion [12]. Le Duce compte donc parmi les centauri comme on surnomme alors les motards en Italie pour souligner leur caractère mythique mi-homme, mi-machine. À Turin, une course de moto doit toutefois se plier à un certain décorum : le circuit ne peut être improvisé, réalisé avec des moyens de fortune comme l’affirme le quotidien La Stampa, partenaire de l’événement, en août 1932. « Notre Valentino enchanteur n’admet pas de demi-mesure [13]. » Le premier circuit moto du Valentino offre « toutes les qualités de la piste et celles des plus tourmentés rubans routiers [14] ». Une combinaison exceptionnelle pour en faire un circuit idéal autant pour les protagonistes que pour les spectateurs placés à distance des « points critiques », ce qui n’empêche pas « les vues panoramiques ». Leur sécurité est en outre assurée par « des bottes de paille, des sacs de terre », ailleurs « des clôtures » et même « des fils barbelés [15] ». Plus de 30 000 spectateurs assistent le dimanche 10 septembre à quatre courses de cylindrées différentes [16]. Aldo Farinelli, dans les colonnes de La Stampa peut affirmer que la glace est rompue entre les Turinois et le spectacle des sports mécaniques. « On disait, au contraire, que, étant le berceau des moteurs, et leur étant donc familière depuis longtemps, Turin était un peu froide à leur égard [17]. » La foule accourue au Valentino a « dissipé ce doute » et il faut donc « perpétuer ce succès » et donc passer aussi à l’automobile. Si Fiat comme Renault, Peugeot ou Mercedes, a fait la promotion de ses voitures dans les courses de la Belle Époque, l’entreprise turinoise s’est retirée de la compétition à l’issue du Grand Prix de Milan 1927, remporté à Monza par Piero Bordino sur le modèle 806. La nomination de Vittorio Valletta, un « généraliste [18] » capable de combiner une approche autant financière que technique et de maîtriser la complexité d’un grand groupe industriel, au poste de directeur général de la firme turinoise l’année suivante, confirme le choix d’une entreprise désireuse de développer la production de masse. Il ne semble plus nécessaire d’aligner une équipe de course pour faire la promotion des Balilla et autres Topolino.

2) Les deux Circuiti automobiles de Torino : 1935 et 1937

Moins populaire que le Motoclub de Turin, la section locale du Reale Automobile Club d’Italia (RACI) décide de suivre l’exemple des centauri. Ses dirigeants sont aussi désireux de prouver à leurs confrères italiens qu’ils restent dans la course, notamment ceux du RACI de Brescia. Dépouillé en 1923 de son grand-prix d’Italie par la construction de l’autodrome de Monza, l’antenne bresciane a créé quatre ans plus tard les Mille Miglia (Mille Milles), dont le départ et l’arrivée sont jugés dans la ville lombarde, afin de lui faire retrouver « son rôle de capitale de l’automobile sportive » [19]. Comme le Giro d’Italia cycliste, les Mille Milles deviennent la course populaire par excellence puisque les habitants du Nord et du Centre de l’Italie peuvent suivre de visu les bolides qui traversent à vive allure leurs villes et villages [20].

Dans le contexte particulier de la montée des tensions internationales, des guerres d’Éthiopie et d’Espagne et de la politique d’autarcie économique, le RACI parvient à faire courir deux circuiti : le premier le 7 juillet 1935, le second le 18 avril 1937. En 1935, le tracé s’étire sur 4,1 km. Les courbes sont toujours à l’honneur dans un paysage presque bucolique.

Vraiment merveilleux le parcours, s’exclame L’Auto Italiana, qui serpente sur 4 088 mètres en un long anneau à travers le célèbre Parc turinois installés sur les rives du Pô, de la place située devant le château du Valentino, à la longue avenue riche de sinuosité et de dénivellation qui remonte le fleuve en passant à côté du romantique Borgo Medioevale et sous le tunnel du pont Isabelle et jusqu’au nouveau pont Victor-Emmanuel III, pour revenir par une succession de virages pas toujours facile au point de départ après avoir contourné le Palais d’exposition de la Mode et le petit lac [21].

Contrairement au circuit de Monza, situé dans le parc royal cher et fatal à Humbert Ier [22], et à ses virages relevés favorisant les vitesses les plus élevées et marqués par de graves accidents [23], celui du Valentino reste sinueux et donc relativement lent, même si RACI, l’organe du Royal Automobile Club d’Italie (RACI), le classe « comme un excellent champ de course qui, bien que tortueux en raison de ses multiples virages, permet d’attendre des vitesses notables [24] », avec des moyennes comprises entre 115 et 120 km/h. L’arrivée de l’automobile n’éloigne pas la moto. Le Motoclub de Turin bénéficie du savoir-faire organisationnel de la section turinoise du RACI pour faire disputer ses courses contre 30 % des recettes au guichet sur le circuit automobile [25]. L’opération est réitérée deux ans plus tard [26].

Le règlement composé de 23 articles du premier circuit automobile insiste particulièrement sur les questions de sécurité qui paraissent toutefois aujourd’hui fort sommaires. Ainsi, « le circuit sera fermé au trafic et devra être parcouru dans le sens des aiguilles d’une montre [27] » (article 2). Les automobiles monoplaces, « admises sans distinction de puissance et de poids », devront être équipées d’un rétroviseur et être pourvues « entre le moteur et le siège du conducteur d’une protection efficace pour éviter la propagation des flammes en cas d’incendie [28] » (article 4). Surtout, les pilotes doivent être assurés à concurrence de 300 000 lires en cas de catastrophe (comme celle de Monza), de 100 000 lires pour des dommages corporels à des tiers et 20 000 lires pour des dommages matériels (article 6).

La course elle-même est divisée en deux parties. Pas d’essais qualificatifs mais trois batteries, c’est-à-dire des éliminatoires dont les trois premiers classés sont qualifiés pour la finale (article 3). En tout, les finalistes auront parcouru 20 tours de circuit pour les éliminatoires (81,76 km) et 30 pour la finale (122,64 km). Cette première édition se présente sous les meilleurs auspices car Tazio Nuvolari, la légende italienne, est présent et remporte l’épreuve au volant de son Alfa Romeo de la Scuderia Ferrari. « La victoire de Nuvolari est longuement applaudie. Le public se montre reconnaissant envers son grand champion d’avoir porté sur les fonts baptismaux notre circuit. Nous le reverrons une autre année, nous en sommes certains, et, souhaitons-le, en compagnie nourrie, digne et internationale [29]. » Même si elle est restée une course disputée entre Italiens, le premier Circuito est pour La Stampa ou la presse spécialisée une réussite. Selon Motor Italia, l’événement est appelé à devenir « une course célèbre [30] », le Valentino se révélant le « théâtre idéal pour un circuit moderne » pour un « succès autant du spectacle que du sport » sans que de graves accidents surviennent. Nuvolari, « interrogé sur ses impressions générales, s’est montré enthousiaste à propos du parcours, qu’il a défini comme idéal sous tous ses aspects et digne d’aspirer à la célébrité internationale [31] ». Seul bémol : « S’il a un seul défaut – affirme encore il Mantovano volante – c’est celui d’être trop rapide, pour un circuit aussi difficile [32]. » Même si « transportés par la fougue de la lutte » certains concurrents allèrent au « doux contact des bottes de paille », le seul incident notable fut le caillou qui cassa les lunettes de Trossi l’un des favoris et le blessa à l’œil. On estime le nombre de spectateurs à un chiffre se situant entre 30 000 et 50 000 personnes. Une foule importante mais qui remplirait juste le stadio Mussolini inauguré deux ans plus tôt pour la compétition sportive universitaire Littoriali. L’afa, c’est-à-dire la canicule, a poussé les spectateurs vers les buvettes qui ont réalisé plus de 50 000 lires de vente. La « tribune des autorités et des personnalités » est occupée par les représentants du pouvoir fasciste (préfet, podestat, vice-secrétaire fédéral du Parti national fasciste) et des élites turinoises, même si les dirigeants des grandes firmes automobiles turinoises ne sont pas mentionnés.

Le départ de la finale avait été donné par la comtesse Jolanda Calvi di Bergolo, autrement dit la fille aînée du roi Victor-Emmanuel III. Un avant-goût du deuxième circuit disputé le 18 avril 1937 en présence de l’héritier de la couronne italienne, le prince de Piémont Humbert. Cette fois, deux catégories sont admises : les voiturettes (moins de 1 500 cm3) et les véhicules de cylindrée supérieure. Le départ est donné par Humbert même, grand et sportif au contraire de son père « il piccolo re ». Avant la course, il embarque pour un tour de circuit dans une voiture piloté par Felice Nazzaro, le pilote Fiat qui a été le premier à dépasser les 200 km/h en 1908. L’héritier du trône s’entretient aussi avec son homologue le prince Bira, gentleman driver thaïlandais qui s’aligne sur ERA en moins de 1 500 cm3. Il est entouré de toutes les autorités fascistes en uniforme et chemise noire : le préfet de Turin Oriolo, le secrétaire fédéral du PNF Gazzotti et le podestat de Turin Sartirana. Soupçonné de sentiments antifascistes dans les années 1920 [33], il doit représenter la monarchie à un moment où la dynamique totalitaire du régime peut menacer la pérennité de la dynastie des Savoie. Sa présence se veut un hommage à Turin où il a passé les meilleures années de sa jeunesse, en tant qu’officier du 90e régiment d’infanterie [34], et auquel les clubs sportifs turinois n’ont eu de cesse de demander son patronage [35]. Malgré les tensions internationales, des pilotes étrangers participent aux deux courses, notamment, en catégorie voiturettes, le Français René Dreyfus sur Maserati et le Norvégien Eugen Bjorstad qui remporte la course sur ERA. Le Français Jean-Pierre Wimille s’aligne lui dans la catégorie la plus élevée sur une Bugatti mais abandonne dès le deuxième tour sur panne mécanique une course remportée par Antonio Brivio sur une Alfa Romeo de la Scuderia Ferrari. Sur un circuit plus court, ne comportant pas de grande ligne droite, les vitesses sont moins élevées : le record du tour est seulement de 98 km/h. Sans doute la remarque faite deux ans plus tôt par Nuvolari sur la rapidité du circuit a été entendue. « L’énorme foule [36] », d’après Motor Italia, s’est enthousiasmée de la catégorie inférieure et a fait du prince Bira son préféré. « Il est certain que la classe 1 500 [les voiturettes] devient toujours plus populaire et se prête particulièrement aux circuits urbains [37]. » Peut-être ces voitures de course se rapprochent-elles davantage des Fiat Balilla et Topolino qui promettent, à l’instar de la Volkswagen conçue par Ferdinand Porsche, l’accès à une motorisation de masse encore illusoire. Comme le rappelle Daniele Marchesini, on compte, en 1938, 44 automobiles pour mille habitants en France, 43 en Grande-Bretagne, 18 en Allemagne et seulement 7 en Italie [38].

III. Le circuit de la reconstruction 1946-1948

1) Le grand prix du renouveau de Turin et de l’Italie (1946)

La guerre met fin à toutes les compétitions automobiles disputées en Europe. La reprise est lente : les 24 heures du Mans ne sont à nouveau disputées qu’en 1949, de même que le rallye de Monte-Carlo. Le circuit de Montlhéry est transformé en camp d’internement de Tziganes entre 1940 et 1942 [39], avant d’être réquisitionné par l’armée américaine puis française entre 1944 et 1947. Le Grand Prix de Paris est donc couru dans l’après-guerre au bois de Boulogne. Autant dire que l’organisation du premier Gran Premio de Turin en septembre 1946 est considéré comme un véritable exploit dans une ville qui a subi d’intenses bombardements alliés depuis 1942. Fin avril 1945, le bilan est lourd : « Un tiers du patrimoine immobilier turinois a été détruit » et « la municipalité est obligée de soutenir un très lourd fardeau financier [40] », aidée cependant par l’État italien. Une partie importante de la nouvelle usine Fiat de Mirafiori inaugurée avant-guerre a été détruite ou endommagée : des ateliers à la fonderie en passant par « la façade principale du bâtiment des bureaux [41] ». Le cadre politique a aussi changé. Il n’est plus question que les hiérarques fascistes paradent dans une ville qui ne leur a jamais été acquise ou que le prince Humbert vienne donner le départ de la course, donné toutefois par un autre aristocrate illustre, Filippo Caracciolo di Castagneto, gagné au principe républicain et bientôt apparenté aux Agnelli [42]. Le référendum du 2 juin 1946 a mis fin à la monarchie et instauré la République. Restent de nombreuses hypothèques : la menace communiste, l’aide américaine et, au moment présent, le devenir de l’Italie en tant que puissance internationale au moment où la conférence de Paris définit les conditions de la paix avec les satellites de l’Allemagne nazie. C’est donc à l’aune de la naissance d’une Italie républicaine et nouvelle que la presse interprète le sens de la compétition, comme le signale l’hebdomadaire L’Automobile qui invoque « la haute signification de la course de la renaissance [43] ». Le succès du Gran Premio est d’abord celui d’une ville et de sa population. Selon La Stampa, Turin « a gagné la bataille civile peut-être la plus importante et la plus difficile des trente-cinq dernières années [44] », car une manifestation d’une telle importance n’avait plus été tenue depuis l’Exposition internationale célébrant le cinquantenaire de l’unité italienne en 1911 et dont les pavillons avaient justement été installés dans le Valentino. La « massima festa motoristica [45] » célébrée dans la patrie de l’automobile a replacé Turin au rang de « grande métropole ». Malgré les 120 000 spectateurs (55 000 pour les essais [46]), l’organisation aura été parfaite et les applaudissements du public auront été autant adressés aux as présents comme Varzi, le vainqueur, Farina le « beniamino dei torinesi » – l’enfant du pays peu aimé par ses concurrents en raison de sa conduite peu orthodoxe –, le vétéran Nuvolari ou encore le Français Wimille. La présence de nombreux Français (coureurs, journalistes, spectateurs) offre l’occasion à Giuseppe Brusasca, député de Cuneo et sous-secrétaire d’État au commerce démocrate-chrétien, de « présenter les félicitations du gouvernement aux organisateurs pour si belle démonstration de discipline, de solidarité et de force ». Le tout a fourni une « claire démonstration de notre capacité de renaissance sur le terrain politique, économique et social ». Le jour où la cession de Brigue et de Tende à la France est décidée à la conférence de la Paix tenue à Paris, Brusasca se tourne vers les journalistes français présents pour célébrer ce moment de « collaboration cordiale avec les autres peuples » et demander « amitié et compréhension du peuple français [47] » plus de six ans après le coup de poignard dans le dos du 10 juin 1940. Comme le calcio ou le cyclisme, la course automobile est un autre lieu sportif où la réhabilitation internationale de l’Italie peut être menée [48].

2) Foule, pilotes et loterie : du Grand Prix de Turin au Grand Prix d’Italie (1946-1948)

Le discours reste le même pour la deuxième édition disputée au mois d’octobre 1947, même si la signature du traité de paix avec, entre autres la France, au mois de février, puis le lancement du plan Marshall laissent présager des lendemains qui chantent enfin. D’autant que la course est remportée par « l’asso francese » Raymond Sommer sur la nouvelle Ferrari 1900, le jour où le plébiscite organisé pour l’annexion de Brigue et Tende à la France obtient une majorité écrasante [49]. La Stampa Sera peut rappeler que, à l’issue de la course, les drapeaux italien et français ont été hissés en même temps et que les deux hymnes nationaux ont été joués l’un après l’autre, la canzone del Piave, hymne officiel en 1946 et 1947, précédant la Marseillaise [50]. On n’est pas quitte toutefois du « technonationalisme [51] », la Ferrari devançant une Delahaye et une Talbot. La presse célèbre à l’envi la genialità des constructeurs italiens dans une course faisant concourir ensemble trois types de cylindrées (1 100 cm3, 2 000 cm3 et > 2 000 cm3 ).

L’apogée du Grand Prix de Turin est atteint en 1948 quand il devient, pour une seule édition, le Grand Prix d’Italie. Le circuit de Monza a été très sévèrement endommagé pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour La Stampa, le circuit de 4,6 km, privilégiant les courbes, a trouvé un cadre naturel dans ce Valentino qui « accueille avec une égale cordialité les voitures d’enfants, les défilés de mode et les festivals folkloriques [52] ». Il est aussi adapté à la spectacularisation de la course. Les deux lignes droites et les courbes du circuit permettent d’avantager autant les modèles les plus puissants que les voitures maniables comme celles qui concourent dans la Coupe Michelin, autre acteur de l’industrie automobile turinoise depuis 1906, réservée aux véhicules de moins de 750 cm3. Surtout son tracé ramassé permet de multiplier les points de vue intéressants d’une courbe à l’autre et de faire en sorte que les spectateurs n’aient pas à attendre longtemps le passage d’une automobile comme sur les circuits de plus de 10 km tels que Monza ou Linas-Montlhéry. Comme en 1947, c’est un Français, Jean-Pierre Wimille sur une voiture italienne (Alfa Romeo) qui l’emporte. On vante les belles Talbot mais dont la première ne se classe qu’à la sixième place. L’internationalisme est encore de mise pour les pilotes, surtout lorsqu’ils pilotent un bolide italien. Wimille est le « grand as français, plus tout jeune, toujours magnifiquement audacieux et fulgurant [53] ».

Cependant, comme en 1947, la pluie s’est invitée de manière continue à la fête suivie seulement par 25 à 30 000 personnes [54]. L’édition 1946, qui avait été courue sous un soleil éclatant, est donc celle qui enregistre les records de public de l’après-guerre. Les 120 000 spectateurs venus assister au Grand Prix témoignent du désir des Turinois de se divertir dans une période marquée par l’inflation, le marché noir et la reconstruction. D’ailleurs, aussi important que le plaisir de voir les trajectoires des automobiles de course, l’organisation d’une loterie permettant d’abonder le fonds de solidarité des victimes de guerre et d’assistance aux anciens partisans n’est pas pour rien dans la levée en masse des spectateurs. Plus d’un d’1,6 millions de billets ont été vendus dont 760 000 à Milan et 480 000 à Turin [55], le premier prix étant gagné par un médecin milanais. L’association n’a rien d’anormal dans ces années d’après-guerre où de nombreux Italiennes et Italiens jouent aussi au Totocalcio, les paris sur les matchs de football, et rêvent d’un coup de pouce de la déesse Fortune [56].

IV. L’automobile contre le Parc (1952-1955) ?

1) Sécurité et maintien de l’ordre : organiser une course automobile

Comme toute compétition sportive, une course sur circuit pose des questions de sécurité et de maintien de l’ordre. Lors du Grand Prix de la reprise (1946), l’organisation aurait été digne des « grandes traditions italiennes ». Toutefois, les forces de l’ordre ont dû s’employer pour contenir un public enthousiaste qui, dès la fin des essais du samedi, se rue en ignorant les ordres des policiers sur les stands pour admirer « les “Alfa” et “Maserati” rouges, les “Era” vertes, les Delahaye “bleues” et les petites “Cisitalia” [57] ». Un public différent de celui du calcio avec sa « cinématographie vertigineuse de visages, de chemises blanches, de jupes bleues et rouges, de mouchoirs, de chapeau de papiers, d’uniforme militaires [58] ». Une foule également partiellement mobile. Des groupes de 300 à 400 spectateurs courent d’un virage à l’autre dans une sorte de « pèlerinage pittoresque [59] ». Les passerelles, construites en bois comme les tribunes placées sur la ligne d’arrivée ou dans certains virages, sont remplies de spectateurs qui se massent aussi sur le pont Isabelle et jusqu’à l’autre rive du Pô. D’autres sont collés aux grillages et aux barrières. Si, à la fin des essais, les carabiniers se sont montrés impuissants à arrêter le public, ils y parviennent le jour de la course ce qui permet à L’Automobile d’insister sur l’exemple donné par Turin.

Afin de préserver l’intégrité physique des participants, les règlements de la course s’étoffent et se font plus précis même si l’on retrouve les clauses fondamentales voulant prévenir les risques d’accident et leurs conséquences. Ainsi, l’article du 7 du règlement du Grand Prix 1946 précise le montant des polices d’assurances qui doivent être souscrites : « 1 500 000 lires pour catastrophe ; 500 000 pour dommage envers des personnes ; et 100 000 pour dommages aux biens de tiers. (Prix dû pour la police : L. 1 500) [60]. » Il est prohibé de fumer dans les stands sous peine d’une amende de 1 000 lires et « de l’expulsion immédiate du coupable de l’enceinte du ravitaillement [61] ». Autre interdit dans les boxes : la présence des femmes « à moins qu’elles ne soient reconnues par les Commissaires sportifs comme des aides et elles seront autorisées à porter des brassards distinctifs [62] ». Cette disposition disparaît des règlements suivants. Dans ses mémoires, Enzo Ferrari assure que les femmes dans les stands « sont un gros problème, parce que par leur simple présence, qui est en général extrêmement visible, elles distraient de leur travail les mécaniciens, dirigeants, techniciens, et naturellement les pilotes dans des moments de tension particulière [63] ». Les commissaires de course veillent au respect du règlement dans les stands et tout au long du circuit via notamment un jeu de sept drapeaux de différentes couleurs signalant un danger (jaune), que la route est libre (bleu), qu’un véhicule de surveillance ou de secours se trouve sur la piste (blanc) ou invitant un pilote menacé d’être doublé de « serrer à droite ou à gauche » (« bleu, agité »), à s’arrêter immédiatement (« noir, accompagné d’un numéro »), sans oublier le drapeau à damier signalant la fin de la course (article 14 du règlement de 1948) [64]. Les pilotes eux-mêmes sont invités à « toujours maintenir une attitude correcte », et à ne pas couper la trajectoire de leurs adversaires, toute « manœuvre déloyale provoqu[ant] l’exclusion immédiate de la course et du classement » (article 13) [65].

On l’a dit, l’organisation du Grand Prix est aussi affaire d’ordine pubblico. Le questeur de Turin, en liaison avec la préfecture, établit les dispositions permettant d’assurer et l’ordre public et la sécurité des spectateurs et concurrents. Il s’agit d’abord de séparer hermétiquement le circuit du reste de l’espace urbain. Pour la dernière édition (1955), « l’aire de la manifestation a été complètement entourée d’une palissade en bois [d’au moins 2,5 mètres de hauteur] et les zones accessibles au public le long de l’anneau routier ont été délimitées par des barrières. Ont été aussi construites des passerelles de fer enjambant la piste pour permettre aux spectateurs de se déplacer d’une zone à une autre [66]. » Le questeur insiste aussi sur la disposition de bottes de paille d’une dimension de 0,5 m sur 0,8 m notamment à l’intérieur et à l’extérieur des virages et qui doivent être doublées dans les portions où se masse le public. Comme pour le Grand Prix d’Italie de 1948 [67], les membres des forces de l’ordre présents doivent veiller à ce que la foule ne stationne pas sur les passerelles et surtout qu’elle n’envahisse pas la piste. En 1952, pour un public estimé à 50 000 personnes, 551 policiers dont quatre pelotons de la Celere (la force d’intervention et de répression rapide créée par le ministre de l’intérieur Mario Scelba), 450 carabiniers, 200 vigili urbani (policiers municipaux) sont mobilisés [68]. Soit un responsable de l’ordre public pour 41 spectateurs.

2) Les derniers feux du Gran Premio au temps de l’utilitaria

À partir de 1949, le Grand Prix d’Italie est à nouveau couru à Monza. C’est au début de l’année 1952 que la section turinoise de l’Automobile Club d’Italie (ACI) prend l’initiative d’organiser un Grand Prix [69]. La proposition aurait été accueillie avec un certain scepticisme dans les milieux de l’automobile, en raison de la création du championnat de Formule 1 deux ans plus tôt. L’Automobile note que les organisateurs français comme ceux de Pau choisissent la Formule 2, alors que leurs homologues turinois mettent sur pied une course hors-championnat de Formule 1 [70]. Il ne peut donc s’agir que d’une course d’avant-saison aux enjeux incertains s’inscrivant toutefois dans un renouveau de l’automobile. Couru le week-end des 5 et 6 avril 1952, le Grand Prix de Turin précède et annonce en quelque sorte le salon de l’Automobile qui doit investir à la fin du mois le nouveau Torino Esposizioni et sa rotonde de béton réalisée en 1948 par l’architecte Pier-Luigi Nervi en lisière du Valentino. Deux courses sont organisées. Le samedi celle des voiturettes de moins de 750 cm3, des Fiat préparées et « gonflées » qui anticipent les fameuses Abarth, accompagnées de dérivations de BMW ou de Dyna Panhard, à laquelle participe la signorina Anna-Maria Perduzzi [71]. Le Grand Prix est disputé le dimanche avec l’absence d’Alfa Romeo et la surreprésentation des Ferrari 4500 et 2500 cm3. Les essais et la course sont aussi un lieu de rencontre du monde de l’automobile : techniciens, dirigeants et membres de l’AC Turin. La même remarque vaut pour le Grand Prix organisé trois ans plus tard : l’avvocato Gianni Agnelli, prince de la jet set avant d’être le patron de Fiat, est là, encore le prince Bira et Giovanni Lancia, fils du fondateur de la marque turinoise [72]. La course de 1955 est décrite par la Stampa Sera comme une victoire turinoise : succès populaire avec 50 000 spectateurs, un public de connaisseurs même si les plaques des macchine signalent que toute l’Italie de l’automobile s’est donné rendez-vous dans la capitale piémontaise [73]. Surtout, le vainqueur Ascari pilote une Lancia et a dominé les voitures émiliennes, les Ferrari et Maserati [74]. Il règne d’ailleurs une atmosphère de tifo, de supportérisme comme sur les routes du Giro ou dans les stades du championnat de série A [75]. Les doutes des années trente sont effacés, les espoirs de l’après-guerre semblent confirmés, Turin entre dans la production de masse de l’automobile et voit sa position confirmée. Lors de l’édition 1952, près de 10 000 voitures stationnent dans les parkings organisés et surveillés [76]. Un signe prometteur même à ce moment-là, d’autant que la motorisation des Italiens progresse : « Si en 1946 on compte en Italie une voiture pour 158 habitants, on descend à 81,9 en 1950. En 1950, on est déjà à 41,1 […] [77]. »

Pour réunir le peuple de l’automobile qui irait jusqu’au cycliste et au piéton [78], des tarifs réduits sont proposés aux ouvriers, comme au temps du Dopolovaro fasciste. En 1955, il en coûte 500 lires au lieu de 600 lires pour le simple accès aux pelouses, alors que les prix montent jusqu’à 2 500/3 000 lires en tribune d’honneur [79]. Un montant correspondant au prix du billet des popolari pour voir le derby Juventus-Torino au stadio comunale [80]. En revanche, le tarif ouvrier en tribune d’honneur représente la moitié d’un abonnement annuel pour la Juventus. En tout cas, le billet le plus économique représente environ trois heures de travail pour un ouvrier turinois. Une dépense que l’on peut se permettre mais que l’on peut aussi tenter d’éviter. Lors du grand prix de 1952, la foule pressée passe et renverse les barrières. De 5 000 à 10 000 personnes s’affranchissent ainsi des droits d’entrée [81]. À l’intérieur, les grillages et les fils barbelés sont également abattus et les agents doivent intervenir pour faire reculer la foule par mesure de sécurité. Quelques personnes sont légèrement blessées. Même si La Stampa célèbre « la quantité vraiment fantastique du public » qui a affiché une passion allant à l’encontre des préjugés sur un « peuple turinois » qui serait apathique, apparaissent en filigrane les premiers questionnements sur la compatibilité entre l’organisation d’une course automobile et les fonctions d’un jardin public [82]. Lors de l’édition 1955, les pelouses sont à nouveau piétinées, des groupes de jeunes arrachent les fils barbelés protégeant les arbres pour y grimper, notamment sur un magnolia en fleur [83]. Le jardin semble désormais pour partie inadapté, sans compter que ses routes sont trop étroites pour la Formule 1. Le tracé a été simplifié pour permettre aux monoplaces de donner toute leur mesure et d’atteindre une moyenne de 143 km/h. Ce qui ne va pas sans danger. Lors de l’édition de 1952, le Turinois Nino Farina tente de dépasser Piero Taruffi et finit en tête-à-queue dans les bottes de paille. Expulsé de l’habitacle de sa Ferrari, Farina tombe sur la tête. Fort heureusement, il porte le casque spécial que ses admirateurs d’Indianapolis lui ont offert. Il s’en sort avec quelques côtes cassées non sans avoir rassuré la « mamma » au téléphone [84]. Les deux derniers Grands Prix du Valentino sont courus avant la tragédie de juin 1955 au Mans [85] et celle des Mille Milles en mai 1957 [86]. En Italie, l’émotion est immense et la presse catholique et communiste mène campagne contre les courses automobiles [87]. En septembre 1955, La Stampa publie un article d’Ernesto Eula, premier président de la Cour de cassation, sur la nécessité d’encadrer juridiquement ce qu’une partie de l’opinion publique appelle des « courses téméraires vers la mort [88] ». Selon lui, le droit sportif et le droit civil doivent être précisés pour empêcher que les catastrophes automobiles se reproduisent et pour que les victimes soient mieux indemnisées. Le contexte ne plaide pas pour la prolongation du Grand Prix du Valentino d’autant que la troisième édition programmée les 19 et 20 mai 1956 est annulée au dernier moment. D’après le communiqué de l’Automobile Club de Turin du 15 mai 1956, « les principales écuries de course ont été contraintes de renoncer à la participation au Troisième Grand Prix du Valentino à cause des pannes mécaniques qui ont frappé leurs monoplaces au Grand Prix de Monaco [89] ». Selon le questeur Chiriaco, l’absence de Ferrari et de Maserati justifie l’annulation de l’épreuve. Les organisateurs doivent lancer « les opérations de démolition des tribunes et des barrières [90] ». Pour l’Automobile Club, il n’est plus question de Grand Prix au Valentino. Son Conseil directif prend acte de la situation dans bilan de l’année 1957 : « À cause de la situation nouvelle dans le domaine de l’automobile à la suite des événements tragiques du Mans aggravés lors de la dernière édition des Mille Milles, nous avons été obligés de limiter comme en 1956 le nombre des manifestations [91] ». Alors que le gouvernement et les préfectures interdisent de nombreuses courses sur route ou en ville, serait redevenu plus que jamais d’actualité « le projet de réaliser un circuit permanent adapté à l’organisation de compétitions automobiles [92] » à Turin. Et le Conseil d’espérer l’approbation et l’appui des constructeurs automobiles et de la ville. Si Fiat commence à soutenir Ferrari, l’entreprise vise d’abord, comme on l’a dit, la motorisation de masse. Quant à la municipalité, elle doit faire face à l’« immigration biblique » de méridionaux [93] et donc maîtriser une expansion urbaine inédite qui fait de la création d’un circuit routier un dossier bien accessoire.

V. Conclusion

A priori, l’histoire en pointillé des Circuiti et Gran Premi automobiles disputés à Turin peut sembler paradoxale. Comment la capitale de l’automobile italienne n’a pu pérenniser une compétition célébrant les moteurs et la vitesse ? Malgré les trois éditions consécutives et triomphales de 1946, 1947 et 1948, la compétition disparaît après 1955 dans le contexte de la concurrence de la Formule 1 et des catastrophes automobiles de 1955 et 1957. La question du lieu semble d’abord centrale. L’emplacement du circuit représente autant un avantage qu’un inconvénient. Au cœur de Turin, sur un site royal, il permet aux journalistes et officiels de conjuguer éloge de la modernité industrielle et nostalgie historique. Avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale, la compétition s’immisce dans les questions diplomatiques et les complexes relations franco-italiennes. Si aucun incident grave ne se produit, l’organisation de la compétition mobilise un nombre conséquent de forces de l’ordre et illustre les premières préoccupations : le feu et les divagations du public. L’annulation du Grand Prix 1956 signale finalement le caractère secondaire de l’épreuve dans le calendrier international et la dissociation entre les centres de la production automobile de masse et les lieux de la compétition automobile.

AUTEUR

Paul Dietschy
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Lucien Febvre-EA 2273)


ANNEXES

NOTES
[1] Sur l’histoire des circuits, cf. Xavier Chauvin et Michel Morelli, Histoire mondiale des circuits automobiles de 1900 à nos jours, Antony, ETAI, 2012.
[2] Mathieu Flonneau, Les cultures du volant xxe-xxie siècles. Essai sur les mondes de l’automobilisme, Paris, Autrement, 2008, p. 16.
[3] Sur cet aspect voir notamment Daniele Marchesini, Cuori e motori. Storia della Mille Miglia, Bologne, Il Mulino, 2001.
[4] Sur cette motorisation de masse, cf. encore Daniele Marchesini, L’Italia a quattro ruote. Storia dell’utilitaria, Bologne, Il Mulino, 2012.
[5] Pendant une partie du ventennio, Mussolini menace d’installer l’industrie automobile à Rome comme il l’a fait pour le cinéma dont le centre était aussi situé à Turin.
[6] Même si Lancia et même Fiat dans les années 1970 se distinguent en rallye ou en sport-prototype et modèles de série au moteur « gonflé » pour Abarth.
[7] L’auteur veut remercier ici pour leur aimable accueil et leur assistance la dottoressa Ilaria Pani (musée de l’automobile) et monsieur Danilo Giacomelli, responsable de la photothèque des archives municipales de Turin.
[8] La Stampa, Auto Italiana, L’Automobile,Motor Italia, RACI. Settimanale del motore, dello sport et del turismo.
[9] Valerio Castronovo, Torino, Rome-Bari, Laterza, 1987, p. 81.
[10] Carlo Felice Zampini Salazar, Circuito del Valentino. Rievocazione storica, 23 giugno 1985, Turin, Città di Torino, 1985, p. 21.
[11] Cf. Christophe Studeny, L’invention de la vitesse. France, xviiie-xxe siècle, Paris Gallimard, 1995, p. 315-323.
[12] Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999, p. 446.
[13] « Il Circuito motociclistico del Valentino e le caratteristiche del suo suggestivo percorso », La Stampa, 24 août 1932.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] 175 cm3, 250 cm3, 350 cm3 et 500 cm3.
[17] « Un trionfale successo ha arriso al Circuito del Valentino », La Stampa, 11 septembre 1932.
[18] Valerio Castronovo, FIAT 1899-1999. Un secolo di storia italiana, Milan, Rizzoli, 1999, p. 397.
[19] Daniele Marchesini, Cuori e motori. Storia della Mille Miglia, op. cit., p. 41.
[20] Une scène du film Amarcord de Federico Fellini (1973) rend compte de manière imagée du passage des Mille Milles dans une petite ville romagnole.
[21] « Il I° Circuito di Torino », L’Auto Italiana, 10 juillet 1935.
[22] Il y est assassiné par l’anarchiste Gaetano Bresci le 29 juillet 1900 en honorant de sa présence une manifestation sportive.
[23] En 1927, la sortie de route de la Bugatti Type 35 C d’Emilio Materassi occasionne la mort de 27 personnes.
[24] « Nuvolari su Alfa monoposto vince il primo Circuito di Torino », RACI. Settimanale del motore, dello sport et del turismo, juillet 1935, n° 28.
[25] Archivio Storico della Città di Torino (ASCT), Affari Gabinetto del Sindaco, cartela 579, Manifestazioni varie (1935), lettre datée du 2 juin 1935 de Mario Pastore, président du Motoclub de Turin, au podestat de Turin.
[26] Ibid., cartela 593 Contributi e Premi a Manifestazioni sportive (1937), lettre du 3 mars 1937, Mario Pastore, président du Motoclub de Turin, au podestat de Turin.
[27] Centro di documentazione del museo dell’automobile (CDMA), Documentazione 1935, 7 luglio - Circuito del Valentino, Torino, RACI Regolamento del I Circuito Automobilistico di Torino.
[28] Ibid.
[29] « Nuvolari domina sul circuito del Valentino », La Stampa, 8 juillet 1935.
[30] « Il I Circuito Automobilistico di Torino », Motor Italia, juillet 1935.
[31] « Trossi ha girato a 123 all’ora », La Stampa, 6 juillet 1935.
[32] Ibid.
[33] Pierre Milza, Mussolini, op. cit., p. 381.
[34] Silvio Bertoldi (dir.), Savoia album dei re d’Italia, Milan, Rizzoli, 1996, p. 247.
[35] Comme en témoignent les lettres de sollicitation conservées à l’Archivio di Stato de Turin.
[36] « Il II Circuito di Torino vinto da Antonio Brivio », RACI, 25 avril 1937.
[37] « Il II Circuito Automobilistico di Torino », Motor Italia, avril 1937.
[38] Daniele Marchesini, L’Italia a quattro ruote. Storia dell’utilitaria, op. cit., p. 49.
[39] Théophile Leroy, « Camp de Linas-Montlhéry (Seine-et-Oise) 27 novembre 1940-21 avril 1942 », http://memorialdesnomadesdefrance.fr/camp-de-linas-montlhery-1940-1942/.
[40] Adriana Castagnoli, « Torino nella ricostruzione », dans Valerio Castronovo (dir.), Torino dal fascismo alla repubblica, t. 7, Milan, Elio Sellino Editore, 1993, p. 2021.
[41] Valerio Castronovo, FIAT 1899-1999. Un secolo di storia italiana, p. 685.
[42] Sa fille Marella épouse Gianni Agnelli en 1953.
[43] « L’alto significato della corsa della rinascita sottolineato dal rappresentante del governo », L’Automobile, 2-9 septembre 1946.
[44] « I vincitori dei milioni e della corsa », La Stampa, 3 septembre 1946.
[45] Ibid.
[46] « Il grand premio di Torino », Auto Italiana, 10 septembre 1946.
[47] « L’alto significato delle corsa della rinascita sottolineato dal rappresentante del governo », art. cit.
[48] Sur cet aspect, voir Nicola Sbetti, Giochi diplomatici. Sport e politica estera nell’Italia del secondo dopoguerra, Rome, Viella, 2020.
[49] « A Tenda e Briga : “Oui” à la France », Stampa Sera, 14 octobre 1947.
[50] « Cinque ore di emozioni al Valentino », ibid.
[51] Sur cette notion, cf. David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Paris Le Seuil, 2013, p. 147-158.
[52] « Prima giornata al Valentino », La Nuova Stampa, 4 septembre 1948.
[53] « Trionfo incontrastato di Wimille », La Stampa Sera, 6-7 septembre 1948.
[54] Ibid.
[55] « La lotteria dei milioni », La Nuova Stampa, 31 août 1946.
[56] Voir par exemple l’article « Venti milioni del Totocalcio a una venditrice ambulante e un milione e 364 mila lire del Totip a une tabacchaia », La Gazzetta del Popolo, 30 novembre 1948.
[57] « Folla e piloti », La Nuova Stampa, 1er septembre 1946.
[58] Ibid.
[59] Ibid.
[60] CDMA, Documentazione 1946, Automobile Club d’Italia, I° Grand Premio di Torino, 1° settembre 1946, Regolamento-Réglements, p. 20.
[61] Ibid., p. 28.
[62] Ibid., p. 27.
[63] Enzo Ferrari, Le mie gioie terribili. Storia della mia vita, Milan, Mondadori, 2020, réédition, p. 222.
[64] CDMA, Documentazione 1948, Automobile Club d’Italia, XIX Gran Premio d’Italia, 7 settembre 1948, Regolamento-Règlement, p. 14.
[65] Ibid.
[66] Archivio di Stato di Torino (AST), Fondo Gabinetto della Prefettura, Attrezzature, organizzazioni e manifestazioni sportive diverse, mazzo 407/1, Questura di Torino-Gabinetto, Circuito automobilistico del Valentino-Corse internazionali di velocità formula 1, 27 mars 1955, servizio di ordine pubblico, 23 marzo 1955.
[67] Ibid., mazzo 407/2, Questura di Torino-Gabinetto, XIX Gran Premio Automobile d’Italia, 5 settembre 1948, servizio di ordine pubblico, 1° settembre 1948.
[68] Ibid., mazzo 407/2, Questura di Torino-Gabinetto, Circuito automobilistico del Valentino-Corse internazionali di velocità per vetture di formula 1, 6 aprile 1952, servizio di ordine pubblico.
[69] « La vecchia e la nuova F1 si incontrano nei viali del Valentino », L’Automobile, 13 avril 1952.
[70] Ibid.
[71] « Sul nuovo circuito del Valentino primo confronto dei grossi bolidi », La Nuova Stampa, 2 avril 1952. Dans ses mémoires, Enzo Ferrari ne voit que la résistance physique comme obstacle au pilotage féminin.
[72] « Piloti e bolidi in lotta sfrenata domani sul circuito del Valentino », La Nuova Stampa, 26 mars 1955.
[73] « Spettacolo emozionante per 50 000 persone », Stampa Sera, 28-29 mars 1955.
[74] « Vittoria torinese », Stampa Sera, 28-29 mars 1955.
[75] « Spettacolo emozionante per 50 000 persone », art. cit.
[76] « Un eccezionale affluenza di spettatori al Valentino », Nuova Stampa Sera, 7-8 avril 1952.
[77] Daniele Marchesini, Cuori e motori. Storia della Mille Miglia, op. cit., p. 162.
[78] « Spettacolo emozionante per 50 000 persone », art. cit.
[79] « Norme per il pubblico », La Nuova Stampa, 26 mars 1955.
[80] Cf. Paul Dietschy, Football et société à Turin 1920-1960, université Lyon II, thèse de doctorat d’histoire, 1997, p. 478.
[81] « Un eccezionale affluenza di spettatori al Valentino », art. cit.
[82] « Macchine, formula del circuito del Gran Premio del Valentino », La Nuova Stampa, 8 avril 1952.
[83] « Spettacolo emozionante per 50 000 persone », art. cit.
[84] « L’incidente a Farina », Nuova Stampa Sera, 7-8 avril 1952.
[85] Le 11 juin 1955, la Mercedes pilotée par Pierre Levegh s’envole puis explose dans la tribune centrale du circuit du Mans, provoquant la mort de 84 personnes ainsi que 120 blessés.
[86] Le 12 mai 1957 à Guidizzolo, à quarante kilomètres de l’arrivée de Brescia, le pneu avant droit de la Ferrari pilotée par Alfonso De Portago et lancée à presque 300 km/h explose. Le bolide dérape, heurte la bordure et s’envole, tuant De Portago et son coéquipier Edmond Gurner Nelson ainsi que neuf spectateurs dont cinq enfants.
[87] Daniele Marchesini, Cuori e motori. Storia della Mille Miglia, op. cit., p. 206-212.
[88] « Diffendere pubblico e piloti », La Stampa, 3 septembre 1955.
[89] Archivio di Stato di Torino (AST), Fondo Gabinetto della Prefettura, Attrezzature, organizzazioni e manifestazioni sportive diverse, mazzo 407/1, communiqué du 15 mai 1955.
[90] Ibid., phonogramme de la questure à la préfecture de Turin, 15 mai 1956.
[91] Ibid., Automobile Club di Torino, Relazione del Consiglio Direttivo sul Bilancio Consuntivo, 1957.
[92] Ibid.
[93] Valerio Castronovo, Torino, op. cit., p. 382-385.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Paul Dietschy, « « Un circuit automobile au cœur d’une métropole ? Les Circuiti et Gran Premi du Valentino (1935-1955) », dans Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits (xx-xxie siècles), Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 juillet 2022, n° 17, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Paul Dietschy.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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