Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Penser les infrastructures des mondes automobiles
Autodromes et circuits (xx-xxie siècles)
Presse de gauche, autodromes et courses de vitesse. L’Humanité et Le Populaire aux prises avec l’essor des sports automobiles (1920-1939)
Karen Bretin-Maffiuletti
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RÉSUMÉ
La presse socialiste et communiste est mobilisée ici comme première entrée pour la définition d’un discours « de gauche » sur les autodromes et les courses automobiles. Les archives du Populaire et de L’Humanité sont interrogées et comparées pour la période 1920-1939, à travers des méthodologies visant à croiser les discours « ordinaires » sur ces objets et ceux qui se déploient à l’occasion de « grands événements » (Grand prix de l’Automobile Club de France, 24 heures du Mans). Au fil du temps, et d’un quotidien à l’autre, l’attention accordée au sport automobile est inégale. Si la critique, plus ou moins acerbe, domine les commentaires (dans les colonnes du journal communiste en particulier), la presse ouvrière exprime parfois un véritable enthousiasme pour les courses de vitesse (côté socialiste, au tournant des années vingt et trente notamment) ainsi qu’une reconnaissance pour les modalités populaires de pratique des sports mécaniques qui émergent en fin de période d’étude.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : presse ; presse de gauche ; autodromes ; courses automobiles
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle ; entre-deux-guerres
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Entre indifférence et instrumentalisation communiste du sport automobile (1920-1926)
III. Le temps des ambivalences (1927-1933)
IV. Sous le signe de la détente ? Popularisation des autodromes et des sports mécaniques (1934-1939)
V. Conclusion, perspectives

TEXTE

I. Introduction

La dénonciation souvent très virulente des « sports bourgeois » par certains titres de la presse de gauche est aujourd’hui assez bien connue [1]. Pourtant, on sait également que le mouvement ouvrier entretient avec le sport, au cours du premier vingtième siècle, une relation singulière [2]. La répulsion initiale pour des formes culturelles qui sont l’apanage des milieux aristocratiques et bourgeois – et dont les excès ne tardent pas à se manifester – se prolonge après la Grande guerre à travers des conceptions souvent faites d’ambivalences, où l’intérêt parfois exprimé pour le sport apparaît le plus souvent « de circonstance ». Par ailleurs, si la gauche entretient un rapport privilégié au progrès, parce qu’elle se dit parti « du futur » et défend une « vision optimiste du changement [3] », elle n’a de cesse, parallèlement, de s’insurger contre les dangers du machinisme [4] et contre des systèmes d’organisation du travail qui sont tout à fait emblématiques de l’industrie automobile. Ainsi, en amont d’une recherche sur la place et la représentation des sports automobiles dans la presse de gauche de l’entre-deux-guerres, il est difficile d’imaginer la teneur des discours que livreront les archives. Si l’on songe naturellement à des critiques, pouvant former le contrepoint de la célébration des « circuits » (au sens le plus large qui soit [5]) et des sports automobiles orchestrée par une presse spécialisée tout acquise à ces causes [6], il est impossible pour autant d’en deviner l’intensité ou les lignes de force.

Les années vingt et trente, séquence historique retenue pour cette étude, sont celles des premiers succès du sport automobile en France. Les manifestations pionnières, interrompues par la Première Guerre mondiale, reprennent alors avec plus d’ampleur, à l’image du Grand prix de l’Automobile Club de France, créé en 1906 et relancé en 1921 [7]. La période voit également la naissance d’épreuves majeures, comme les célèbres 24 heures du Mans, en 1923. En termes d’équipements, les années vingt sont marquées par la construction des premiers autodromes permanents que sont les circuits de Miramas et Linas-Montlhéry, tous deux inaugurés à la fin de l’année 1924 [8]. Le choix d’une borne initiale établie précisément en 1920 est lié, par ailleurs, à la volonté de mobiliser la presse comme « première entrée » pour la caractérisation d’un discours « de gauche » sur les autodromes et les courses. Il permet de mobiliser deux titres, L’Humanité et Le Populaire, qui, bien que fondés plusieurs années auparavant [9], sont à partir de cette date les organes officiels du parti communiste d’une part, et du parti socialiste d’autre part. S’ouvrent alors des perspectives de comparaison, en des temps où l’on sait, pour finir, que la place du sport dans la presse généraliste va croissant [10].

Le recueil des articles constituant le corpus s’effectue selon deux directions complémentaires. D’une part, il s’agit de questionner le temps de l’événement, c’est-à-dire la couverture médiatique accordée aux grandes manifestations sportives. On soutient ici que les compétitions et les récits qu’elles suscitent sont susceptibles de dévoiler une part des considérations et représentations du moment liées aux circuits et aux courses automobiles [11]. Au-delà, ces dernières peuvent offrir à la presse socialiste et communiste des occasions de prendre part au débat de société concernant la place de l’automobile et les infrastructures matérielles de son expansion. Enfin, il faut reconnaître avec Arlette Farge que si l’historien se tourne vers l’événement, c’est aussi parce qu’il redoute « le silence des sources [12] ». S’intéresser aux grandes courses automobiles permet ainsi d’accéder à des articles évoquant nécessairement les modalités des épreuves, leurs organisateurs, les pilotes, les voitures et, au moins peut-on l’espérer, les infrastructures. Dans cette perspective, les deux compétitions déjà évoquées (le Grand prix de l’Automobile Club de France et les 24 heures du Mans) sont visées en particulier, pour l’importance qu’elles revêtent et pour leur caractère récurrent, qui permet de questionner l’évolution des discours de presse. D’autre part, on choisit d’étoffer le corpus avec des articles correspondant au « temps ordinaire », dont on estime qu’ils pourraient livrer des réflexions plus variées et complémentaires sur l’objet de la recherche. Le recueil de ces autres textes s’opère par recherche automatique du mot clé « autodrome » sur l’ensemble de la collection de L’Humanité et du Populaire, de 1920 à 1939.

Certes, la documentation rassemblée demeure, au total, peu volumineuse. Deux cent quatre-vingts textes environ sont néanmoins isolés au moyen de cette double procédure [13], et exploités selon une analyse de contenu classique. Les formats sont on ne peut plus contrastés. Le corpus comprend ainsi de multiples entrefilets, des articles non moins nombreux se résumant à des énumérations (listes d’engagés à la veille des courses et résultats du lendemain), des textes assez brefs et purement informatifs, mais aussi 10 % à 20 % d’articles beaucoup plus conséquents. Entrent dans cette dernière catégorie des articles insérés en haut de page et souvent annoncés en « Une », pourvus de gros titres et de « chapeaux », fréquemment agrémentés de photographies. En termes de contenus, l’éclectisme est aussi de mise [14], même si les analyses à venir portent plus spécifiquement sur les deux aspects de la recherche annoncés : les annonces et comptes rendus de courses automobiles d’une part, et les réflexions liées à la construction, aux usages et à l’exploitation des autodromes d’autre part.

La suite du propos s’organise en trois temps, dont il faut reconnaître d’emblée le poids inégal, et qui ont pour vocation de présenter, comparer et mettre en perspective, autant que possible, les discours de L’Humanité d’une part, et du Populaire d’autre part. Ces trois parties dessinent une chronologie fondée sur le repérage de variations tant dans la présence des sports automobiles dans les journaux que dans la nature des propos tenus à leur sujet.

II. Entre indifférence et instrumentalisation communiste du sport automobile (1920-1926)

De 1920 à 1926, la question des autodromes et, plus largement, celle du sport automobile bénéficient d’une attention assez limitée dans la presse ouvrière [15]. Une cinquantaine de textes seulement ont été recueillis au cours de ces sept années, dont une majorité dans les colonnes du quotidien communiste.

Quelques lignes insérées ici et là suffisent à L’Humanité pour rendre compte des grandes courses automobiles organisées en France. Si un journaliste raille en 1921 les défaites françaises lors du Grand prix de l’Automobile Club de France, s’amusant de ce que « la France de la Victoire [soit] encore battue [16] », et si un autre rédacteur se laisse aller à qualifier d’« émouvante » l’arrivée des voitures de tourisme lors de cette même compétition en 1923 [17], de tels commentaires apparaissent toutefois en rupture avec un ensemble de textes très brefs, qui ont l’apparence de la neutralité. À propos des événements, la couverture du Populaire est un peu plus généreuse (notamment au sujet des Grands prix de l’Automobile Club de France de 1921, 1922 et 1923), mais elle est sans commune mesure, on le verra, avec l’attention que le titre porte aux courses lors de la période suivante. Reste que la formulation de pronostics à l’approche des épreuves, la présence de quelques détails sur les conducteurs engagés ou l’usage des adjectifs suggèrent un regard globalement positif sur ces événements : en 1922, la ronde des voitures sur le circuit est ainsi qualifiée de « fantastique [18] », et l’on estime en 1923 que pilotes anglais et italiens ont livré un « beau match [19] ».

Le journal socialiste, à l’inverse, se désintéresse presque totalement de la question des autodromes. En dehors de quelques entrefilets, un seul article est consacré à ce sujet en décembre 1923, pour annoncer l’ouverture du chantier de l’autodrome de Miramas. On précise alors, sans plus de commentaires, que « les travaux seront activement poussés [20] ». Dans L’Humanité, la construction puis l’exploitation des premiers autodromes sont plus fréquemment évoquées, donnant au corpus recueilli pour la période sa coloration principale. À l’automne 1923, on annonce ainsi successivement la fin prochaine des travaux de l’autodrome de Miramas [21] et le lancement du projet de Linas-Montlhéry [22]. Dans les deux cas, ces grandes opérations sont réduites à des « affaires financières » et la critique ne fait pas de doute. En mars et avril 1924, une grève des ouvriers du bâtiment employés sur le chantier de Montlhéry donne à L’Humanité l’occasion de plus longs développements, et de propos plus acérés. Le 6 avril 1924, notamment, le titre publie ainsi en « Une » la dénonciation par les travailleurs des salaires dérisoires qui leur sont accordés. Aux dires de L’Humanité, le constructeur en charge du chantier « n’admet pas que les travailleurs puissent réclamer un morceau de pain » et « surpasse les plus rapaces des exploiteurs des Travaux publics ». Le journal proteste encore contre « la complicité gouvernementale qui protège de ses forces répressives et de son autorité les aigrefins de l’exploitation des malheureux ouvriers de Montlhéry » et conclut que, sans résolution du conflit, « les ventres dorés n’auront pas le loisir de venir se pavaner sur les pistes de l’autodrome, car [il] se chargera de reculer l’échéance de la livraison du travail […] pour libérer de l’esclavage les ouvriers [23] ». En octobre 1926, de nouvelles attaques sont formulées contre les « entrepreneurs parisiens de sport automobile » et contre le mercantilisme du « “grrrrand” » journal sportif L’Auto [24] ». Ce jour-là, chacun en prend pour son grade.

Ainsi, si les sports automobiles sont peu présents dans la presse ouvrière de la première moitié des années 1920, des tendances se dessinent toutefois, que l’on peut tenter de commenter. Le relatif désintérêt manifesté parL’Humanité – et dans une moindre mesure par Le Populaire – pour les disciplines qui incarnent le mieux le caractère bourgeois des sports ne doit pas surprendre. Il est cohérent avec la réticence persistante, au cours de la période, du mouvement ouvrier à l’égard du sport, et avec une critique plus générale (côté communiste) de l’automobile. L’une et l’autre s’expriment clairement dans les colonnes de L’Humanité. La rubrique sportive du titre est ainsi le plus souvent dominée par la célébration des activités du mouvement sportif ouvrier et de la Fédération sportive du travail [25], tandis que les disciplines et épreuves « bourgeoises » les plus en vue – à commencer par le Tour de France cycliste, la boxe ou le tennis [26]  – ne sont convoquées que de façon ponctuelle et sont systématiquement critiquées. De la même façon, l’automobile est dénigrée comme bien de luxe et symbole de la bourgeoisie (davantage que pour sa dangerosité, comme ce sera le cas plus tard, ou pour quelque nuisance [27]). Les visiteurs du Salon de l’automobile, tout comme les « ventres dorés » appelés à « se pavaner » à Montlhéry, sont ainsi régulièrement et durement moqués, dans des textes qui dénoncent du même coup l’inanité d’un tel événement. Commentant le « Salon » 1924, un journaliste – dont on appréciera le sens de la formule – décrit des « messieurs monoclés suant l’argent plein les poches », qui déambulent entre les limousines accompagnés de « leurs poules […] empanachées [28] ».

Les critiques mises en évidence à propos des autodromes et de leurs exploitants, particulièrement dans L’Humanité, recoupent par ailleurs pleinement la rhétorique communiste. Au temps de la bolchevisation du Parti communiste français, et d’une fidélité totale de la ligne du quotidien à celle de l’organisation politique [29], la construction des autodromes suscite un discours intrinsèquement politique et détaché de toute considération sportive. C’est une occasion – parmi d’autres, est-on tenté d’écrire – de prendre position contre les pouvoirs publics, au sens large, et toute forme d’opposition politique. Il s’agit également de dénoncer l’exploitation des ouvriers par des industriels toujours avides de gains et dépourvus de scrupules, tout en signifiant, bien entendu, un soutien indéfectible aux travailleurs.

III. Le temps des ambivalences (1927-1933)

Si les années 1926-1927 marquent une rupture, celle-ci se manifeste avant tout par une augmentation importante du nombre de textes consacrés au sport automobile dans la presse étudiée. Plus de cent cinquante articles composent ainsi le corpus pour cette deuxième période, dont une majorité est publiée dans Le Populaire, qui affiche désormais un vif intérêt pour ces questions. Un discours spécifiquement consacré aux autodromes est encore repérable, tandis que les journaux ouvrent plus largement leurs colonnes à des informations sur les grands événements. Le changement tient par ailleurs aux divergences assez importantes qui apparaissent entre les propos : L’Humanité ne s’écarte guère d’un positionnement critique, tandis que Le Populaire témoigne souvent d’un vrai engouement pour le sport automobile. Enfin, ces différences de lignes éditoriales n’excluent pas une part d’ambivalence des discours au sein d’un même titre : on le verra notamment à propos du journal socialiste.

À la charnière des années 1920 et 1930, la presse ouvrière continue tout d’abord de discuter l’utilité des autodromes. L’Humanité reste attaché à une posture de dénonciation, qui vise les circuits comme éléments du monde de l’automobile, au sens large, davantage d’ailleurs que la matérialité de ces infrastructures. Outre une attaque ponctuelle contre le propriétaire de l’autodrome de Miramas, critiqué à l’occasion de sa candidature (pour le compte de la SFIO) aux élections législatives de 1928 [30], le quotidien communiste publie le 14 mars 1927 un article développant assez longuement les raisons de son opposition aux circuits permanents. Avec le lyrisme qui le caractérise, le journaliste Paul Guitard [31] admet que « l’autodrome est un laboratoire d’expériences » mais regrette que « cette réalisation de progrès scientifique soit faussée, rendue impure par les fins commerciales qu’on lui assigne [32] ». Ainsi, L’Humanité reconnaît désormais l’intérêt indéniable des équipements automobiles pour la science ou le progrès, mais affirme que celui-ci est réduit à néant par le goût du lucre de leurs propriétaires. Du côté du Populaire, par ailleurs, deux visions existent et cohabitent – plus qu’elles ne s’affrontent d’ailleurs – par le jeu du « rubriquage » du journal. Prolongeant dans un autre registre la critique communiste, on se dresse contre la dangerosité des autodromes. Le 5 mars 1927, après la mort d’un jeune conducteur sur le circuit de Montlhéry, le ton de Pierre Marie se veut grave lorsqu’il interpelle le lecteur – « Est-il bien utile de sacrifier ainsi des vies humaines pour améliorer de quelques fractions de secondes et de quelques mètres les records existants ? » – avant de conclure : « Nous ne le pensons pas [33] ». Lorsque le militant du mouvement sportif travailliste s’exprime [34], il livre un regard bien différent de celui de certaines « plumes » du journal socialiste (et par ailleurs diamétralement opposé à celui de la presse dominante [35]). Si l’on écoute d’autres rédacteurs, ces équipements sont défendus et célébrés comme des enceintes sportives synonymes de progrès : qu’ils viennent à disparaître ou suspendre leurs activités, et l’industrie automobile française serait irrémédiablement condamnée à « piétiner ». Le 30 octobre 1929, alors que la rentabilité de l’autodrome de Linas-Montlhéry n’est plus assurée, et que son existence même est discutée, Jean-Jacques Compère-Morel, qui signe l’essentiel des articles consacrés à l’automobile au cours de la période [36], écrit : « Nos constructeurs doivent tout faire pour conserver la piste de Montlhéry car s’ils jugent qu’elle leur est aujourd’hui utile, ils devraient se rendre compte qu’elle leur sera demain indispensable [37] ». Enfin, au-delà de leur utilité même, c’est encore l’usage fait des autodromes qui est commenté par la presse ouvrière. Sur ce point, les positions sont parfois unanimes. C’est le cas en particulier au tout début des années trente, lorsque le championnat de France cycliste, initialement couru sur route, est déplacé dans l’enceinte de Linas-Montlhéry et devient de ce fait un spectacle payant. L’Humanité comme Le Populaire dénoncent alors à plusieurs reprises, en des termes comparables, une décision qui sacrifie la logique sportive sur l’autel du profit [38].

Comme on l’a annoncé plus haut, le tournant des années 1920 et 1930 est aussi et surtout marqué par l’attention grandissante accordée aux événements. Certes, L’Humanité fait preuve en la matière d’une certaine inconstance. Les 24 heures du Mans, par exemple, bénéficient d’une couverture plus importante et plus systématique que le Grand prix de l’Automobile Club de France, qui est tantôt passé sous silence, tantôt assez longuement commenté. Reste que le quotidien communiste s’ouvre désormais à des pratiques qu’il ignorait globalement jusqu’ici [39]. Ce surcroît d’intérêt est par ailleurs très sensible dans Le Populaire. En plus de consacrer au sport automobile un plus grand nombre d’articles que son homologue [40], le journal socialiste opte pour des modes de présentation de l’information (mise en page, présence et dimension des photographies, typographie, etc.) qui donnent aux courses de vitesse (sur une courte période, on le verra), une visibilité importante.

En matière de contenu, pour autant, les divergences sont importantes. Pour simplifier, les grandes épreuves automobiles sont vertement critiquées dans L’Humanité et à l’inverse célébrées dans Le Populaire. Dans le « camp » communiste, le dénigrement des courses automobiles s’inscrit, pour l’essentiel, dans le droit fil des discours sur les autodromes : l’intérêt potentiel de ces manifestations, en matière de progrès technique notamment, est considéré comme ruiné par l’esprit mercantile des propriétaires des circuits. Le 18 juin 1928, dans un compte rendu des 24 heures du Mans, on dénonce ainsi les « formules tout économiques et commerciales qui prédominent dans les compétitions automobiles [41] ». Cependant, renouant avec une critique plus strictement politique, déjà commentée, des attaques plus directes affirment également l’indécence qu’il y a à célébrer, via ces épreuves sportives, les succès d’une industrie automobile française qui maltraite ses ouvriers. En juin 1931, par exemple, au lendemain du Grand prix de l’Automobile Club de France, on écrit que « la firme victorieuse va pouvoir supputer le fruit du succès qu’ont forgé par leur habilité – sous un régime d’exploitation et de sur-rationalisation – les travailleurs de l’usine ». Le quotidien poursuit en ironisant au sujet de la « lettre ouverte de la direction » que l’on ne manquera pas d’adresser aux ouvriers pour les féliciter, tout « en préparant de nouvelles mesures de rationalisation et de licenciements [42] ! ». Enfin, certains commentaires introduisent ponctuellement une ligne critique nouvelle (pour le « camp » communiste). Les exploitants des autodromes sont accusés, pour préserver leurs intérêts (on y revient toujours), de faire fi des pilotes et des accidents qui peuvent survenir. Toujours incisif, le quotidien précise en 1927, alors qu’un conducteur a trouvé la mort lors du Grand prix de l’Automobile Club de France : « Comme la recette était bonne, les organisateurs décidèrent de ne pas interrompre la réunion [43] ». La teneur des discours du Populaire est tout autre. Les grandes épreuves suscitent, de 1929 à 1933, des commentaires enthousiastes. Aux yeux des rédacteurs, ces compétitions, servies par des infrastructures remarquables, cumulent intérêts techniques, sportifs, et même esthétiques. Un article signé Compère-Morel, annonçant les 24 heures du Mans en juin 1933, reprend bien ces différents « éléments de langage ». Le journaliste explique que « pendant deux tours de cadran, trente bolides batailleront sur les 13 km [du] magnifique circuit permanent de la Sarthe ». Il affirme ensuite que « nulle épreuve plus que celle-ci ne permet de voir s’équilibrer et se confondre aussi étroitement l’intérêt pratique et l’intérêt sportif ». Par son versant nocturne, l’épreuve mythique des 24 heures du Mans nourrit enfin des images singulières. Compère-Morel se réjouit et s’émeut à l’avance du « spectacle féérique des monstres d’acier aux yeux de feu roulant dans la nuit chaude [44] ». Au lendemain des épreuves, le même ton passionné est mobilisé pour narrer les rebondissements de la course et les prouesses des vainqueurs. Par ailleurs, les accidents – qui surviennent fréquemment – sont simplement mentionnés, de sorte que leur évocation ne ternit pas le propos. À titre d’exemple, le compte-rendu de l’édition 1931 des 24 heures du Mans est tout entier consacré à la description du « formidable spectacle » de la course. Le lecteur n’est informé du décès d’un pilote que dans les dernières lignes de l’article, en quelques mots qui n’expriment pas de regrets particuliers. L’accident constitue, en somme, une péripétie parmi d’autres [45]. Ainsi, les courses automobiles offrent au journal socialiste l’occasion de déployer une écriture à la fois ancrée dans son temps – par le recours au lyrisme et à l’emphase [46] – et annonciatrice d’une forme sensible de récit des affrontements sportifs, qui ne cessera par la suite de s’affirmer : dramatisation, expression d’une large palette d’émotions, sacralisation de la figure du champion.

Au cours de cette deuxième période, si un intérêt plus grand pour le sport automobile ainsi que des discours inédits sur ces pratiques s’expriment, le phénomène est surtout manifeste côté socialiste. Dans L’Humanité, certains événements demeurent ignorés – parce que dédaignés [47] ? – et, quand le sport automobile apparaît dans les colonnes du journal, il est passé au crible d’une critique qui demeure largement politique. La rhétorique de dénonciation, toutefois, est nouvelle. Les procédés de disqualification des enceintes sportives ou des compétitions paraissent assez caractéristiques d’une période qui connaît, plus généralement, une inflexion des discours communistes sur les activités physiques. On sait que désormais L’Humanité se dresse davantage contre les excès du sport que contre la pratique en elle-même, celle-ci étant dès lors perçue comme dévoyée (comme le serait l’automobilisme, pourtant vecteur de progrès) par le professionnalisme des athlètes, le mercantilisme des organisateurs de compétitions, ou encore le chauvinisme des spectateurs [48]. Comme précédemment, on trouve par ailleurs dans le corpus (ou à la marge de celui-ci) les marques d’une représentation globalement négative de l’automobile, qui sous-tendrait la critique des autodromes et des courses de vitesse. Cette représentation est néanmoins – également – en évolution. Elle est certes édifiée sur ses contours politiques anciens mais voit également s’immiscer, en mode mineur, deux visions qui s’opposent : celle de la capacité de l’automobile à incarner le progrès et celle de sa dangerosité. Trois exemples permettent d’illustrer ce rapport désormais plus complexe à l’automobile. En septembre 1928, au détour d’un texte sur l’explosion d’une poudrerie à Honfleur, la critique de l’automobile comme attribut bourgeois, nécessitant des aménagements coûteux, pousse le journal à confronter la vision des dépouilles des malheureux ouvriers, que nul parmi leurs employeurs n’a songé à protéger, à l’image d’une Normandie prospère, au large de laquelle croisent les yachts et où, « festonnant les talus », la route, « telle un autodrome bitumé, [est] entretenue avec soin et à grands frais [49] ». Cette critique traditionnelle s’oppose par ailleurs aux nombreux articles saluant des records de vitesse ou des « premières » aériennes, qui soulignent la sensibilité de L’Humanité à l’idée de progrès [50]. Enfin, parallèlement, la rubrique du journal relatant les accidents d’automobiles est aussi particulièrement fournie au cours de la période. Elle est systématiquement nommée, à partir de 1932, « La route sanglante [51] ». Un titre pour le moins effrayant, qui suggère que l’intérêt du quotidien pour le développement technique se heurte couramment à la mise en exergue des dangers qui lui sont inhérents.

Les ambivalences qui apparaissent dans les discours du Populaire tiennent sans doute à une même représentation duale de l’automobile. Sans présager des résultats que produirait une analyse linguistique du corpus, on peut avancer que le terme de « bolide », fréquemment utilisé dans les colonnes du quotidien socialiste, dit bien le mélange de fascination et de crainte qu’inspirent aux journalistes les automobiles, qu’elles soient ou non « de course ». Davantage encore que son homologue communiste, le titre manifeste beaucoup d’intérêt pour des événements visant à célébrer et encourager les avancées techniques. Des courses faisant s’affronter cyclistes et motards [52] aux défis « auto contre avion [53] », en passant par la présentation d’une « auto-fusée [54] » à Berlin, Le Populaire (avec son journaliste Compère-Morel) est sur tous les fronts. Par ailleurs, le fatalisme apparent avec lequel sont traités les accidents qui surviennent lors de compétitions ne doit pas dissimuler une condamnation ferme, plus générale, de la dangerosité de l’automobile. Évoquant les « drames » qui se déroulent sur les routes ordinaires, le journal explique régulièrement que « des chauffards ont pris la voie publique pour un autodrome [55] ». Dès lors, si les circuits sont perçus comme le cadre idéal de formidables épreuves, et si les violences qui s’y déroulent sont tolérées par certains, les autodromes n’en demeurent pas moins perçus comme le lieu de la vitesse, de l’excès et du danger.

Au-delà, il reste que l’enthousiasme particulier avec lequel Le Populaire traite la question des grandes courses automobiles interpelle. Cet intérêt est soudain, et il marque un écart important avec les discours de L’Humanité, en des temps où les visions socialiste et communiste du sport ne sont a priori pas si éloignées l’une de l’autre. Peut-être faut-il croire que le quotidien trouve dans le commentaire des épreuves automobiles matière à développer des thématiques qui lui sont chères. Les 24 heures du Mans pourraient ainsi être magnifiées parmi un ensemble de réalisations du socialisme municipal, que le titre s’emploie à valoriser en d’autres lieux et occasions, non sans nommer et honorer les édiles qui en sont les maîtres d’œuvre [56]. À propos des « 24 heures », on insiste en effet particulièrement sur la qualité du circuit, sur celle de l’organisation, et plus généralement sur les attraits de la région. Les dirigeants de l’Automobile Club de l’Ouest, en charge de l’événement, sont très régulièrement salués et félicités. Félix Geneslay, maire SFIO du Mans de1932 à 1936, est lui-même cité dans le compte rendu de l’édition de 1933, en des termes qui suggèrent l’existence de liens avec les acteurs du journal (et notamment avec l’incontournable Jean-Jacques Compère-Morel [57]). Ainsi, l’engouement apparent du Populaire pour le sport automobile est aussi, certainement, celui de son « spécialiste » en la matière, et les commentaires dithyrambiques à propos des « 24 heures » pourraient traduire les affinités que l’on devine entre celui-ci et les édiles du Mans.

IV. Sous le signe de la détente ? Popularisation des autodromes et des sports mécaniques (1934-1939)

Au plan quantitatif, cette dernière période marque une phase de reflux : avec quatre-vingts articles environ recueillis entre 1934 et 1939, les sports automobiles sont globalement moins présents dans la presse ouvrière. Par ailleurs, au regard de la période précédente, le déséquilibre dans l’attention accordée à ces disciplines par L’Humanité et Le Populaire s’accroît et s’inverse, si bien que ces pratiques sont presque totalement absentes du journal socialiste.

Dans « L’Huma », les deux catégories d’analyse mobilisées signalent une rupture. Le quotidien annonce et commente désormais les événements automobiles sans enthousiasme particulier, mais selon une ligne clairement « assouplie ». La course des 24 heures du Mans fait ainsi l’objet de commentaires plus ou moins longs, dont la tonalité est neutre, en 1935, 1938 et 1939. Les accidents qui ont lieu sont signalés, sans remarques particulières. La couverture est moins factuelle pour l’édition 1937. En juin de cette année, si la rubrique sportive du quotidien poursuit son œuvre de propagande en faveur du sport ouvrier et valorise clairement les réalisations de la Fédération sportive et gymnique du travail, elle salue également la « performance exceptionnelle » des vainqueurs des « 24 heures [58] ». De la même façon, le Grand prix de l’Automobile Club de France est très régulièrement couvert au cours de la période, L’Humanité publiant même des comptes rendus assez détaillés de la manifestation. Les attaques et dénonciations n’ont plus cours. La critique se niche désormais dans le ton neutre, presque laconique, qui domine pour ces textes, quand les rencontres sportives travaillistes sont commentées d’une plume alerte, et à grands renforts de superlatifs [59].

Au sujet des autodromes, par ailleurs, L’Humanité trouve sous le Front populaire l’occasion de développer un autre discours. Des changements importants affectent en effet ces infrastructures, visant notamment à en redéfinir les usages. Au début des années 1930, l’autodrome de Linas-Montlhéry, en particulier, connaît des problèmes de rentabilité. Les difficultés personnelles de son propriétaire, l’industriel Alexandre Lamblin, précipitent la chute de cet équipement, qui ferme en 1936. Dès lors, les élus communistes du canton d’Arpajon portent différents projets d’aménagement des vastes espaces entourant la piste, dans le but de développer un parc de loisirs à destination des ouvriers parisiens. L’Humanité prend fait et cause pour ces initiatives, et s’emploie à les faire connaître. En avril 1937, le journal présente ainsi Montlhéry comme « un endroit choisi pour la création d’un immense parc national pour les sports et les loisirs où, chaque semaine, de nombreux travailleurs de Paris pourraient venir s’ébattre collectivement ou se reposer ». L’article détaille ensuite les démarches des élus auprès des « autorités compétentes », à savoir les dirigeants de la Fédération sportive et gymnique du travail et le « camarade » Léo Lagrange [60]. Un texte publié l’année suivante est très significatif du changement de ton du journal communiste. Les attaques virulentes contre les sports automobiles cèdent la place à de fervents discours en faveur d’une déclinaison populaire de ces pratiques. Les manifestations organisées dans le cadre réinventé de l’autodrome de Montlhéry sont annoncées et commentées dans un style tout empreint de la rhétorique du Front populaire : « Nous sommes sûrs que les travailleurs répondront à l’appel des organisateurs pour le premier essai de motocyclisme populaire. […] Du sport, de la joie, du grand air. Tous les fervents du camping, du sport et du motocyclisme seront à Montlhéry aujourd’hui [61] ».

Autre temps, autre ton. L’évolution de la place du sport automobile dans la presse ouvrière au fil des années 1930 s’analyse probablement à l’aune des changements qui affectent alors le mouvement sportif, comme des ruptures politiques que l’on connaît. En 1934, l’unité retrouvée du sport travailliste met fin aux luttes qui opposaient en son sein les dirigeants de la Fédération sportive du travail (communiste) et ceux de l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail (socialiste). Solidaires dans les rangs de la nouvelle Fédération sportive et gymnique du travail, les uns et les autres se défont d’une posture irrémédiablement contestataire, pour tenter de définir les contours d’une culture sportive alternative, qui ne soit plus réductible à la critique du sport bourgeois [62]. Deux ans plus tard, avec l’avènement du Front populaire, cette pensée sportive devient programme politique, puisqu’elle inspire largement les décisions du nouveau Sous-secrétariat d’État aux Sports, aux Loisirs et à l’Éducation physique [63].

L’abandon par L’Humanité d’un positionnement invariablement critique, comme d’un ton résolument incisif, s’entend au prisme de ces circonstances apaisées. Le contexte politique éclaire de même la bienveillance affichée à l’égard des initiatives proposant des formes inédites, populaires, des sports bourgeois longtemps fustigés, ainsi qu’une requalification des lieux de la pratique. Il appartient désormais au quotidien communiste de promouvoir des conceptions sportives (droit aux loisirs pour tous, émancipation par les activités physiques et le plein air) qui s’actualisent dans le programme de Léo Lagrange et qui prolongent, peu ou prou, les invariants de sa ligne politique. Du côté de la direction du quotidien, assurée depuis août 1935 par Paul Vaillant-Couturier, l’ambition est par ailleurs de faire de celui-ci « le grand journal du Front populaire », tout en restant le journal du parti [64]. Cette réorientation, qui entraîne un progrès régulier des ventes au cours de la seconde moitié des années 1930, expliquerait également le changement de posture et d’écriture dont il est question ici.

Ce nouveau contexte, de façon indirecte, permet enfin de saisir la quasi-disparation du sport automobile dans Le Populaire. Davantage qu’une mise à distance de cette pratique dans le quotidien socialiste, c’est un changement de physionomie de la rubrique dédiée aux sports que l’on observe. Précédemment vouée à l’information sportive, dans le sens où il était question de faire connaître aux lecteurs l’essentiel de l’« actualité » liée aux sports, celle-ci apparaît désormais comme le lieu d’expression de conceptions générales relatives à la pratique des activités physiques. Les événements sportifs, qu’il s’agisse d’automobile, de football ou de cyclisme, sont désormais peu commentés, tandis que des personnalités comme Pierre Marie, déjà cité, ou Maurice Baquet [65] signent de longs textes sur l’éducation physique, la pratique compétitive, les bienfaits du plein air ou encore le sport féminin [66].

V. Conclusion, perspectives

Au cours de l’entre-deux-guerres, L’Humanité et Le Populaire accordent au sport automobile et aux infrastructures qui permettent son développement une attention fluctuante : globalement ignorées au début de la période d’étude, ces questions occupent une place nettement plus importante dans les colonnes des journaux au tournant des années 1920 et 1930, avant une nouvelle phase de reflux dans la seconde moitié des années 1930. L’intérêt manifesté par les presses communiste et socialiste pour les autodromes et courses de vitesse est également asymétrique : au fil du temps, des décalages assez nets sont observés, d’un quotidien à l’autre, dans le nombre d’articles consacrés à ces objets. Au-delà des aspects quantitatifs, le corpus d’archives révèle enfin des contrastes dans la teneur des discours : si la critique, plus ou moins acerbe, domine les commentaires (dans les colonnes du journal communiste en particulier), la presse ouvrière exprime parfois un véritable enthousiasme pour les courses de vitesse (côté socialiste, au tournant des années 1920 et 1930 notamment) ainsi qu’une reconnaissance (dans le « camp » communiste) pour les modalités populaires de pratique des sports mécaniques qui émergent en fin de période d’étude.

Ces éléments de conclusion sont naturellement provisoires. De même, il est important de rappeler à quel type d’entreprise se rapporte cette recherche. Questionner le lien entre autodromes, sports automobiles et presse ouvrière, au cours de l’entre-deux-guerres, c’est assurément prendre le parti du particulier. Ainsi, il faut redire combien la présence d’informations liées au sport automobile reste « dans l’ensemble » discrète dans L’Humanité et Le Populaire. Elle est également, quoi qu’il en soit, tout à fait contingente. Les contenus d’un quotidien ne sont jamais que le fruit d’une sélection, qui s’opère chaque jour. Celle-ci est gouvernée, certes, par une ligne éditoriale, mais qui se voit constamment bousculée par l’actualité. En 1928, par exemple, si le Grand prix de l’Automobile Club de France est passé sous silence, c’est parce qu’il est disputé au lendemain d’une catastrophe minière qui focalise l’attention de la presse ouvrière. De la même façon, la présence des courses automobiles dans la presse de gauche est dépendante de l’actualité sportive. Lorsque les fédérations travaillistes préparent (en cette même année 1928) la « Spartakiade » internationale de Moscou, ou lorsqu’elles envoient des délégations en URSS, ces événements constituent une priorité et suffisent à alimenter, de part et d’autre, la rubrique sportive. Les sports bourgeois, quels qu’ils soient, n’y ont tout simplement plus leur place. Enfin, l’attention portée par L’Humanité et Le Populaire à l’automobile, aux autodromes ou aux compétitions est aussi directement liée à la personnalité de leurs « plumes », soit aux goûts des journalistes en matière d’activité physique, et éventuellement aux liens que ces derniers peuvent entretenir avec les élus locaux ou les organisateurs de courses.

Pour finir, au-delà de la présentation générale d’un discours de gauche sur le sport automobile, qui voit les matériaux nécessairement « survolés », sans doute plusieurs points auraient-ils mérité une réflexion plus approfondie. Il semble que le corpus puisse nourrir, notamment, une histoire de la sensibilité aux violences de l’automobile. Il conviendrait dans cette perspective de questionner et confronter de façon plus systématique d’une part les discours (souvent contrastés) portant sur les accidents survenant à l’occasion de compétitions, à l’intérieur des enceintes sportives, et d’autre part les dénonciations (a priori plus unanimes) des « drames » du quotidien qui se jouent sur la voie publique.

AUTEUR

Karen Bretin-Maffiuletti
Maîtresse de conférences en histoire du sport et des loisirs
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366


ANNEXES

NOTES
[1] Michaël Attali et Évelyne Combeau-Mari (dir.), Le sport dans la presse communiste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Dans cet ouvrage collectif, voir en particulier : Karen Bretin-Maffiuletti et Benoît Caritey, « L’Humanité et les manifestations sportives internationales dans les années 1920. Aux origines d’un discours sur le sport dans la presse nationale communiste », p. 53-72.
[2] Marion Fontaine, « Travail et loisirs », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol. 2, xxe siècle : à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2005, p. 703-722.
[3] Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol. 1, L’héritage du xixe siècle, Paris, La Découverte, 2005, p. 342-361.
[4] François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014.
[5] Voir la contribution de Benoît Caritey dans ce numéro.
[6] Idem.
[7] Il constitue l’épreuve emblématique de l’Automobile Club de France, qui voit le jour dès 1895.
[8] Ces aménagements interviennent quelques mois après l’inauguration en 1923 de l’autodrome de Sitges-Terramar (près de Barcelone, en Espagne) et peu avant la première course organisée sur le circuit de Spa-Francorchamps, en Belgique, en 1925. Ils sont néanmoins assez tardifs au regard des constructions des autodromes de Brooklands (près de Londres, en Angleterre) ou d’Indianapolis (aux États-Unis), qui ont lieu respectivement en 1907 et 1909.
[9] L’Humanité est un quotidien fondé par Jean Jaurès en 1904, d’abord socialiste (il devient l’organe officiel de la SFIO en 1911) puis communiste (à l’issue du congrès de Tours, en 1920, le journal devient l’organe officiel de la SFIC, qui donnera naissance au PCF). Le Populaire est un journal socialiste fondé en 1916. Il est l’organe officiel de la SFIO à partir de 1920. Il paraît quotidiennement, sauf au cours de la période 1923-1927, où il est bimensuel.
[10] Évelyne Combeau-Mari (dir.), Sport et presse en France, xixe-xxe siècles, Paris, Le Publieur, 2007.
[11] Deux regards « classiques » portés sur l’événement en histoire se mêlent ici : le récit médiatique de l’événement, qui « fait » événement lui-même, est étudié pour ce qu’il révèle d’une époque (Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 1973 ; Pierre Nora, « Le retour de l’événement », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire. Nouveaux problèmes, nouvelles approches, nouveaux objets, tome I Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p. 210-227).
[12] « L’historien “aime” l’événement : son goût pour lui est à la mesure de son inquiétude pour le “silence des sources” » (Arlette Farge, « Penser et définir l’événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux », Terrain, n° 38, 2002, p. 2).
[13] 276 articles ont été extraits des archives des journaux : une centaine par le biais de la recherche autour des événements sportifs et 180 environ grâce à la recherche automatique du terme « autodrome » (les textes appartenant aux deux catégories ayant été systématiquement classés dans la catégorie « événements »). Le corpus est composé par ailleurs de 110 textes issus des colonnes de L’Humanité contre 170 issus du Populaire.
[14] Les articles livrent par exemple de nombreuses réflexions techniques, des conseils pratiques d’entretien des automobiles, des informations sur les records de vitesse nouvellement établis ou encore des portraits (plus rares) de champions. On trouve également quelques textes insolites, comme celui qui vante les qualités du modèle d’automobile choisi par l’aviateur Charles Lindbergh (Le Populaire, 16 octobre 1929, « L’Auto mystérieuse »).
[15] On désigne, par cette expression, la presse socialiste et communiste mobilisée pour la recherche.
[16] L’Humanité, « L’Américain Murphy remporte le Grand prix de l’ACF », 26 juillet 1921, « Une ».
[17] L’Humanité, « La seconde journée du Grand prix de l’ACF », 2 juillet 1923, p. 2.
[18] Le Populaire, « Le Grand prix de l’ACF », 16 juillet 1922, « Une ».
[19] Le Populaire, « Seagrave vainqueur », 3 juillet 1923, « Une ».
[20] Le Populaire, « La vie sportive », 3 décembre 1923, p. 4.
[21] L’Humanité, « En deux mots », 27 septembre 1923, p. 3.
[22] L’Humanité, « La vie sportive. Informations », 19 décembre 1923, p. 3.
[23] L’Humanité, « Après Draveil-Vigneux, aurons-nous Montlhéry ? », 6 avril 1924, « Une ».
[24] L’Humanité, « Les grands prix du Salon ont été courus à Montlhéry », 18 octobre 1926, p. 2.
[25] Le mouvement sportif ouvrier français naît en 1907. La Fédération sportive du travail, issue des organisations pionnières, est formée en 1919. Elle s’inscrit dans la sphère communiste à partir de 1923 en adhérant à l’Internationale rouge des sports, elle-même liée au Komintern. La fraction socialiste de l’organisation fonde alors une fédération sportive ouvrière concurrente, l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail. Le sport ouvrier français retrouve son unité en 1934, avec la création de la Fédération sportive et gymnique du travail.
[26] Le 12 juin 1926, par exemple, on fustige les « bourgeois huppés » qui assistent aux « exploits de professionnels » comme Suzanne Lenglen et Georges Carpentier (L’Humanité, « Les sports. Championne et propagandiste », 12 juin 1926, p. 4).
[27] Dans ce numéro, d’autres contributions signalent la critique des nuisances sonores liées au sport automobile. Celle-ci ne fait pas partie de l’argumentaire de la presse étudiée.
[28] L’Humanité, « Faits du jour. Le Salon de l’automobile », 4 octobre 1924, p. 2.
[29] Alexandre Courban, L’Humanité  : de Jean Jaurès à Marcel Cachin (1904-1939), Paris, Éditions de l’atelier, 2014.
[30] L’Humanité, « Bataille électorale de classe », 8 avril 1928, p. 2.
[31] On a déjà commenté le style particulièrement emphatique de Paul Guitard, lorsqu’il couvre pour L’Humanité, en 1928, la Spartakiade de Moscou (Karen Bretin-Maffiuletti et Benoît Caritey, «  L’Humanité et les manifestations sportives internationales dans les années 1920. Aux origines d’un discours sur le sport dans la presse nationale communiste », dans Michaël Attali et Évelyne Combeau-Mari (dir.), Le sport dans la presse communiste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 60).
[32] L’Humanité, « Pour ne pas sacrifier la recette, l’autodrome de Montlhéry a fonctionné hier malgré le temps pluvieux », 14 mars 1927, p. 4.
[33] Le Populaire, « Dans les sports », 5 mars 1927, p. 5.
[34] Militant socialiste spécialiste des questions sportives, Pierre Marie est dirigeant du mouvement sportif ouvrier, côté réformiste, avant de rejoindre la Fédération sportive et gymnique du travail en 1934. Il est par la suite membre du cabinet de Léo Lagrange.
[35] Au cours de la même période, les journalistes de L’Auto, en particulier, développent une rhétorique où l’importance de l’automobile s’apprécie aussi à l’aune des sacrifices que l’on est prêt à consentir.
[36] Jean-Jacques Compère-Morel est ingénieur agricole, militant socialiste du département de l’Oise (il quitte la SFIO en 1933) et secrétaire général de l’administration du Populaire de 1927 à 1933 (https://maitron.fr/spip.php?article20495, notice Compère-Morel Jean-Jacques). On ne sait, toutefois, s’il entretient des liens particuliers avec le milieu de l’automobilisme, dont il est effectivement le chroniqueur principal, pour le journal socialiste, au tournant des années 1920 et 1930.
[37] Le Populaire, « La piste de Linas-Montlhéry », 30 octobre 1929, p. 4.
[38] L’Humanité, « Cross cyclo-pédestre », 13 juin 1932, p. 4 ; Le Populaire, « Notules », 16 juin 1928, p. 6.
[39] De façon plus détaillée : les éditions 1926, 1928, 1931, 1932 et 1933 des 24 heures du Mans suscitent la publication de nombreux articles, tandis que les éditions 1927, 1929 et 1930 sont peu ou pas mentionnées. La couverture du Grand prix de l’Automobile Club de France est encore plus discrète, mais les éditions 1927 et 1931 de cette course s’accompagnent de comptes rendus tout à fait inédits dans le journal communiste.
[40] À partir de 1929, les 24 heures du Mans et le Grand prix de l’Automobile Club de France sont suivis de façon systématique. Chaque édition des courses donne lieu à plusieurs articles et à de longs commentaires.
[41] L’Humanité, « L’industrie anglaise emporte les 24 heures automobiles », 18 juin 1928, p. 6.
[42] L’Humanité, « Chiron-Varzi enlèvent le Grand prix de l’ACF », 22 juin 1931, p. 4.
[43] L’Humanité, « Le coureur de Courcelles s’est tué, hier matin », 3 juillet 1927, p. 4.
[44] Le Populaire, « Pendant deux tours de cadran, trente bolides vont lutter de vitesse sur le circuit permanent de la Sarthe », 17 juin 1933, « Une ».
[45] Le Populaire, « Le circuit permanent de la Sarthe », 14 juin 1931, p. 3.
[46] Karen Bretin-Maffiuletti et Benoît Caritey, « L’Humanité et les manifestations sportives internationales dans les années 1920. Aux origines d’un discours sur le sport dans la presse nationale communiste », dans Michaël Attali et Évelyne Combeau-Mari (dir.), Le sport dans la presse communiste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 53-72. Au cours de l’entre-deux-guerres, le caractère lyrique et emphatique des discours sur le sport n’est pas réservé à la presse ouvrière ou généraliste : Karen Bretin-Maffiuletti, « L’Auto dans la tourmente de Berlin. Réception des Jeux nazis et dispositifs de couverture des grands événements dans la presse sportive française en 1936 », dans Benoît Caritey (dir.), La Fabrique de l’information sportive. L’Auto (1900-1944), Reims, Éditions et presses universitaires de Reims, 2020, p. 269-296.
[47] On observera que le Grand prix de l’Automobile Club de France est sans doute perçu comme un événement plus « bourgeois » encore que les 24 heures du Mans.
[48] C’est un classique du discours communiste, qui salue la modernité (dont peut témoigner l’essor de la pratique des sports ou des techniques, justement) comme signe de progrès, tout en la dénigrant, parce que détournée par le capitalisme et la bourgeoisie.
[49] L’Humanité, « La catastrophe d’Honfleur : on ne tient pas à établir les causes de l’explosion de la poudrerie d’Ablon », 2 septembre 1928, « Une ».
[50] En juin 1928 par exemple, le journal relate en quelques lignes, agrémentées d’une photographie insolite, une course entre « l’express le plus rapide du monde, […] reliant Londres à Édimbourg, et un avion commercial ». Une certaine fascination pour le progrès technique est bien présente (L’Humanité, « Express contre avion », 17 juin 1928, p. 2).
[51] Les accidents de la route sont annoncés par ce titre au début du xxe siècle et dans l’immédiat après-guerre. L’expression est progressivement moins présente dans le quotidien au cours des années 1920, puis revient « en force » au début des années 1930.
[52] Le Populaire, « Le cycliste Vanderstuyft bat le record du monde de l’heure derrière moto », 30 septembre 1928, p. 3.
[53] Le Populaire, « Avion contre auto », 7 avril 1932, « Une ».
[54] Le Populaire, « L’Auto-fusée », 18 décembre 1928, p. 4.
[55] À titre d’exemple : Le Populaire, « Mettons un terme aux exploits des chauffards », 9 mai 1931, p. 2. On peut lire : « Le Boulevard de la Liberté aux Lilas est pris par certains pour un véritable autodrome. Il est temps de mettre fin à ces exploits ».
[56] Cette tendance, remarquable dès le début des années 1930, s’affirme au fil de la décennie. En juin 1934 par exemple, alors que Villeurbanne accueille la « conférence des municipalités socialistes », le titre consacre une pleine page et de nombreuses photographies aux réalisations du maire SFIO, le Docteur Lazare Goujon (Le Populaire, « Villeurbanne socialiste inaugure aujourd’hui son centre urbain », 17 juin 1934, p. 4).
[57] Le Populaire, « Pendant deux tours de cadran, trente bolides vont lutter de vitesse sur le circuit permanent de la Sarthe », 17 juin 1933, « Une ».
[58] L’Humanité, « Wimille-Benoist gagnent les 24 heures du Mans et battent les records », 21 juin 1937, « Une ».
[59] À titre d’exemple, on célèbre (en des termes qui mériteraient, bien entendu, une analyse spécifique) les avancées permises par la Fédération sportive et gymnique du travail en matière de sport féminin. L’Humanité rapporte ainsi que « devant une grande assistance s’est déroulée à Blanc-Mesnil la quatrième journée de la femme sportive » et que les mouvements d’ensemble des « gracieuses » jeunes filles ont été « très goûtés des spectateurs » (L’Humanité, « Devant une grande assistance s’est déroulée à Blanc-Mesnil la quatrième journée de la femme sportive », 19 juin 1939, p. 8).
[60] L’Humanité, « À quand le parc national des sports et loisirs à Montlhéry ? », 4 avril 1937, p. 7.
[61] L’Humanité, « Dimanche prochain, motocyclistes, sportifs et campeurs seront rassemblés à Montlhéry », 19 mai 1938, p. 6.
[62] Fabien Sabatier, Histoire des organisations sportives communistes de France au xxe siècle. Combats pour l’émancipation, soviétisme et cultures militantes, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2013. Sur le sport ouvrier des années 1930, le mémoire de maîtrise de Sylviane Paoli demeure une référence : Sylviane Paoli, Le sport travailliste en France sous le Front populaire, 1934-1939, université Paris I Panthéon-Sorbonne, mémoire de maîtrise d’histoire, 1984.
[63] Pascal Ory, La belle illusion, culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994 (voir en particulier le chapitre 12 « Sports et loisirs », p. 715-787).
[64] Alexandre Courban, L’Humanité  : de Jean Jaurès à Marcel Cachin (1904-1939), Paris, Éditions de l’atelier, 2014, p. 203.
[65] Professeur d’éducation physique, Maurice Baquet est directeur technique de l’École normale d’éducation physique. Parallèlement, il milite en faveur du « sport populaire », notamment au sein de la Fédération sportive et gymnique du travail.
[66] À titre d’exemples : Le Populaire, « Des théories de Spencer… au conseil de révision », 17 juin 1935, p. 4 ; Le Populaire, « Projet », 28 juin 1936, p. 7 ; Le Populaire, « Éducation physique et sport. Les exercices couchés et les quinquagénaires », 21 juin 1937, p. 6.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Karen Bretin-Maffiuletti, « Presse de gauche, autodromes et courses de vitesse. L’Humanité et Le Populaire aux prises avec l’essor des sports automobiles (1920-1939) », dans Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits (xx-xxie siècles), Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 juillet 2022, n° 17, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Karen Bretin-Maffiuletti.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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