Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Penser les infrastructures des mondes automobiles
Autodromes et circuits (xx-xxie siècles)
L’autodrome du Morvan (1907-1909) : projet et abandon d’une infrastructure au début de l’âge automobile
François Jarrige
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
En France, aucun autodrome, ou circuit automobile permanent, ne voit le jour avant la Première Guerre mondiale. Les projets soutenus par l’Automobile Club de France sont pourtant nombreux après 1907, faisant naître une vive rivalité entre acteurs et régions pour accueillir cette infrastructure censée apporter emplois et richesse. Le projet d’Autodrome du Morvan, entre Avallon et Saulieu, montre comment les infrastructures automobiles commencent à être promues comme des outils indispensables, non seulement pour les passionnés de course et de vitesse, mais aussi pour d’autres acteurs et intérêts qui accompagnent les débuts de l’automobile. Suivre les débats autour de ce projet et son abandon permet d’explorer comment se construit une cause en faveur de l’automobile et comment tente de s’installer une infrastructure nouvelle présentée comme nécessaire.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : automobile ; infrastructure ; autodrome ; courses ; Morvan
Index géographique : France ; Morvan
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE
I. L’autodrome du Morvan : acteurs, réseaux et soutiens
II. Un emplacement idéal ? Description et justification du projet morvandiaux
III. L’autodrome, entre urgence nationale et « œuvre patriotique »
IV. Conclusion : échec, abandon et mémoire d’un circuit fantôme

TEXTE

Si la plupart des grands « autodromes » et circuits automobiles émergent surtout durant l’entre-deux-guerres, les premiers projets et débats sur l’utilité et la forme de ce type d’infrastructure naissent dès la fin du xixe siècle alors que l’essor de l’automobile suscite de nombreux débats [1]. Le principe d’une infrastructure fermée pour accueillir des courses surgit en effet autour de 1900 en réponse à plusieurs enjeux. Tout d’abord, il découle de l’essor des sports mécaniques et du besoin de tester les nouveaux véhicules. Le mode des raids ville à ville s’étend et l’Automobile Club de France fondé en 1895 [2] joue un rôle important dans leur essor en lançant la « Coupe de l’ACF ». Si les premières compétitions ont lieu sur route, la course Paris-Madrid organisée en 1903 pousse les industriels et les autorités à envisager la création d’infrastructures dédiées. De nombreux accidents ont en effet causé la mort de plusieurs concurrents et spectateurs. Par la suite, l’ACF et les autorités imposent la tenue des épreuves sur circuit fermé : on construit pour cela des déviations et des aménagements, mais leur coût s’avère très important et le bilan financier catastrophique. Ce sont dans un premier temps des circuits temporaires, utilisant le réseau routier interdit à la circulation pour la durée de l’épreuve, qui accueillent ces compétitions. Le 9e Grand Prix de l’ACF est ainsi organisé au Mans en 1906, les 10e et le 11e le sont sur le circuit de Dieppe. Parallèlement, les premiers « autodromes » voient le jour à l’étranger et la presse s’y intéresse de près. Ils sont édifiés en Belgique à Ostende dès 1900, en Angleterre (Brookland) en 1907 [3], puis aux États-Unis en 1909 avec le célèbre « Speedway » d’Indianapolis.

En septembre 1901, le magazine illustré La Vie au grand air consacre un article aux autodromes, « l’idée des pistes pour automobiles, des “autodromes” pour leur donner un nom exact, est lancée », constate-t-il [4]. Au début du xxe siècle, les autorités menacent en effet de légiférer contre les courses à la suite de la multiplication des accidents [5]. La critique des automobiles est alors forte, elle se manifeste par exemple en 1907 par l’action du juriste Ambroise Colin, professeur de droit public à la Sorbonne, qui propose divers projets de lois afin de limiter les vitesses. Il lance une campagne contre les « automobilistes écraseurs » et publie des articles qui suscitent la controverse en annonçant la création d’une « société protectrice des humains » contre les excès de l’automobilisme. Il met en cause les chauffards et les excès associés au culte de la vitesse, tout en s’élevant « avec la plus grande énergie contre les autorisations des courses de vitesse sur route » [6].

Confronté à ces enjeux et aux menaces qui pèsent sur l’essor de l’automobilisme, l’ACF lance à la fin de l’été 1907 un grand projet d’autodrome permanent et énonce les caractéristiques attendues.

Les intérêts de l’industrie automobile risquaient de se trouver atteints. L’ACF mit donc à l’étude un projet général d’Autodrome permanent, et fit connaître aux divers Préfets les conditions qu’il considérait comme indispensables : une piste de 40 km de tour au moins sur une largeur de 10 mètres, des pentes nombreuses dont une de deux km avec 10 % d’inclinaison, des lignes droites à plat de 2 km, bref tous les accidents de terrain que les chauffeurs sont exposés à rencontrer. Il devrait y avoir à proximité, dans un rayon de 25 km, une chute d’eau susceptible de produire 150 chevaux de force motrice en électricité. Dans la région proposée, il faudrait, autant que possible, que les terrains fussent de peu de valeur. On y construirait des hôtels, garages, des tribunes [7].

L’enjeu est de trouver le meilleur emplacement pour créer un « autodrome » permanent, c’est-à-dire une infrastructure fermée à la circulation, permettant au public de suivre les péripéties de la course, équipée de virages relevés offrant aux concurrents la possibilité de maintenir une vitesse importante. En France, aucun circuit automobile permanent n’est pourtant construit avant la Première Guerre mondiale, même si, dès 1901, le journal L’Auto-vélo avait lancé une enquête à ce propos auprès de ses lecteurs. Des projets plus ou moins farfelus avaient alors vu le jour : Alphonse Allais propose ainsi de construire un autodrome à la place des anciennes fortifications de Paris, un autre prétend utiliser la route qui fait le tour du château de Chambord. Les projets se multiplient rapidement, à Issy-les-Moulineaux ou Courbevoie autour de Paris [8]. Le projet d’autodrome du Morvan nait dans ce contexte au cours de l’automne 1907, il est l’un des premiers projets régionaux proposés en réponse à l’appel de l’ACF, il vise à sécuriser l’organisation des compétitions qui semblent alors à beaucoup indispensables pour accompagner la motorisation des sociétés.

Entre 1907 et la veille de la Grande Guerre, les projets d’autodromes se multiplient en France, entraînant une vive rivalité entre acteurs et régions pour accueillir cette infrastructure censée apporter emplois et richesse à celui qui l’obtiendra. Le projet du Morvan montre comment les infrastructures automobiles commencent à être promues comme des outils indispensables, non seulement pour les passionnés de course et de vitesse, mais aussi pour d’autres acteurs et intérêts, et plus globalement pour la nation. Suivre sa promotion permet d’explorer comment se construit une cause et comment s’installe une infrastructure nouvelle présentée comme nécessaire [9].

Si l’historiographie de l’automobilisme s’est beaucoup développée, peu de travaux ont été consacrés aux circuits automobiles à proprement parler, les ouvrages se limitant souvent à la célébration de l’épopée automobile et de ses héros [10]. Les travaux qui existent ont surtout porté sur le circuit de Montlhéry, le premier effectivement construit en France [11]. Si les débats de l’avant 1914 sont moins connus, ils sont pourtant révélateurs de la place qu’acquiert alors l’automobile dans la société [12].

I. L’autodrome du Morvan : acteurs, réseaux et soutiens

Le projet d’autodrome du Morvan naît durant l’automne 1907, peu de temps après l’annonce par l’ACF du lancement de son concours en vue de la création d’un autodrome permanent. En novembre 1907, le marquis De Dion a en effet transmis une circulaire à tous les préfets afin d’annoncer le lancement d’un grand concours pour trouver le site le plus adapté à l’installation d’un autodrome en France. De Dion est alors l’une des figures centrales du monde automobile, un membre très influent de l’ACF et l’un des principaux promoteurs de ce projet. Dans les années 1880 il avait créé la société des automobiles De Dion-Bouton à Puteaux, qui fut l’un des principaux constructeurs du pays avant 1914. Il s’était passionné pour les compétitions automobiles et avait lui-même remporté plusieurs courses dans les années 1890, avant de devenir l’un des promoteurs de la nouvelle industrie. Cofondateur de l’Automobile Club de France en 1895, il est aussi à l’origine du Salon de l’auto en 1898, ou encore du journal L’Auto-Vélo en 1900 [13]. Parallèlement, il s’engage en politique comme député de Nantes à partir de 1902, du côté de l’extrême droite catholique et anti-dreyfusarde. Dans la circulaire qu’il adresse aux préfets en novembre 1907, De Dion évoque la menace d’une interdiction des « courses ou concours sur les routes non gardées », et le risque que « le ministère de la guerre ne consentirait plus à mettre à la disposition des organisateurs de ces manifestations, les troupes nécessaires pour assurer la sécurité ». Il faut en effet rappeler que le premier gouvernement Clémenceau est au pouvoir 1906 à 1909, avec Louis Barthou au portefeuille des travaux publics. Composé de radicaux et socialistes qui adoptent des réformes qui inquiètent les conservateurs comme De Dion, ce dernier craint sans doute l’adoption de mesures contraires aux intérêts de l’automobilisme.

C’est ce qui pousse l’ACF à lancer le projet de création d’un circuit fermé permanent de « 40 km de tour minimum, situé dans une région montagneuse, sur lequel seraient tracées des routes de 10 mètres environ de largeur, ayant des pentes nombreuses, et une entre autres mesurant au moins 2 km de longueur avec 10 % d’inclinaison, des lignes droites à plat de 2 km, en un mot, un circuit comportant tous les accidents de terrain que les chauffeurs sont exposés à rencontrer »  [14]. Dans son courrier, De Dion annonce par ailleurs la construction de nombreux aménagements (hôtels, garages, tribunes) et formule une série de conditions (comme disposer d’une chute d’eau pour produire de l’électricité) tout en promettant de nombreuses retombées pour la région retenue. À partir de l’automne 1907, une véritable frénésie de projets émerge à la suite de cet appel. Une commission est mise sur pied au sein de l’ACF pour évaluer les propositions et suivre le dossier, il en subsiste peu de traces mais on sait qu’elle était présidée par P. Musset. Dès le 23 janvier 1908 ce dernier informe le député Étienne Flandin que le projet du Morvan fait partie de ceux qui sont retenus [15], à partir de ce moment s’engage une féroce bataille pour défendre et imposer ce projet face à ses concurrents.

L’affaire de l’autodrome du Morvan devient une cause qui mobilise durant plusieurs mois de nombreux acteurs locaux. Un dense réseau de soutiens au projet s’organise autour de certains notables qui deviennent d’ardents propagateurs du projet, notamment d’un point de vue financier. Un intense travail de lobbying est orchestré pour convaincre l’opinion locale et les dirigeants de l’ACF à Paris. L’autodrome devient un sujet mobilisateur qui doit sortir le Morvan, région agricole enclavée et pauvre, de ce qui apparaît comme son sous-développement. Dès la fin de l’année 1907 et le début de 1908, la « Chambre syndicale du Commerce et de l’Industrie de l’arrondissement d’Auxerre », le syndicat d’initiative et les autorités de l’Yonne se mobilisent. Les CCI sont alors des organismes relativement récents, chargés de représenter les intérêts des entreprises d’un territoire et de leur apporter certains services, elles se généralisent surtout en France à la suite de la loi du 9 avril 1898 qui les organise et fixe leur statut. Dès février 1908 la Chambre vote ainsi une subvention importante et annonce qu’« au besoin [elle] contracterait un emprunt pour couvrir le montant de cette subvention ». De même, la chambre de commerce de Lyon, « qui est tout particulièrement intéressée à ce que l’autodrome ne se fasse pas dans le nord de la France » envisage d’accorder « une assez forte subvention à l’Automobile Club de France si le projet de l’avallonnais était choisi par celui-ci [16] ». Breuillé, l’ingénieur en chef départemental des Ponts-et-Chaussées à Auxerre, est quant à lui chargé d’étudier le meilleur parcours et d’élaborer le dossier. La mobilisation des fonctionnaires de l’État en faveur et au service d’une initiative d’origine privée mérite d’être soulignée.

Les intérêts industriels locaux sont en première ligne de la mobilisation, mais les députés et élus du département ne tardent pas à s’engager également en faveur du projet. C’est notamment le cas des députés de l’Yonne Flandin et Cornet : le juriste Étienne Flandin, élu d’Auxerre, joue un rôle particulièrement actif, il sert d’intercesseur entre les notables locaux et la direction de l’Automobile Club de France. Dès janvier 1908 la presse annonce qu’il a longuement discuté à ce propos avec le marquis de Dion [17]. Le radical socialiste Lucien Cornet, élu de Sens, défend également le projet mais sans s’engager aussi nettement [18]. Les élus locaux soutiennent également la construction de l’autodrome, les municipalités de l’Yonne votent des délibérations en ce sens. Le 30 avril 1908 le conseil général adopte ainsi une résolution proposée par la chambre de commerce qui émet un « avis très favorable au projet d’autodrome dans l’Avallonnais, et il en souhaite vivement l’exécution » [19].

Le lobby en faveur des automobiles n’est pas en reste puisque dès décembre 1907 l’Automobile Club de l’Yonne prend la tête de la campagne en faveur du circuit [20]. Fondée en 1904, cette branche icaunaise de l’Automobile Club était d’abord modeste et ne réunissait que quelques amateurs, elle prend surtout son essor à la faveur de l’affaire de l’autodrome du Morvan qui lui permet de rallier de nouveaux adhérents. En juin 1908, lors de sa réunion annuelle, l’association émet le vœu

que l’Automobile club de l’Yonne s’entende avec le syndicat général d’initiative de la Bourgogne, avec les Syndicats d’initiative et avec les Automobiles clubs régionaux, avec les chambres de commerce et les syndicats de l’industrie et du commerce des départements voisins pour former une commission permanente ; cette commission rechercherait particulièrement les moyens financiers qui permettraient d’établir le circuit permanent dans le Morvan [21].

La commission devait militer en faveur de la localisation du projet d’autodrome dans le Morvan. Elle était composée d’un groupe d’industriels et de notables auxerrois et avallonnais : le bureau était ainsi dirigé par le président de la Chambre de commerce d’Auxerre, assisté d’un négociant local, M. Dejust, de l’industriel Guilliet et de deux notaires, le secrétaire général étant un dentiste.

Les intérêts de l’industrie automobile sont très présents dans les départements bourguignons de la Belle Époque : un automobile club bourguignon avait d’ailleurs vu le jour dès 1902, présidé par Gaston Liégeard, héritier d’une riche famille dijonnaise qui se passionne pour l’alpinisme et les rallyes automobiles. Il devient célèbre en parcourant le Maghreb en 1907 et 1908 au volant d’une automobile « à chenilles » de sa conception. L’association milite activement en faveur de l’automobile, lors de son congrès organisé à Dijon en 1902 sont ainsi discutés les moyens de lever les freins à son expansion. Parmi les nombreuses propositions on trouve par exemple la demande de suppression des limitations de vitesses à la campagne, ou l’interdiction absolue du pacage des animaux sur les bas-côtés des routes, pratique ancienne et nécessaire aux plus pauvres, mais jugée dangereuse pour les propriétaires d’automobiles [22]. Les automobiles clubs se multiplient ensuite dans les départements, comme celui de l’Yonne créé en 1904. Parallèlement, la pratique du tourisme automobile s’étend et les premières compétitions voient le jour dans la région, à l’image de la Course de côte du Val-Suzon organisée à la fin du mois de juin ou au début de juillet dans la vallée encaissée située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Dijon. Initialement longue 2,5 km, elle passe à 5 km en 1910.

L’un des points d’orgue de la campagne en faveur du circuit est la venue sur le site du marquis de Dion les 8 et 9 mars 1908. La presse locale rend abondamment compte de cet évènement et décrit en détail les diverses péripéties qui l’accompagnent. Un rendez-vous avait été pris à partir de 10 h 30 dans la petite commune de Sermizelles à une dizaine de kilomètres au nord d’Avallon et Vézelay. Un banquet est organisé à l’hôtel de la gare par le député Flandin, une foule de voitures converge vers ce lieu réunissant tous les notables du département, dont le préfet. Mais à la suite d’une panne de voiture, De Dion tarde à arriver : « Tout à coup une sirène d’automobile se fit entendre sur la route. C’était la voiture du député de Nantes, conduite par un nègre et dans laquelle se trouvait le secrétaire de l’ACF. Le retard involontaire avait été causé par l’éclatement d’un pneu sur la route au sortir de Joigny, et le remplacement de cette partie essentielle de la machine avait retardé de plusieurs heures l’arrivée de M. de Dion [23]  ». Même si le temps est déplorable, le cortège des voitures se met en branle l’après-midi pour observer le circuit de plus près sous la conduite de l’ingénieur Breuillé. « L’entrée à Vézelay fut quasi triomphale, écrit la presse. Les voitures furent reçues à l’entrée de la ville, par le conseil municipal, accompagné d’un grand concours de population sympathique [24] ». Cet évènement et sa mise en scène constituent un point d’orgue de la campagne orchestrée pour soutenir le projet, il favorise l’émergence d’un véritable consensus local autour de l’autodrome qui ne semble avoir suscité que peu d’opposition dans l’ensemble [25].

Dans les mois qui suivent, les communes du département manifestent leur soutien : certaines, qui doivent être traversées par le futur circuit, offrent de donner gratuitement les terrains nécessaires, c’est le cas d’Avallon, Joigny, Givry, ou encore Vézelay dès 1908. En 1909, le comité de soutien explique d’ailleurs que 25 des 44 km prévus pour la piste ont déjà été cédés gratuitement par les particuliers et les communes. Pour les 19 km qui restent « le prix serait peu élevé » compte-tenu du peu de valeur de la terre dans cette région enclavée, peu urbanisée et sans terres agricoles riches [26]. Le Journal Le Bourguignon, autre soutien, publie des listes de souscriptions en faveur du projet [27]. Celles-ci montrent l’alliance qui se noue entre les intérêts économiques locaux, les notables passionnés de sport mécanique et les autorités soucieuses d’attirer de nouvelles activités sur le territoire. De nombreuses communes versent ainsi 100 ou 50 francs, des entreprises comme la « société des tramways électriques de l’Yonne » contribuent également. À Vézelay, c’est le notaire Rouhier qui collecte les dons des notables et commerçants : percepteur, négociant, pharmacien, boucher, cordonnier, épicière, peintre, marchand de bois, de café, propriétaires d’hôtels, mécanicien, tout un monde du travail s’enthousiasme pour un projet qui annonce des retombées et un afflux de touristes nouveaux [28]. Avec l’argent ainsi réuni, le comité permanent qui milite pour l’édification du circuit dans le nord du Morvan publie en 1909 une brochure sur la « question de l’autodrome » : l’imprimeur du journal l’Indépendant auxerrois l’édite à 6 000 exemplaires et elle circule abondamment dans la région. 

II. Un emplacement idéal ? Description et justification du projet morvandiaux

Le site retenu pour installer l’autodrome est entre Avalon, petite sous-préfecture dont la population stagne alors en dessous de 6 000 habitants, et Vézelay, célèbre pour sa basilique, mais alors en déclin. Le projet élaboré par l’ingénieur Bouillé prévoit entre les deux villes la construction d’« un circuit fermé de 44 km avec une rampe de 10 % sur 2 km, une ligne droite de 4 km en palier (on n’en exigeait que 2), le tout complètement indépendant des routes et des chaussées de la région » [29]. De vastes tribunes installées en hauteur, au sud et à l’ouest, doivent permettre aux spectateurs de suivre la course.

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Photo 1
Figure 1. Le plan du circuit
Source : La question de l’autodrome, op. cit.

Parallèlement à la piste proprement dite, d’autres infrastructures sont prévues et mises en avant pour retenir l’attention du comité de l’ACF chargé du choix final de l’emplacement : de vastes ateliers doivent être édifiés, l’électricité doit être accessible grâce à une usine hydro-électrique sur la Cure, la construction d’un tramway électrique doit relier Avallon à Vézelay et desservir l’autodrome. Loin d’être un équipement isolé, le circuit est censé agréger toute une série d’autres aménagements, pour les élus et les intérêts économiques locaux l’infrastructure automobile est pensée en lien avec d’autres projets d’aménagements censés désenclaver ce territoire rural en crise.

Outre les caractéristiques du circuit lui-même, les soutiens du projet mettent en avant de nombreux autres arguments pour retenir l’attention. Ils insistent d’abord sur l’accessibilité du site et son emplacement idéal. L’ACF souhaitait trouver un emplacement dans un rayon de 200 km autour de Paris, or Vézelay est précisément situé à 220 km de Paris. La nature granitique du massif du Morvan, situé entre 400 et 900 m, est par ailleurs présentée comme un avantage car il « ne donnera que peu de poussières, et les matériaux d’entretien sont à pied d’œuvre [30] ». Enfin, la présence de la Cure, petite rivière qui longe la partie la plus à l’ouest du circuit, s’avère un avantage car elle offre des ressources complémentaires : l’électrification s’accélère en effet après 1900 et les promoteurs du projet annoncent la construction d’une usine hydro-électrique qui « pourrait fournir la lumière et l’énergie électrique. Chaque constructeur disposerait ainsi d’un petit atelier pour faire les menues réparations en cours d’essai [31] ». À cette date, il ne s’agit encore que d’un projet, et c’est seulement dans les années 1930 que sont construits des barrages hydroélectriques. Mais dès début des années 1900, le projet d’équiper la Cure fait rêver les ingénieurs, deux nivernais avaient publié en 1893 un ouvrage intitulé La maison électrique racontant une intrigue qui se déroule précisément dans le Morvan : un orphelin, devenu ingénieur, revient au pays pour construire une maison totalement électrifiée et magique, grâce à une petite centrale hydroélectrique installée sur la Cure [32] ; l’aménagement de la Cure commence effectivement à être envisagée en 1903, là encore l’arrivée de l’autodrome doit servir d’autres objectifs, en accélérant l’électrification locale [33].

Les promoteurs insistent également sur l’ampleur des dessertes et sur les nombreuses possibilités de transport, ils rappellent la présence d’un dense réseau de routes nationales, comme la N 6 qui relie Paris à Chambéry, ou la N 77 de Nevers à Sedan. Ils font surtout miroiter plusieurs possibilités de transport collectif susceptibles d’acheminer les voyageurs depuis Paris. Un projet de tramway départemental de l’Yonne apparaît ainsi à l’époque et une gare spéciale pour desservir le circuit est même prévue sur la ligne de La Roche à Nevers [34]. Comme dans de nombreux départements avant la Grande Guerre, les projets de tramways départementaux, ou ligne ferroviaire secondaire à traction électrique, fleurissent, il était prévu qu’il arrive jusqu’à Avallon, mais la Grande guerre arrête là encore ce type de projet. Pour rassurer et prouver l’accessibilité du futur circuit, ses soutiens s’assurent également de l’appui du PLM, la grande compagnie ferroviaire qui traverse la région à l’est et via la ligne de Nuits-sous-Ravières à Avallon. La compagnie promet ainsi d’ouvrir de nouvelles dessertes en cas d’obtention du prix : le député Cormet écrit au directeur de la Cie à ce propos et obtient du directeur l’engagement d’améliorer les liaisons entre Paris et l’avallonais.

Les promoteurs du projet insistent bien sûr sur son rôle dans l’essor du tourisme dans une région par ailleurs facilement accessible depuis Paris. Ils chantent les louanges de la région : son patrimoine historique et religieux, ses beautés naturelles, le Morvan devenant sous leur plume une « petite Suisse », avec ses collines boisées et ses lacs remarquables. Les intérêts économiques locaux voient de leur côté dans le tourisme une occasion de développement régional, des circuits touristiques pour les automobilistes commencent d’ailleurs à voir le jour à la Belle Époque. En 1906 est ainsi lancé, à quelques kilomètres seulement au nord de l’emplacement prévu pour accueillir l’autodrome, la visite de la grotte du père Leleu vers Arcy-sur-Cure dans le contexte de vogue pour les visites de grottes préhistoriques [35]. L’essor des excursions rencontre alors celle de l’automobile puisque les grottes d’Arcy deviennent des destinations touristiques pour les automobilistes, elles sont intégrées dans des guides de voyage, en 1904 un garage pour autos est d’ailleurs aménagé dans le petit village situé juste au nord de Blannay, à proximité de l’emplacement du futur circuit sur la route de Paris. Cette promotion du tourisme automobile et de ses activités associées parait d’autant plus indispensable que la région connaît un enclavement croissant et une crise de certaines activités traditionnelles qui poussent les élus et acteurs locaux à trouver des activités de substitution. Le flottage à bûche perdu qui se pratiquait sur les petites rivières, notamment sur la Cure et ses affluents, qui encadrent le circuit, est ainsi entré en décadence depuis les années 1880 même si la disparition de cette pratique ne sera définitivement actée que dans l’entre-deux-guerres [36].

Tous ces arguments devaient imposer le choix du Morvan comme le plus pertinent alors que d’autres régions se mettent sur les rangs en ayant également de nombreux arguments à faire valoir. La question de l’autodrome devient dès lors une source de tensions et de rivalités entre régions qui s’affrontent par médias interposés pour accueillir cette infrastructure. Dès février 1908, plusieurs projets concurrents sont lancés en Normandie, dans le Nord et le Pas-de-Calais, ou en Auvergne, le projet le plus sérieux semblant être celui de l’entreprise Michelin près de Clermont [37]. Ce projet d’« autodrome du pneu » mériterait une étude en soi tant l’entreprise Michelin est alors en plein essor. Le fabricant de pneu équipait les automobiles lors des courses et avait ouvert sa première usine à l’étranger – Turin – en 1906 avant de s’installer aussi aux États-Unis en 1907 [38]. La presse bourguignonne s’efforce de disqualifier ce concurrent menaçant :

Comme l’autodrome Michelin serait à une altitude moyenne de 1 000 mètres, il y neigerait une partie de l’année. Très pratique peut-être pour les courses de traineaux, ce circuit-là, mais que pourraient y faire les autos ? Dans notre bon Morvan, Messieurs les chauffeurs monteraient au plus autour de 400 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Et de six : Tandis que le circuit avallonnais est environné du Cousin et de la Cure, celui du Puy-de-Dôme n’aurait, aux alentours, même pas de ruisseaux importants.

Septièmement : le circuit du Morvan se déroule sur une seule piste de 44 km de longueur ; en Auvergne, deux pistes accolées. C’est là un système excessivement défectueux. En raison de la double piste, les croisements ou marches parallèles seront augmentés ; gare à la poussière ! Et la nuit, en cas de courses, quel redoutable danger, surtout si l’éclairage est défectueux. [39]

La carte publiée pour l’occasion dans la brochure du comité permanent représente la France automobile de l’époque, avec ses fabricants de pneus et d’automobiles qui se concentrent pour l’essentiel autour de Paris :

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Photo 2
Figure 2. Carte de la France automobile publiée dans la brochure du comité permanent en 1909, avec la localisation des fabricants de pneus et d’automobiles.

III. L’autodrome, entre urgence nationale et « œuvre patriotique »

Pour les élus et acteurs économiques locaux engagés dans la promotion du projet, le circuit est d’abord perçu comme une source d’activités nouvelles, dont on espère des retombées. Mais au-delà de ces arguments locaux, la défense du projet repose aussi sur une série d’arguments plus généraux qui éclairent la position que l’automobile acquiert alors dans l’imaginaire national. Les édiles et promoteurs du projet le réinscrivent en effet dans le « souci de la défense nationale » qui devient primordiale au début du xxe siècle. Pour emporter l’adhésion, les intérêts locaux ne suffisent pas : à travers le choix du Morvan c’est la grandeur du pays qui est défendue alors que l’autodrome devient à la fois un outil de prestige national, de puissance économique, mais aussi un instrument de défense.

Alors que la période est marquée par la montée des tensions internationales entre grandes puissances, la compétition et les rivalités s’affirment également sur le terrain automobile. Depuis 1904, l’« entende cordiale » avec la Grande-Bretagne accompagne le désir de revanche face à l’Allemagne, les crises marocaines de 1905 et 1911 comme la crise bosniaque en 1908 font naître par ailleurs une vive conscience de l’imminence de la guerre. Les promoteurs s’appuient sur ce contexte pour renforcer encore l’intérêt de leur projet en lui donnant une justification militaire et défensive : ils insistent ainsi sur l’urgence de lancer rapidement le projet alors que les initiatives se multiplient à l’étranger. Ils mentionnent notamment des projets en Allemagne et à Ostende en Belgique, ces exemples devant entretenir l’émulation et justifier le soutien des pouvoirs publics. Les premiers circuits permanents sont en effet construits sur le modèle des vélodromes à l’étranger : celui de Brooklands en Angleterre (1908) et le circuit d’Indianapolis aux États-Unis (1909) sont les premiers véritables « autodromes » permanents.

Édifier une infrastructure dédiée aux courses automobiles devient aussi un moyen de soutenir les constructeurs nationaux en bute à la montée des concurrents : « ce sera un grand service à rendre aux constructeurs », affirment ainsi les défenseurs du projet, l’autodrome doit « leur permettre d’essayer les voitures dans certaines conditions, d’étudier la marche des types nouveaux, d’éprouver leur résistance à l’usure », c’est en un mot « le complément indispensable de l’industrie automobile », alors que « la concurrence devient plus âpre [40] ». Il convient en effet de rappeler que l’avance française initiale est de plus en plus concurrencée par des constructeurs étrangers : autour de 1907 la France et les États-Unis produisaient environ 25 000 voitures chacun, contre 2 500 en Grande-Bretagne. Mais outre-Atlantique, le travail à la chaîne accroît rapidement la production. Dès 1914, 485 000 voitures, dont 250 000 Ford T, sont produites aux États-Unis contre seulement 45 000 en France.

Au-delà des exploits sportifs et industriels de quelques-uns – sans doute insuffisants pour justifier le coût d’un tel projet et le soutien de l’État – l’autodrome doit répondre à des objectifs plus globaux à l’ère de l’exaltation des nationalismes, des tensions diplomatiques et des courses à l’armement : il doit devenir une infrastructure essentielle en temps de guerre et un outil pour accompagner la modernisation de l’armée qui commence alors à se motoriser :

À une distance presque égale des frontières du Nord, du Nord-Est, de l’Est et du Sud-Est ; en dehors des lignes d’opérations mêmes des armées, mais à proximité ; formant un grand camp retranché facilement défendable, véritable réduit de la défense de la France ; au débouché de toutes les grandes routes de France, par où pourront affluer des ravitaillement de l’intérieur, le Morvan semble être, au point de vue militaire, la région idéale pour l’établissement d’un autodrome et d’usines annexes […]  L’autodrome du Morvan fournirait aisément, à l’intérieur de la piste réservée aux automobiles, l’espace nécessaire aux aviateurs. À noter que ce circuit est généralement abrité des grands vents par le plateau du Morvan…. Dans l’effort simultané que les diverses nations font à l’heure actuelle pour la possession du domaine de l’air, la France est, comme en matière automobile, l’initiatrice, et possède déjà des appareils qui ont fait leurs preuves. Qu’elle ne perde pas son avance, qu’elle fournisse aux hardis pionniers de l’air un champ d’expérience. L’autodrome du Morvan doublé d’un aérodrome national a la valeur d’une œuvre patriotique. L’industrie et la défense du pays y sont également intéressés [41].

Alors que la motorisation de l’armée s’engage lentement, les usages militaires des nouvelles machines apparaissent déjà une évidence à beaucoup même s’il existe de nombreux freins à lever : au début de la Première Guerre Mondiale, l’armée française ne pouvait encore aligner que 170 véhicules à moteur contre 50 000 voitures hippomobiles [42]. La question de l’usage des automobiles par l’armée devient particulièrement vive en 1908-1909, dès les années 1890 avait été créée une « Commission militaire des automobiles » chargée de mener des études et des expériences ; les premiers essais d’automitrailleuse et de camions sont réalisés au début du xxe siècle, en lien avec les associations d’automobilistes. Ainsi en 1905, l’Automobile Club de France organise une série de tests spécialement destinés aux expérimentations militaires et à leur suite l’armée fait l’acquisition de trois fourgons Delahaye, vainqueur du concours. Si l’aviation est encore plus balbutiante, elle s’installe également dans les imaginaires au moment où le circuit du Morvan est débattu : c’est ainsi le 25 juillet 1909 que Blériot décolle de Calais pour traverser la Manche, marquant la fin de l’ère des pionniers pour lancer les débuts de l’aviation moderne [43]. L’autodrome, pensé comme une infrastructure flexible et hybride, susceptible d’accueillir les avions, devient ainsi un élément de la politique d’encouragement et de soutien à la conquête de l’air. Il permet dès lors de se projeter dans l’avenir, outre ses bienfaits locaux et ceux attendus par l’industrie, il doit permettre de préparer la modernité technique du futur, qui sera nécessairement militaire.

IV. Conclusion : échec, abandon et mémoire d’un circuit fantôme

En dépit de l’intense travail de propagande et d’intéressement mené de 1907 à 1909 en faveur de l’autodrome du Morvan, le projet ne voit finalement jamais le jour. Les raisons de cet échec demeurent obscures, en l’absence notamment des archives de l’ACF, indispensables pour éclairer ces questions [44]. Plusieurs facteurs peuvent néanmoins être évoqués, même si des recherches complémentaires sont nécessaires pour éclairer la genèse de ces infrastructures : il faut évoquer en premier les coûts et la lourdeur des investissements, la plupart des projets de circuits échouent faute d’argent avant 1914. Il est possible également que ceux qui envisageaient de construire des autodromes se lancent désormais dans la création de champs d’aviation jugés plus « modernes », plus simples et moins onéreux.

Les tensions et divisions internes au monde automobile ont sans doute également joué un rôle. En juillet 1908, lors du grand prix de France organisé à Dieppe, des voitures allemandes raflent en effet les trois premières places. Furieux, les industriels français refusent alors de financer un circuit où s’illustreraient des constructeurs étrangers. Par la suite, le Grand prix de l’ACF 1909 (qui devait se courir en Anjou) comme celui de 1910 (à Dieppe) sont annulés faute d’inscrits [45]. Dans ce contexte, l’intérêt pour les autodromes retombe, et l’implantation d’une infrastructure grandiose entre Vézelay et Avallon est progressivement abandonnée. La mention du projet s’évanouit ainsi peu à peu de la presse locale [46]. La rivalité franco-allemande a indéniablement joué un rôle dans cet abandon, d’autant qu’au même moment des projets voient le jour en Allemagne. En 1909, l’Automobile Club de l’Yonne publie par exemple un article sur le projet de Guillaume II en vue de créer un autodrome dans son empire : « L’Allemagne aurait donc l’intention de devancer la France en toutes choses » déplore la revue [47].

Photo 3
Figure 3. L’Allemand Christian Lautenschlager, vainqueur du Grand Prix de Dieppe en 1908 sur Mercedes
Source : La Vie au Grand Air, le 11 juillet 1908, p. 41, domaine public, disponible sur https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Christian_Lautenschlager,_vainqueur_du_Grand_Prix_de_Dieppe_sur_Mercedes_en_1908.jpg

D’autres raisons ont encore pesé : les drames qui accompagnent les premières courses sur circuit ont pu invalider les promesses initiales, ainsi la première course organisée sur le Speedway d’Indianapolis aux États-Unis, en août 1909, s’accompagne de nombreux accidents et blessures qui contraignent à interrompre la compétition. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale a bien entendu également joué un rôle dans l’arrêt de ce type de projet, même si le conflit intensifie la construction de voitures et d’avions.

Après-Guerre, la question des autodromes ne tarde pas à ressurgir et d’autres projets voient rapidement le jour, plus près de Paris. Le projet du Morvan quant à lui ne renait pas, sans doute trop grand et démesuré, dans une région trop enclavée et éloignée des grandes agglomérations où se trouvaient les industriels et le public. Dans les années 1920, alors que la voiture commence à s’installer dans les pratiques sociales et les imaginaires, et alors que le secteur connait une forte croissance, la question de l’autodrome revient pourtant au-devant de la scène. Le Grand Prix de France réapparaît ainsi en 1921, remporté par l’Américain Jimmy Murphy sur le circuit du Mans. La course de 1923 près de Tours est remportée par le Britannique Henry Segrave. La course de 1924 se déroule à Lyon, sur une variante raccourcie du circuit utilisé en 1914. Au début des années 1920, la vitesse devient l’unique critère recherché en compétition, les projets de circuits se multiplient alors partout : le circuit de Monza est bâti en Italie entre mai et juillet 1922. En France, il faut attendre 1924 pour voir l’ouverture du premier grand autodrome à Linas, à 30 km de Paris, sous l’impulsion de l’industriel Alexandre Lamblin, un passionné de vitesse qui a fait fortune en fabriquant des radiateurs pour les avions puis pour des automobiles.

Le souvenir du projet du Morvan est parfois réactivé durant l’entre-deux-guerres : au début des années 1920, la presse populaire et les constructeurs français dénoncent sans cesse le retard de leur pays en termes d’équipement alors qu’il existe des « autodromes » aux États-Unis et en Angleterre. Le Journal du 21 août 1921 par exemple, grand quotidien populaire de l’époque, consacre un article au sujet : « L’utilité de l’autodrome ne réside pas seulement dans l’avantage matériel de permettre des essais quotidiens et de grandes courses fréquentes, écrit-il. Il est aussi d’ordre moral, par l’émulation qu’il suscitera parmi les constructeurs, et l’intérêt de plus en plus grand que le public portera à l’automobile. Il n’en faut pas plus pour galvaniser une industrie nationale [48]  ». La mémoire du projet du Morvan est réactivée dans ce contexte, en 1921 par exemple le journal L’Auto exhume la brochure de 1909 qui présentait le projet du Morvan en constatant qu’elle « redevient effectivement d’actualité » [49]. Le projet ne renait toutefois pas de ses cendres.

Après 1945, l’affaire de l’autodrome du Morvan subsiste surtout dans les mémoires locales. Dans les années 1950 la société d’étude de l’Avallonais publie ainsi une courte notice sur le sujet [50]. Vers 2010, un habitant d’Avallon relance l’enquête. Bernard Maurice était né en 1941, habitant d’Avallon il s’est passionné pour l’histoire de ce projet et profite de sa retraite pour réunir des documents sur le sujet, mais il est malheureusement décédé en 2018 avant d’avoir pu achever son travail [51]. En 2017, il avait proposé une conférence sur le projet d’autodrome et un article lui avait été consacré dans la presse locale. Il s’y remémorait comment dans « sa jeunesse, [s]a mère [lui] avait raconté qu’une course telle que les 24 heures du Mans aurait pu être organisée à Avallon ». Désireux de retrouver la trace de ce passé enfoui, il a commencé à enquêter : « Le projet a finalement été abandonné pour une raison que j’ignore, conclut-il. Certes, l’autodrome aurait transformé les paysages mais il aurait apporté des usines et des emplois dans le secteur. Avec le recul, je reste partagé sur un tel projet [52]. » L’ambivalence persiste à l’égard d’un circuit fantôme aux enjeux discutés, comme le sont aujourd’hui les projets de ce type contestés alors que les enjeux climatiques et les débats sur les mobilités conduisent à interroger la place et le rôle de l’automobile. Malgré son inaboutissement, ce projet d’infrastructure éclaire les débuts du monde automobile, les promesses qu’il suscite, les réseaux et soutiens qui l’ont installé au quotidien dans les paysages, les imaginaires et les pratiques.

AUTEUR

François Jarrige
Maître de conférences en histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366


ANNEXES

NOTES
[1] Les premières occurrences du néologisme « autodrome » et les premiers débats sur l’utilité de ce type d’infrastructure apparaissent dans la presse autour de 1896, un article de L’Écho de Paris du 29 septembre 1896 fait ainsi le récit d’un dîner qui réunissait notamment le comte de Dion et Michelin au cours duquel « on parle de la création d’un autodrome ».
[2] Fondé le 12 novembre 1895, l’Automobile Club de France est rapidement à l’origine de plusieurs initiatives qui ont marqué le sport automobile en France et à l’international, cf. François Bernard, avec François Granet, Jean-Louis Lemerle et Emmanuel Piat, L’Histoire de l’Automobile Club de France, Paris, Éditions de L’Automobile Club de France, 2012 ; Mathieu Flonneau, « Paris au cœur de la révolution des usages de l’automobile 1884-1908 », Histoire, économie & société, vol.26, n° 2, 2007, p. 61-74 ; Mathieu Flonneau, « Victoire modale, victoire morale ? Le système automobile dans le jeu des transports publics parisiens au début du xxe siècle », Histoire urbaine, vol. 33, n° 1, 2012, p. 107-117.
[3] La Presse française en rend compte, à l’image du Petit Parisien du 4 juin 1907 qui annonce son ouverture le 15 juin, suivie de diverses célébrations et d’essais de records de 24 heures.
[4] « Les autodromes », La Vie au grand air, 15 septembre 1901.
[5] Patrick Fridenson, « La société française face aux accidents de la route (1890-1914) », Ethnologie française, vol. 21, n° 3, 1991, p. 306-313.
[6] Ambroise Collin, « Appliquons la loi », L’Intransigeant, 2 juillet 1907, p. 1 ; cf. P. Thiesset (éd.), Écraseurs ! Les méfaits de l’automobile. Anthologie, Vierzon, Le Pas de côté, 2015.
[7] La question d’un autodrome permanent. Le projet du Morvan, Auxerre, Typographie et lithographie de l’Indépendant auxerrois, 1909, p. 5.
[8] Un « autodrome à Chambord », Le Journal, 29 juillet 1901, p. 1 ; Prade Georges, « À propos de l’autodrome », L’Auto-Vélo, 13 juillet 1901, p. 1-2.
[9] François Jarrige, Stefan Le Courant et Camille Paloque-Bergès (dir.), « Infrastructures, techniques et politiques », Tracés, n° 35, 2018.
[10] Edmond Cohin, L’historique de la course automobile 1894-1978, Éditions Larivière, 1982.
[11] William Boddy, Montlhéry, The story of the Paris autodrome, 1924-1960, Londres, Cassell, 1961.
[12] L’autodrome du Morvan a principalement retenu l’attention d’érudits locaux : Henri Cuisinier, « Le projet d’autodrome du Morvan (1909) », dans BSEA (Bulletin de la société d’étude d’Avallon), 61e vol., 1957-1960, p. 51-55.
[13] Benoit Caritey (dir.), La fabrique de l’information sportive. L’Auto (1900-1944), Reims, Épure, 2020.
[14] Bulletin de l’automobile club de l’Yonne, janvier 1908.
[15] L’indépendant auxerrois, lundi 22 janvier 1908.
[16] L’indépendant Auxerrois, 9 et 10 février 1908.
[17] « Revue de presse : la Question de l’autodrome », L’indépendant Auxerrois, 19-20 janvier 1908.
[18] Fils d’artisans, il est d’abord représentant en produits chimiques, puis monte un commerce d’engrais à Sens. Il est à partir de 1889 le président du syndicat agricole de l’Yonne. Conseiller municipal de Sens en 1892, il en devient maire l’année suivante et reste en poste jusqu’à son décès. Il fait construire l’actuel hôtel de ville, ainsi que la Caisse d’épargne. Il est membre de la Commission supérieure des caisses d’épargne et du Conseil supérieur de l’Agriculture. Il est élu député en 1896, lors d’une élection partielle, et siège au groupe radical-socialiste. Il est secrétaire de la Chambre en 1905. Il est élu sénateur en 1909 et s’inscrit au groupe de la Gauche démocratique.
[19] Rapports et délibération. Conseil général de l’Yonne, séance du 30 avril 1908, p. 806-808.
[20] « Autodrome », Bulletin de l’ACY. Organe de l’automobile club de l’Yonne, n° 7, décembre 1907.
[21] L’indépendant Auxerrois, 28-29 juin 1908.
[22] La Locomotion automobile, n° 24, 12 juin 1902.
[23] Voir par exemple le récit de cette visite dans l’Indépendant Auxerrois des 8 et 9 mars 1908.
[24] Ibid.
[25] Tout au plus peut-on relever dans une petite feuille locale rédigée par un curé républicain la mention d’un paysan qui dénonce le tramway et l’autodrome : « ces deux affaires-là vont me couper deux de mes meilleurs champs », L’Asquinois, dimanche 31 mai 1908.
[26] La question de l’autodrome, op. cit., p. 11.
[27] Le Bourguignon est un journal d’information régional qui paraissait à Tonnerre puis dans la région d’Auxerre.
[28] « 5e liste de souscription », Le Bourguignon, 29 novembre 1908.
[29] La question de l’autodrome, op. cit.
[30] La question de l’autodrome permanent, Auxerre, 1909, p. 9.
[31] Ibid., p. 10.
[32] Catherine Magnien, « Deux pédagogues visionnaires : Louis et Just-Marie-Nicolas Montillot, auteurs de La Maison électrique (1893) », Bulletin d’histoire de l’électricité, 1999, n° 33, p. 189-218.
[33] Catherine Vuillermot, « L’électrification de la Bourgogne (des origines à la nationalisation) », Annales de Bourgogne, vol. 3-4, n° 90, 2018, p. 125-142.
[34] La question de l’autodrome permanent, op. cit., p. 9.
[35] Hervé Chevrier, « L’histoire mystérieuse du Père Leleu (1836-1913). Jalons pour une histoire du tourisme dans la Vallée de la Cure », Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de L’Yonne, tome 152, 2016.
[36] Dimitri Langoureau, Flottage et flotteurs sur l’Yonne. xviiie siècle-1923, Cahiers d’Adiamos 89, n° 12, 2015.
[37] L’indépendant Auxerrois, 11 février 1908.
[38] Lionel Dumond, L’épopée Bibendum : une entreprise à l’épreuve de l’histoire, Privat, 2002.
[39] « Quelques points de comparaison », Le Bourguignon, 20 février 1909.
[40] Autodrome permanent, op. cit., p. 7-8.
[41] Ibid., p. 15
[42] Rémy Porte, La Direction des Services Automobiles des armées et la motorisation des armées françaises (1914-1918), vues à travers l’action du commandant Doumenc, Panazol, Lavauzelle, 2004,
[43] Sylvain Champonnois, « Les Wright et l’armée française : les débuts de l’aviation militaire (1900-1909) », Revue historique des armées, n° 255, 2009, p. 108-121.
[44] En dépit de plusieurs contacts et demandes auprès des services d’archives de l’ACF, nous n’avons reçu aucune réponse.
[45] Pierre Souvestre, « Le Grand Prix de l’ACF 1909 », L’Auto, 1er janvier 1909, p. 4.
[46] Thèse énoncée par le bulletin de l’automobile club de l’Yonne, n° 23, juillet 1909 : « L’autodrome du Morvan-avallonnais. Son glas a-t-il sonné ? » : « Malheureusement, l’attitude de certains constructeurs qui ont fait échouer, cette année, le Grand Prix et le Salon de l’ACF ne permet pas d’espérer la réalisation prochaine de l’établissement d’un autodrome ».
[47] « Un autodrome en Allemagne », Bulletin de l’ACY, n° 20, avril 1909.
[48] Le Journal, 21 août 1921.
[49] « Automobile – À propos d’autodromes », L’Auto, 7 août 1921, p. 3.
[50] Henri Cuisinier, « Le projet d’autodrome du Morvan », Bulletin de la société d’étude de l’avalonnais, n° 61, 1957-1960, p. 51-55.
[51] Échange de courriels avec Claude Ducarouge, son ami d’enfance, qui a entrepris de mettre en forme sa documentation, septembre 2020.
[52] « Un circuit automobile a failli voir le jour au début du xxe siècle dans l’Avallonnais », L’Yonne républicaine, 01/04/2017.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
François Jarrige, « L’autodrome du Morvan (1907-1909) : projet et abandon d’une infrastructure au début de l’âge automobile », dans Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits (xx-xxie siècles), Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 juillet 2022, n° 17, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : François Jarrige.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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