Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Penser les infrastructures des mondes automobiles
Autodromes et circuits (xx-xxie siècles)
Introduction. Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits
Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : automobile ; infrastructures ; circuits ; courses automobiles ; histoire environnementale
Index géographique : France
Index historique : xixe-xxie siècle
SOMMAIRE
I. L’automobile et ses mondes
II. L’angle mort des infrastructures
III. L’invention des circuits
IV. Typologie des circuits
V. Imaginaires, célébrations et controverses

TEXTE

Inventée au xixe siècle, l’automobile ne s’est vraiment développée qu’au xxe siècle. Au cours de la « Belle Époque », le nombre de véhicules en circulation augmente rapidement. La Grande guerre accélère la motorisation des sociétés occidentales et une fois la paix revenue, le parc automobile s’accroît de façon exponentielle, l’automobile commence à se démocratiser, ses usages se diversifient, elle s’installe dans le quotidien. Après la Seconde Guerre mondiale, le processus de démocratisation se poursuit et s’amplifie. En France, le taux d’équipement automobile des ménages progresse jusqu’aux années 2000 avant de se stabiliser autour de 84 % [1]. Mais au plan mondial, l’essor se poursuit, puisque le nombre de véhicules en circulation dépasse le milliard en 2010, et pourrait atteindre 1,7 milliards en 2035.

I. L’automobile et ses mondes

L’adoption de la voiture n’est pas le résultat d’une nécessité historique ou d’une demande sociale. Elle est le produit d’un intense travail de propagande et de persuasion passant par d’infinis ajustements. L’industrie automobile qui s’est imposée dès les années 1920 comme une industrie de premier plan, créatrice à ce titre de nombreux emplois, est également un groupe de pression puissant et particulièrement actif. L’Automobile Club de France (ACF) fondé en 1895 – c’est le premier club automobile au monde – et les constructeurs développent très rapidement des discours efficaces appuyés par la publication de catalogues et d’affiches [2]. La publicité et la presse populaire, qui naissent en même temps que l’automobile, associent l’utilisation du produit à la promotion d’un genre de vie moderne, sportif et aventureux. La propagande en faveur de l’automobile repose aussi sur une proximité de la presse et des constructeurs. Le Vélo, le grand quotidien sportif français des années 1890, en est un relais efficace, jusqu’à ce que son rédacteur en chef, Pierre Giffard, se fâche avec les dirigeants de l’ACF. Son concurrent, L’Auto, qui devient rapidement le quotidien sportif de référence, est créé en 1900 par des industriels du cycle et de l’automobile, parmi lesquels des membres éminents de l’état-major de l’ACF. Tout au long de ses 45 ans d’existence, il a partagé sa surface éditoriale entre l’information sportive et la promotion et la défense de l’automobile.

La voiture modifie peu à peu le rapport au monde, aux autres, au temps et à l’espace. Elle abolit les distances tout en offrant une liberté de mouvement que ne permet pas le chemin de fer. Mais en raison de sa vitesse, elle crée aussi des contraintes pour les autres usagers de la voie publique. Elle impose une discipline inédite et une intériorisation de normes nouvelles de comportement. Le journaliste spécialiste de l’automobile Louis Baudry de Saunier l’explique clairement dans les années 1920 : « Il est indispensable que le piéton connaisse désormais une discipline. Ainsi le flâneur d’autrefois va faire son apprentissage de piéton conscient en une capitale moderne ! ». Portée par un puissant imaginaire, la voiture devient progressivement l’un des éléments clés d’un macro-système technique qui transforme les milieux de vie, les représentations et les pratiques sociales [3], qui remodèle l’espace public comme les espaces privés.

Le développement de l’automobile pousse en effet à l’invention d’un monde adapté à sa (dé)mesure : routes et carrefours redessinés pour s’adapter à ses usages, signalisation routière, autoroutes, parkings, points d’approvisionnement en carburant ; autant d’infrastructures qui façonnent les paysages du xxe siècle. En ville, la priorité donnée à la circulation automobile bouleverse les équilibres des cités, en favorisant un étalement périurbain toujours plus tentaculaire [4], dont Los Angeles est devenu le cas emblématique, la ville passant de 1,6 à 6 millions d’habitants entre 1930 et 1960 : mode de vie énergivore, accapareur d’espace, dont l’impact environnemental, à commencer par les tonnes d’asphalte issues de la pétrochimie, coulées pour construire les routes, est considérable [5]. Mais il faut également compter en l’espèce avec un impact social non négligeable du fait de l’émergence d’enclaves résidentielles fermées et sécurisées uniquement accessibles par les autoroutes urbaines allant toujours plus loin dans le désert [6]. Mais jusqu’aux années 1970, l’automobile semble résoudre plus de problèmes qu’elle n’en pose.

C’est en effet au cours des années 1970 que réapparaissent des discours et des décisions mettant en cause l’existence et l’utilité de l’automobile : les limitations de vitesse imposées pour enrayer la hausse du nombre d’accidents de la circulation ; la création de routes et d’autoroutes de contournement des villes et des villages ; la multiplication des dispositifs visant à réduire la vitesse en agglomération ; la création de rues piétonnes et de pistes cyclables, etc. Si tout était fait pour faciliter la circulation automobile, il s’agit désormais d’assurer un partage plus équitable de la voie publique entre ses différents usagers : automobilistes, cyclistes et piétons, voire de bannir l’automobile des centres-villes.

II. L’angle mort des infrastructures

Si l’histoire et la sociologie de l’automobile se sont développées ces dernières années [7], l’étude des infrastructures qui accompagnent son essor reste en revanche à approfondir et développer. À l’étude économique d’un secteur d’activité en croissance, aux approches culturelles explorant les imaginaires automobiles, il faut associer une histoire matérielle et environnementale de la voiture et de ses mondes, attentive à ses consommations énergétiques, à ses matérialités, via notamment l’installation des multiples infrastructures et réseaux qui participent à son développement [8] : les infrastructures du quotidien (routes et autoroutes, parkings et stations-services, etc.) mais aussi les autodromes et circuits dédiés à la compétition automobile. C’est à ces derniers qu’est consacré ce numéro de Territoires contemporains, qui entend inaugurer une réflexion sur la question des infrastructures, véritable angle-mort de l’histoire de l’automobilisme que nous tenterons d’approcher en explorant les circuits et autodromes, ces installations sportives qui accompagnent et naturalisent le monde de l’automobile au cours du xxe siècle.

En effet, « loin de n’avoir été qu’un accessoire ou un fétiche du monde de l’automobile, les compétitions ont constitué un élément-clé de la valorisation sociale générale du système automobile [9]. » Le développement des compétitions est contemporain de la naissance et de l’essor de ce moyen de déplacement nouveau. Après la mise au point des premiers véhicules individuels à moteur et l’apparition de constructeurs, les courses ne tardent pas à voir le jour. Elles remplissent plusieurs fonctions.

Il faut rappeler tout d’abord combien l’automobile – stade suprême du machinisme de la fin du xxe siècle – est initialement un objet étrange, souvent perçu avec suspicion [10]. Dans les années 1900, elle est un symbole de luxe et de puissance. Elle apparaît au plus grand nombre comme un outil inégalitaire permettant à une aristocratie en mal d’aventure, et marginalisée par l’installation de la République, de retrouver une maîtrise de l’espace public et des moyens de distinction. L’adoption de la voiture se fait, non dans l’enthousiasme, mais à travers d’innombrables querelles. Beaucoup doutent en effet de l’utilité de cette forme de locomotion jugée dangereuse, opinion largement justifiée par les excès des premiers automobilistes. Les plaintes, en particulier à la campagne, accompagnent l’essor des nouvelles mobilités mécaniques. Le journal socialiste L’Humanité, par exemple, considère la lutte contre l’automobilisme comme une « forme nouvelle de la lutte des classes [11] ».

C’est pourquoi les premiers inconditionnels de l’automobile s’emploient à convaincre leurs contemporains de la supériorité de cette machine bruyante, malodorante, dangereuse et inconfortable sur les autres moyens de transport. C’est la fonction première des courses d’automobiles qui visent à frapper l’imagination du public en établissant des records de vitesse et d’endurance et à stimuler les progrès techniques. Les compétitions servent à la fois de laboratoire et de vitrine à ce nouvel objet technique et à l’industrie qui l’accompagne. Elles sont aussi – pour reprendre la typologie élaborée par le sociologue Roger Caillois – un ensemble de pratiques et d’imaginaires mêlant en proportions variables selon les époques « agôn » (la compétition), « ilinx » (le vertige), « alea » (le hasard) et « mimicry » (l’imitation) [12]. On assiste en effet à partir de l’entre-deux-guerres et encore plus nettement après 1960 à la multiplication des compétitions permettant aux amateurs de vitesse de rivaliser d’adresse et d’audace, d’éprouver le vertige de la vitesse et du danger. Les rallyes-raids (Paris-Dakar depuis 1978, Camel Trophy entre 1980 et 2000) y ajoutent une dimension d’incertitude [13]. On peut désormais offrir – ou s’offrir – un stage de pilotage sur un circuit automobile, au volant d’une GT, c’est-à-dire « grand tourisme », une catégorie de compétition automobile. Mais avec la multiplication des épreuves ouvertes à tous, ce que la compétition gagne en force, elle le perd en légitimité car elle s’écarte de sa justification principale.

III. L’invention des circuits

Les premières courses d’automobiles sont organisées sur la voie publique, au plus près des conditions réelles d’utilisation de la « voiture sans chevaux » [14]. C’est à la fois le meilleur champ d’expérimentation et la façon la plus efficace de frapper les esprits. Mais la nécessité d’aménager des circuits automobiles, installations temporaires ou permanentes, en asphalte, en terre ou en glace, pour y accueillir des compétitions de vitesse ou d’endurance, s’impose rapidement.

En effet, les courses sur route s’avèrent dangereuses et suscitent l’hostilité d’une partie de l’opinion publique à laquelle se rallient les pouvoirs publics. Après la mort d’un enfant, écrasé par un concurrent de la course Paris-Berlin (1901), Pierre Waldeck-Rousseau, Président du Conseil et ministre de l’Intérieur, clame devant les députés son intention de ne plus autoriser « aucune course d’automobile à une vitesse supérieure à la vitesse ordinaire de circulation […], ni sur les routes nationales, ni sur les routes départementales, ni sur les chemins communaux. » Il ajoute que si les constructeurs d’automobile « veulent organiser des courses de vitesse, il leur appartient, par tous les moyens qui sont à leur disposition, de se créer à eux-mêmes des champs d’expérience [15]. » Alarmés par les annonces gouvernementales, les défenseurs de l’automobile échafaudent de nombreux projets d’autodromes, mais aucun n’est mené à son terme. La création d’un champ de course automobile est une solution de repli qui s’avère d’autant plus insatisfaisante qu’elle est coûteuse, compliquée, semée d’embuches. Et dans la mesure où, contre toute attente, le décret du 10 septembre 1901, lequel devait concrétiser les annonces du Président du Conseil, n’interdit pas formellement les courses sur route et laisse « à l’administration la possibilité de l’appliquer, sous sa responsabilité, avec un pouvoir discrétionnaire absolu d’appréciation [16] », la course de ville à ville reste « légalement possible » et demeure la formule de compétition automobile la plus simple à mettre en œuvre. Si la course Paris-Vienne (1902) se déroule sans incident, la course Paris-Madrid organisée par l’ACF en 1903 est interrompue par le ministre de l’Intérieur, Émile Combe, en raison du nombre et de la gravité des accidents survenus lors de la première journée (le bilan provisoire au soir du 24 mai – plusieurs blessés décèdent des suites de leurs blessures dans les jours qui suivent – est de sept morts et une quinzaine de blessés).

L’opposition des pouvoirs publics aux courses automobiles sur route n’est pas spécifique à la France. Partout, en Europe et aux États-Unis, les gouvernements se montrent réticents à autoriser des compétitions sur la voie publique, et l’impossibilité – momentanée – d’organiser des « courses de vitesse sur routes » entraîne le repli des compétitions automobiles sur circuit fermé, dont le circuit des Ardennes (1902) et le circuit de Kildare (coupe Gordon-Bennet 1903) constituent en quelque sorte le prototype : le circuit du Taunus (Coupe Gordon-Bennet, 1904), le circuit de Long Island près de New York, sur lequel se court la Coupe Vanderbilt en 1904 et 1905, le circuit de Brescia (Coupe Florio, 1905), le circuit d’Auvergne également dénommé « circuit Michelin » (Coupe Gordon Bennet, 1905), le circuit de la Sarthe (Grand Prix de l’ACF, 1906), le circuit de Dieppe (Grands Prix de l’ACF, 1907 et 1908), le circuit d’Amiens (Grand Prix de l’ACF, 1913) ou encore le circuit de Lyon (Grand Prix de l’ACF, 1914) apparaissent alors. Ces premiers circuits sont des circuits éphémères dessinés sur le réseau routier, fermés à la circulation le temps de la course, que les concurrents doivent parcourir plusieurs fois. Cette solution de repli n’est cependant pas pleinement satisfaisante, aussi la création d’un autodrome revient-elle périodiquement à l’ordre du jour.

Mais la question est compliquée. Ceux qui débattent de l’opportunité de créer un autodrome dans les années 1900 ne parlent pas tous de la même chose. Les uns se représentent un itinéraire accidenté, serpentant à travers bois ou à travers champs, créé pour les besoins de la course automobile en dehors du réseau routier. Les autres envisagent de bâtir une piste ovale, semblable à celle d’un hippodrome ou d’un vélodrome. Les premières réalisations penchent en faveur de cette seconde solution. Les autodromes d’Ostende (1901), de Francfort (1902), de Caledonia County, Cleveland et Empire City (1903), ou de Morris Park (1905), sont des pistes de « trotting » – courses hippiques de trot attelé – converties à peu de frais, avant que ne soient construites les premières infrastructures spécifiquement dédiées au sport automobile : le Motor racing Track de Brooklands en Angleterre (1907) et le Motor Speedway d’Indianapolis aux États-Unis (1909), pistes ovales, de dimensions réduites, ceintes de tribunes permettant au public de suivre toutes les péripéties de la course, dont les virages sont relevés pour permettre aux concurrents de rouler à vitesse maximum. Aucun autodrome n’est construit en France avant 1914, même si plusieurs projets, plus ou moins farfelus, sont discutés : Alphonse Allais propose ainsi de construire un autodrome à la place des anciennes fortifications de Paris, un autre propose d’utiliser la route qui fait le tour du parc du château de Chambord. Les projets se multiplient rapidement, comme à Issy-les-Moulineaux ou Courbevoie près de Paris.

La décision du ministère de l’Intérieur de ne plus autoriser que les courses sur circuit gardé (aout 1907), consécutive à l’accident qui endeuille le Critérium de France (sept morts dans la collision frontale entre un concurrent et une automobile circulant en sens inverse), incite le marquis de Dion à proposer à la commission des concours de l’ACF de mettre à l’étude la création d’un « circuit permanent » dans une région montagneuse. Une vingtaine de projets lui sont soumis, notamment celui qui propose d’édifier un vaste circuit dans le nord du Morvan entre Avallon et Vézelay. François Jarrige revient précisément sur ce projet d’autodrome dans le Morvan en 1907-1908, les acteurs qui le promeuvent, les enjeux qu’ils soulèvent, et les raisons de son abandon et de son échec avant 1914.

Après la Première Guerre mondiale, la presse populaire et les constructeurs dénoncent sans cesse le retard de la France en termes d’équipement alors qu’il existe déjà de nombreux « autodromes » à l’étranger. Le Journal du 21 août 1921 par exemple, grand quotidien populaire de l’époque, constate que « l’utilité de l’autodrome ne réside pas seulement dans l’avantage matériel de permettre des essais quotidiens et de grandes courses fréquentes. Il est aussi d’ordre moral, par l’émulation qu’il suscitera parmi les constructeurs, et l’intérêt de plus en plus grand que le public portera à l’automobile. Il n’en faut pas plus pour galvaniser une industrie nationale. »

En effet, les compétitions automobiles se multiplient. Elles gagnent en légitimité et en popularité. Plusieurs autodromes sont construits : l’AVUS (Automobil-Verkehrs- und Übungs-Straße) à Berlin en 1921, l’Autodromo nazionale di Monza en Italie en 1922, l’Autodromo nacional de Sitges-Terramar en Espagne en 1923, les autodromes de Miramas et Linas-Montlhéry en 1924. À part l’AVUS, constitué de deux voies parallèles de 10 km réunies aux extrémités par des virages relevés, ce sont des pistes ovales de 2 à 5 km de tour aux virages relevés permettant de tester les machines à outrance et de comparer leurs performances. La création de ces autodromes n’empêche que de nombreuses épreuves sont disputées sur des circuits aménagés sur le réseau routier, et notamment le Grand Prix de l’ACF qui conserve son caractère de compétition nomade. Nous sommes alors en présence, soit des circuits éphémères, aménagés pour une épreuve unique, comme le circuit de Strasbourg (Grand Prix de l’ACF 1922), le circuit de Tours (Grand Prix de l’ACF 1923) et le circuit de Lyon (Grand Prix de l’ACF 1924), soit de « circuits permanents » sur lesquels se disputent des compétitions reconduites d’année en année, comme le circuit des Madonies en Sicile, théâtre de la Targa Florio (1906 – 1977), le circuit de Spa-Francorchamps en Belgique inauguré en 1921, le circuit de Boulogne-sur-Mer créé en 1921, le circuit de Pont-à-Marcq sur lequel se court le « circuit des routes pavées » entre 1922 et 1931, le circuit de la Sarthe sur lequel sont disputés les « Grands prix d’endurance de 24 heures » à partir de 1923, le circuit de Lasarte en Espagne créé en 1923, le circuit du Comminges inauguré en 1925, le circuit de Reims-Gueux (1928-1972), ou des circuits urbains comme celui de Monaco inauguré en 1929, le circuit de Pau créé en 1932, le circuit du Valentino à Turin utilisé entre 1935 et 1955, ou le « circuit des remparts » à Angoulême, inauguré en 1939.

Dans leur contribution, Louis Baldasseroni et Étienne Faugier étudient l’organisation de deux éditions du Grand Prix de l’Automobile club de France disputé en 1914 et 1924 sur un circuit temporaire tracé sur les routes des environs de Lyon. Paul Dietschy étudie de son côté les conditions de création et de fonctionnement du circuit du Valentino, circuit urbain qui fut le théâtre de sept éditions du Grand Prix de Turin entre 1935 et 1955. Leurs analyses aident à mieux comprendre le point de vue des promoteurs de ces projets de circuits. L’établissement d’un circuit est un défi technique et logistique qui suppose des compétences diversifiées, mais aussi de l’ingéniosité. Cette aventure, et les investissements importants qu’elle suppose, sont justifiés au nom des retombées économiques et symboliques ainsi que des améliorations que les courses automobiles – comme tous les grands événements sportifs – sont supposées produire et dont les populations locales doivent être les principales bénéficiaires.

Vient ensuite le temps des circuits routiers, au tracé varié et sinueux, permettant d’éprouver la maniabilité et la tenue de routes des bolides, ainsi que la virtuosité des pilotes qui deviennent progressivement des figures héroïques [17]. Ces circuits sont totalement distincts du réseau routier. Parfois, ils complètent un autodrome comme à Monza ou à Linas-Montlhéry. La plupart du temps, ils sont créés à partir de rien comme le Nürburg Ring en Allemagne (1927), le Roosevelt Raceway (1936), le circuit de Charade près de Clermont-Ferrand (1958), le circuit du Castelet dans le Var (1970), le circuit de Dijon-Prenois (1972) et le circuit de Magny-Cours au sud de Nevers (1986), pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus prestigieux. Après le drame survenu lors des 24 heures du Mans 1955 (83 morts et 120 blessés), ce type de circuit devient la norme. En France, le décret du 18 octobre 1955 stipule : « Les compétitions de vitesse dans lesquelles sont engagés des véhicules à moteur ne peuvent être autorisées sur des circuits situés en totalité ou en partie à l’intérieur d’une agglomération [18]. » Plusieurs circuits doivent être modifiés en conséquence – et notamment celui du Mans dont la ligne droite des stands est entièrement reconstruite – et la création du circuit de Charade est retardée de deux ans, le temps de trouver un tracé évitant le hameau éponyme, ce qui suppose de construire une route spécifique.

IV. Typologie des circuits

Depuis son apparition au début du xxe siècle, ce type d’infrastructure s’est considérablement développé, et l’on dénombre aujourd’hui en France 44 circuits de vitesse approuvés par la Fédération française du sport automobile [19], 350 pistes de karting, 600 circuits en terre [20] et une quinzaine de circuits sur glace.

Il a également évolué dans sa conception même, et l’on peut distinguer quatre générations de circuits. La première est celle des circuits éphémères, aménagés sur la voie publique pour une seule épreuve. La deuxième est celle des autodromes, similaires aux vélodromes dont ils copient la forme ovoïde et les virages relevés. La troisième est celle des circuits permanents tracés entièrement ou partiellement sur la voie publique pour accueillir soit plusieurs éditions d’une épreuve reconduite d’année en année, soit des épreuves différentes, mais pensés de telle sorte que les améliorations apportées à la route, aux tribunes et aux stands sont capitalisées. La quatrième est celle des circuits routiers totalement distincts du réseau routier. Chaque génération a ses avantages et ses inconvénients.

La première permet de palier l’interdiction des courses de ville à ville et de reproduire, avec plus ou moins de bonheur, la diversité des difficultés du réseau routier, mais les investissements nécessaires pour transformer les routes nationales et départementales en circuit automobile sont à fonds perdus. S’y ajoute même le coût du démontage des installations temporaires et de remise en état des lieux.

La seconde élimine de l’équation les exigences de sécurité dictées par les pouvoirs publics pour les courses organisées sur la voie publique et repose sur un modèle économique permettant – c’est du moins ce qu’espèrent ses promoteurs – de rentabiliser les coûts de construction, d’entretien et de fonctionnement, mais elle offre aux constructeurs un terrain d’expérimentation d’un intérêt limité et au public un spectacle monotone.

La troisième permet de rentabiliser les aménagements effectués sur la voie publique pour les besoins de la compétition, de proposer un terrain de compétition varié, mais elle butte sur les exigences croissantes en matière de sécurité. Car si l’utilisation de portions de routes nationales ou départementales permet de créer un circuit automobile à moindre coût, il devient de plus en plus compliqué, les années passant, de concilier les exigences de la compétition automobile et celles des usages ordinaires de la route.

En s’affranchissant du réseau routier ordinaire, la quatrième génération de circuit peut se concentrer sur les seules exigences de la compétition automobile, proposer un tracé varié tout en se conformant aux règles de sécurité édictées par les pouvoirs publics et les institutions internationales du sport automobile. Mais les coûts en matière de construction, d’entretien et de mise aux normes sont particulièrement élevés et il n’est jamais simple de parvenir à l’équilibre financier.

Si la création des premiers circuits automobiles permet de palier l’interdiction des épreuves sur route, elle contribue également à apaiser les tensions entre les organisateurs de courses automobiles et l’opinion publique. Et pendant près d’un siècle, ces infrastructures bénéficient d’un préjugé favorable. Leurs nuisances ne pèsent pas au regard des retombées économiques et symboliques espérées et leurs riverains sont invités à faire passer l’intérêt général avant leurs intérêts particuliers.

V. Imaginaires, célébrations et controverses

Tout au long du xxe siècle, ces circuits automobiles ont produit de puissants imaginaires, mobilisés les affects et les passions. Benoît Caritey le montre en étudiant les représentations des autodromes et circuits véhiculées par le journal L’Auto entre 1900 et 1939, de même que Karen Bretin Maffiuletti dans son étude des discours sur les autodromes et circuits dans la presse de gauche, notamment Le Populaire et L’Humanité, au cours de la période 1920-1939. Sébastien Laffage-Cosnier, Yann Descamps et Christian Vivier se concentrent quant à eux sur les représentations des circuits automobiles dans les albums de la bande dessinée Michel Vaillant parus au cours des années 1960. Ce sont des représentations très positives des circuits et autodromes que mettent en évidence ces trois textes, même la presse de gauche s’associant à la célébration de ce type d’infrastructure, source de prestige, d’emplois et de fierté. Les aspects négatifs affleurent difficilement. Ils sont la plupart du temps passés sous silence. En cette période totalement acquise à la cause de l’automobile, la critique se fait discrète.

Le regard sur les infrastructures du sport automobile change toutefois à partir des années 1970. Qu’il s’agisse des nuisances sonores ou des pollutions, les circuits deviennent un enjeu de controverses et de polémiques socio-environnementales qui méritent d’être explorées au prisme des réflexions des sciences sociales contemporaines, alors que les débats sur la civilisation de l’après-automobile émergent. Entre luttes sociales, défenses philosophiques de la liberté automobile et urgences des enjeux environnementaux, la voiture est au centre de nos milieux de vie [21] comme de nos imaginaires, mais sa définition comme son avenir restent incertains et controversés alors que prolifèrent les promesses futuristes sur les voitures dites « autonomes » ou « propres » [22].

Les remises en question qui touchent l’automobile et son monde n’épargnent pas les compétitions automobiles et leurs infrastructures. En 1973, juste après le premier choc pétrolier, le Premier ministre, Pierre Messmer, décide de suspendre les courses automobiles jusqu’à nouvel ordre. En 2006, une manifestation pour la suppression du Grand Prix de France de formule 1 est organisée à Paris, une lettre est rédigée à l’intention du Président de la République et du Premier ministre pour exiger la fin de l’épreuve. Les courses automobiles et autres rallyes sont régulièrement placés sous le feu de nombreuses critiques associant des registres de justifications très variés. Les projets de construction de circuits automobile suscitent une opposition de plus en plus structurée et de plus en plus efficace. En 2014, dans le Sud-Ouest, des associations écologistes déposent une plainte contre la réalisation en toute illégalité, selon elles, de travaux de terrassement visant à aménager un circuit automobile dans la vallée de l’Aussoue, sur des terrains de 40 hectares dédiés à l’agriculture et à proximité immédiate d’un site inscrit en zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (Forêt et Lac de Fabas). Plus récemment une association locale s’est constituée pour s’opposer à un projet de circuit automobile près d’Albi, et une autre a contesté les projets d’extension du circuit de Prenois en Côte d’Or. Hervé Marchal revient sur les débats suscités par ce projet d’extension en 2019 et montre que partisans et opposants à ce projet mobilisent des registres de justification si différents qu’ils ne peuvent se comprendre. Olivier Chovaux explore quant à lui dans sa contribution les difficultés d’implantation des circuits dans les départements de l’actuelle région des Hauts-de-France.

Leurs analyses questionnent les difficultés rencontrées pour implanter des infrastructures dédiées à la compétition automobile et les arguments invoqués par les opposants à la création ou à l’extension des circuits automobiles. Elles donnent à voir ce que les autres études passent sous silence, faute de traces dans les sources mobilisées, qu’il s’agisse d’archives ou de presse. La critique et l’opposition ne bénéficient pas de la même visibilité dans les médias que les discours de défense et de célébration, et les traces qu’elles ont laissées sont plus difficiles à retrouver. Karen Bretin-Maffiuletti relève quelques exemples de discours critique dans L’Humanité, mais le journal bascule dans la célébration des réalisations des organisateurs de compétitions automobiles. Benoit Caritey note quelques allusions aux difficultés financières récurrentes des circuits automobiles, mais ces éléments ne donnent jamais lieu à une remise en question des infrastructures du sport automobile, toujours présentées de façon très positive.

Il convient de poursuivre l’étude de ces oppositions qui se multiplient depuis les années 1970 et gagnent progressivement à la fois en visibilité et en efficacité, mais aussi celles qui existaient auparavant, et qui ne parvenaient pas à se faire entendre, et encore moins à obtenir gain de cause. Une invitation à poursuivre l’étude des infrastructures des mondes de l’automobile au prisme des circuits automobiles en partant à la recherche des représentations négatives dont ils font l’objet et des manifestations d’opposition et de contestation à leur création, à leur exploitation et à leur extension.

L’objectif de ce dossier est en définitive de contribuer à l’histoire et à la sociologie des circuits automobiles – envisagés à la fois comme des infrastructures matérielles, mais aussi un ensemble de pratiques sociales et d’imaginaires – du début du xxe siècle à nos jours. Les pistes et circuits dédiés à la compétition automobile ne représentent certes qu’un aspect particulier du monde automobile qui s’impose au cours du xxe siècle, mais l’étude de la généalogie de ce type d’infrastructure, des débats qui ont accompagné son implantation, des usages sociaux dont il est le support et des imaginaires qu’il mobilise, peut éclairer l’avènement de notre modernité automobile, à commencer par ses ambivalences et impasses.

AUTEUR

Benoit Caritey
Maître de conférences en sociologie

François Jarrige
Maître de conférences en histoire contemporaine

Hervé Marchal
Professeur de sociologie

Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366


ANNEXES

NOTES
[1] Philippe Coulangeon et Ivaylo Petev, « L’équipement automobile, entre contrainte et distinction sociale », Économie et statistique, n° 457-458, 2013.
[2] Mathieu Flonneau, Les cultures du volant xxe-xxie siècles. Essai sur les mondes de l’automobilisme, Paris, Autrement, 2008 ; Mathieu Flonneau, « Paris au cœur de la révolution des usages de l’automobile 1884-1908 », Histoire, économie & société, 2007/2 (26e année) ; Étienne Faugier, L’économie de la vitesse : l’automobilisme et ses enjeux dans le département du Rhône et la région de Québec (1919-1961), thèse de doctorat en Histoire, Lyon II, 2013.
[3] Christophe Studeny, L’Invention de la vitesse. France, xviiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995.
[4] Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, La France périurbaine, Paris, PUF, 2021 (2e édition).
[5] Adam Rome, The Bulldozer in the Countryside: Suburban Sprawl and the Rise of American Environmentalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Laurent Castaignède, Airvore ou la face obscure des transports, Montréal, Écosociété, 2018.
[6] Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, Les lieux des banlieues, Paris, Le Cavalier Bleu, 2012 (cf. chap. VI).
[7] Serge Bellu, Histoire mondiale de l’automobile, Paris, Flammarion, 1998 ; Yoann Demoly et Pierre Lannoy, Sociologie de l’automobile, Paris, La Découverte, 2019 ; Hervé Marchal, Un sociologue au volant. Le rapport de l’individu à sa voiture en milieu urbain, Paris, Téraèdre, 2014.
[8] Christopher W. Wells, Car Country: An Environmental History, Washington, University of Washington Press, 2012 ; Tom McCarthy, Auto Mania: Cars, Consumers, and the Environment, New Haven, Yale University Press, 2007 ; Peter Freund et George Martin, The Ecology of the Automobile, Montréal/New York, Black Rose Books, 1993.
[9] Mathieu Flonneau, « Sports mécaniques », dans Christian Delporte, Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF, 2010, p. 770.
[10] François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines aux contestations des technosciences, Paris, La Découverte, 2014 ; Pierre Thiesset (éd.), Écraseurs ! Les méfaits de l'automobile, Vierzon, Le pas de côté, 2015.
[11] L’Humanité, 27 novembre 1907.
[12] Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958.
[13] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Levy, 1991.
[14] Paris-Rouen (1894), Paris-Bordeaux-Paris (1895), Paris-Marseille-Paris (1896), le Tour de France automobile (1898), etc.
[15] JORF – Débats parlementaires – Chambre des députés, 29 juin 1901, p. 1649.
[16] Pierre Waldeck-Rousseau, Président du Conseil et ministre de l’Intérieur et des Cultes et Pierre Baudin, ministre des Travaux publics, Rapport au président de la République du 10 septembre 1901.
[17] Sébastien Moreau, « Gagner sa vie au volant au risque de la perdre. Les pilotes automobiles européens (années 1920-1930) », Le Mouvement Social, n° 254, 2016/1.
[18] Décret du 18 octobre 1955 portant règlementation générale des épreuves et compétitions sportives sur la voie publique, JORF Lois et décrets du 19 octobre 1955, p. 10319.
[19] « Circuits de vitesse approuvés par la FFSA », 2022, disponible sur https://www.ffsa.org/_vti_bin/FFSA.Web/DownloadFile.ashx?SourceURL=https://www.ffsa.org/Lists/Docutheque/01-Circuits%20asphalte%20approuv%C3%A9s%202022.pdf, page consultée le 15 mars 2022.
[20] Moteurs de croissance : Réalités, enjeux et perspectives économiques de la filière des sports mécaniques en France. Premier baromètre des sports mécaniques en France, EY, novembre 2019, p. 19, disponible sur http://bit.ly/2OOm0x4, page consultée le 15 mars 2022. Les circuits en terre comptabilisés ici sont pour la plupart dédiés à la pratique du motocross et du quad.
[21] Denis Moreau, « La rue : on partage ! La sécurité, les associations et l’espace public », Les Annales de la recherche urbaine, n° 40, 1988, p. 84-90.
[22] Kingsley Dennis et John Urry, After the Car, Cambridge, Polity, 2009 ; Matthew B. Crawford, Prendre la route. Une philosophie de la conduite, Paris, La Découverte, 2021.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal, « Introduction. Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits », dans Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits (xx-xxie siècles), Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 juillet 2022, n° 17, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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