Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Penser les infrastructures des mondes automobiles
Autodromes et circuits (xx-xxie siècles)
À la recherche du circuit idéal : le discours sur les autodromes et circuits automobiles dans L’Auto (1900-1939)
Benoît Caritey
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RÉSUMÉ
L’objet de cette analyse est d’étudier les représentations des autodromes et circuits automobiles véhiculées par L’Auto, le principal quotidien sportif français de la première moitié du xxe siècle. Lorsque les journalistes de la rubrique « Automobile » présentent un circuit à leurs lecteurs, ils mettent en avant ses qualités et pointent du doigt ses éventuels défauts. La synthèse de ces qualités et de ces défauts fait apparaître le circuit idéal, un idéal rarement réalisé. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les circuits sont comparés à la route ouverte dont ils doivent reproduire la diversité. Entre les deux guerres, le circuit idéal se définit de plus en plus en relation avec la dimension spectaculaire de la compétition automobile, au détriment des conditions ordinaires de circulation automobile.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : circuits automobiles ; autodromes ; représentations ; presse sportive
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle ; 1900-1944
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Longueur
III. État de la route
IV. Profil de l’itinéraire
V. Attractivité : visibilité et confort
VI. Sécurité
VII. Singularité des autodromes
VIII. Rentabilité
IX. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

L’Auto – est-il nécessaire de le rappeler ? – est le grand quotidien français de sport de la première moitié du xxe siècle. Lancé en 1900 sous le titre L’Auto-Vélo, il s’impose en quelques années comme le journal de référence du monde sportif et le demeure jusqu’à sa disparition en 1944.

Fondé par un groupe d’industriels du cycle et de l’automobile et des membres éminents de l’Automobile Club de France [1], il est également, au long de ses 44 ans d’existence, un journal d’information sur l’automobile, les progrès techniques et les compétitions [2]. Bulletin officiel de l’ACF, il est un organe de défense et de promotion de ce moyen nouveau de locomotion, à une époque où celui-ci est encore loin de faire l’unanimité. Par les informations qu’il délivre quotidiennement et ses prises de position, L’Auto accompagne et célèbre l’avènement de la civilisation de l’automobile.

À L’Auto, la rubrique « Automobile » est un État dans l’État. Son poids est tel que les informations sur l’automobilisme [3] prévalent souvent sur les autres informations sportives. La rubrique « Automobile » jouit en outre d’une grande autonomie au sein de la rédaction. Tout semble se passer comme si la direction du journal se désintéressait totalement – ou presque – de tout ce qui touche à l’automobilisme. Henri Desgrange, directeur du journal jusqu’en 1940, n’aborde que rarement le sujet dans ses éditoriaux, et Jacques Goddet, rédacteur en chef depuis 1930, jamais. L’un comme l’autre sont plus férus de cyclisme et de sports athlétiques que de sport automobile. Ils abandonnent à Georges Prade, chef de la rubrique « Automobile » de 1900 à 1904, puis, après son départ, à Pierre Souvestre, Géo Lefèvre, Jean Miral, André Latour, Émile de Saint Rémy [4], Maurice Berson, Maurice Henry, Henri Petit et à l’incontournable Charles Faroux [5], le soin d’informer, expliquer et plaider la cause de l’automobile.

Et donc, si L’Auto s’intéresse aux courses automobiles, c’est moins parce qu’il s’agit d’une activité sportive parmi d’autres, que parce qu’elles sont à la fois un terrain d’expérimentation des innovations techniques et une vitrine pour les constructeurs et participent ainsi aux progrès et à la promotion de l’automobile.

L’objet de cette étude est d’analyser les représentations des autodromes et circuits automobiles véhiculées par le quotidien sportif L’Auto. Lorsque les journalistes de la rubrique « Automobile » présentent un circuit à leurs lecteurs – notamment lorsqu’ils leur annoncent une compétition automobile, ou lors de la phase de sélection du circuit sur lequel se courra le prochain Grand Prix de l’ACF [6] –, ils mettent en avant ses qualités et pointent du doigt ses éventuels défauts. La synthèse de ces qualités et de ces défauts fait apparaître le circuit idéal, un idéal rarement réalisé. Car cette quête du circuit idéal est une quête sans fin, une quête sans cesse renouvelée : à peine croit-on avoir défini cet idéal, à peine croit-on l’avoir réalisé, que de nouveaux critères de perfection se font jour. À certains moments même, ce qui était une qualité devient un défaut.

L’analyse repose sur une interrogation par mots-clés de la collection du journal L’Auto sur Gallica : « autodrome », « circuit », et les noms des infrastructures en activité selon les époques (« Monza », « Madonies », « Sarthe », « routes pavées », « Montlhéry », « Francorchamps », « Nurburg », « AVUS », « Brooklands », « Indianapolis », etc.). Cette première phase de l’investigation est complétée par des lectures ciblées sur des dates correspondant aux grands événements du calendrier sportif.

Quel crédit accorder au discours de L’Auto sur les circuits automobiles ? Pour dire les choses sans détour, en matière d’automobilisme, L’Auto ne peut pas être objectif et ce, pour plusieurs raisons. C’est d’une part – on l’a vu – un organe de défense et de promotion de l’automobilisme. D’autre part, sa prospérité dépend du succès populaire des courses automobiles (critiquer trop sévèrement une organisation ou un itinéraire pourrait faire fuir les lecteurs). Il est de surcroît avéré que le journal perçoit un pourcentage sur les recettes des événements sportifs dont il assure le battage [7]. Il reçoit en outre les inscriptions des concurrents pour de nombreuses courses automobiles françaises et étrangère (sa position de partenaire de certaines épreuves lui interdit de les critiquer). Enfin, après la Première Guerre mondiale, les journalistes de L’Auto sont investis à des titres divers dans l’organisation des courses automobiles : d’après les renseignements que j’ai réussi à glaner ici et là, Charles Faroux est directeur de la course des 24 heures du Mans (1923), du Grand Prix d’Antibes Juan-les-Pins (1927), du Grand Prix de Monaco (1929), du Grand Prix de Pau et du Grand Prix de Nice (1932) ; Léon Manaud est commissaire général du Circuit des Routes pavées (1923) ; Géo Lefèvre est commissaire de la course des 24 heures du Mans ; André Latour est commissaire du Circuit des routes pavées, directeur du Grand Prix automobile du Maroc (1932) et du Circuit des remparts d’Angoulême (1939) ; Henri Petit est commissaire du Circuit des Routes pavées.

Bref, le journal et ses rédacteurs sont à la fois juge et partie. Il n’est donc guère étonnant que les appréciations sur les autodromes et circuits automobiles soient le plus souvent positives.

Les critères définissant le circuit idéal peuvent être classés en six rubriques : la longueur, l’état de la route, le profil de l’itinéraire, l’attractivité, la sécurité des spectateurs et la rentabilité. L’autodrome – piste ovale de développement réduit, aux virages relevés, construite à l’initiative de promoteurs privés – est un cas à part. Tant qu’il n’en existe aucun en France, les rédacteurs de L’Auto y sont, à quelques exceptions près, défavorables : ils leur reconnaissent quelques avantages, mais de leur point de vue, les inconvénients l’emportent largement. Leur regard sur les autodromes change avec la création de Miramas et, surtout, de Linas-Montlhéry en 1924.

II. Longueur

Les premiers circuits fermés adoptés dans les années 1900 sont particulièrement longs : le circuit des Ardennes (1902) fait 85 km ; le circuit du Taunus (Coupe Gordon-Bennett 1904) mesure 127 km ; le circuit d’Auvergne (Coupe Gordon Bennet 1905) fait 137 km ; le circuit des Madonies (Targa Florio) mesure 150 km en 1907 et 108 km en 1921 ; le premier circuit de la Sarthe (Grand Prix de l’Automobile Club de France 1906) mesure 103 km.

Un circuit long permet de ne pas trop s’éloigner des conditions de la course en ligne, de ville à ville, qui reste jusqu’à la Première Guerre mondiale la référence indépassable des organisateurs de course automobile et des journalistes de L’Auto. Le circuit idéal est un circuit sur lequel les concurrents ne se gênent pas et où les dépassements sont exceptionnels. Dans les règlements de course appliqués à cette époque, les concurrents partent toutes les minutes, voire toutes les cinq minutes. Le résultat de la course doit correspondre à la seule performance de la voiture et de son pilote, comme si la voiture avait effectué seule la totalité du parcours. Un terme revient fréquemment sous la plume des journalistes de L’Auto : la « régularité » des résultats. Les résultats de la course sont jugés « réguliers » si les organisateurs ont réussi à éliminer de l’itinéraire parcouru tout ce qui pourrait fausser la performance de chaque voiture. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la critique par Georges Prade de la décision du ministère de l’Intérieur de réduire de 145 à 90 km la longueur du Circuit des Ardennes françaises sur lequel doivent se disputer les éliminatoires de la Coupe Gordon-Bennett 1904 [8] : Prade estime que plus un circuit est court, plus les concurrents risquent de se gêner, et plus la « régularité » des résultats est sujette à caution.

Progressivement cependant, les longueurs sont revues à la baisse : le circuit d’Amiens (Grand Prix de l’ACF 1913) fait 31 km ; le circuit de Lyon (Grand Prix de l’ACF 1914) mesure 37 km ; le circuit de Strasbourg (Grand Prix de l’ACF 1922) mesure 13 km ; les circuits du Grand Prix de l’ACF 1923 à Tours et 1924 à Lyon sont d’une longueur de 23 km : « On en était encore, il y a dix ans, aux circuits de 40 kilomètres ; depuis, l’expérience a prouvé qu’avec un tracé réduit de moitié on obtenait des épreuves tout aussi régulières et bien plus attrayantes à suivre [9]. » Le circuit du Comminges (Grand Prix de l’ACF 1928) mesure 26 km ; le circuit de Reims Gueux (Grand Prix de l’ACF 1932) mesure 8 km.

L’état des routes s’améliorant, les organisateurs peuvent consacrer leurs efforts à satisfaire d’autres exigences : avec des circuits plus courts, les coûts d’aménagement des routes sont moins importants, mais aussi, et peut-être surtout, le spectacle gagne en qualité : le public peut voir passer les voitures un plus grand nombre de fois.

III. État de la route

La route idéale est large, roulante et exempte de poussière.

Les routes utilisées par les circuits automobiles doivent être assez larges pour permettre aux concurrents d’évoluer sans se gêner. À propos du circuit des Ardennes dont le tracé adopté en 1904 est légèrement différent de celui qui avait été utilisé lors des deux éditions précédentes de la course, Georges Prade écrit :

Le grand avantage de ce circuit sur le premier est dans la largeur de la route. Sans avoir tout à fait la largeur grand luxe de la route de Bastogne à Champlon, elle offre sur toute son étendue une largeur plus que suffisante pour que deux voitures à toute vitesse puissent s’y passer [10].

Le circuit de Tours (Grand Prix de l’ACF 1923) est apprécié pour les mêmes raisons : « Sur tout le parcours, les voitures peuvent se passer à toute allure sans crainte d’accident, les routes étant très larges, avec des bas-côtés excellents, sans arbres [11]. » De même, un des atouts du circuit de Casablanca est « sa constante largeur [12] ». Dans bien des cas cependant, des travaux sont nécessaires pour élargir ne serait-ce que certaines portions de route. Au fil du temps, la largeur idéale est revue à la hausse : dans les années 1900, on estime acceptable d’organiser une course automobile sur des routes de 6 mètres de large. Les routes du circuit de Strasbourg créé pour le Grand Prix de l’ACF 1922, pourtant larges d’au moins 8 mètres, sont jugées « un peu étroites » par Charles Faroux [13]. En 1935, le minimum fixé par la commission sportive internationale est de 12 mètres.

Les routes qui composent un circuit doivent en outre ne pas être trop bombées. Ce qui est une qualité pour l’écoulement des eaux de pluie devient un danger pour les concurrents d’une course automobile : en passant d’un côté à l’autre de la route, les voitures lancées à vive allure risquent d’être déséquilibrées et de déraper. La route idéale doit être quasiment plane.

Le revêtement en est refait à neuf pour permettre les « plus grandes vitesses » : moins d’ornières et de nids de poule, moins d’irrégularités, de dépressions ou de dos d’âne.

Il faut en outre combattre la poussière. Les voitures circulant à vive allure sur les routes macadamisées (routes revêtues de couches successives de pierres, de gravier et de sable tassées à l’aide de rouleaux compresseurs) soulèvent d’importants nuages de poussière, réduisant considérablement la visibilité des voitures qui les suivent et rendant les dépassements extrêmement dangereux. L’Auto suit avec attention les efforts des organisateurs de courses automobiles pour limiter la poussière. Il ne se contente pas d’informer ses lecteurs, il se pose en expert des questions de revêtement routier et donne son avis sur les différents procédés expérimentés au fil des ans : goudronnage (mais les projections de goudron sont à la fois salissantes et dangereuses pour les yeux des pilotes), westrumitage (qui s’avère très salissant…), chlorurage (mais lorsque la route est mouillée, il provoque des courts-circuits), silicate, avant que ne soient adoptées les émulsions type Colfix, Vialit ou Colas dont les articles de L’Auto vantent les mérites. Une épreuve comme les 24 heures du Mans est, non seulement un laboratoire pour les moteurs, les châssis et les différents organes des voitures qui y prennent part, mais aussi un laboratoire de la route : dans les années 1926 et 1927, les différentes parties du circuit permanent de la Sarthe sont enduites de revêtements différents, dont on éprouve ainsi la résistance [14].

On court au Mans, mais en même temps on se préoccupe d’expérimenter de nouveaux procédés d’établissement pour la route moderne ; rien ne vaut comme sévérité d’essai le passage pendant 24 heures de nombreux véhicules lancés à grande vitesse, prenant des virages à allure limite, freinant brutalement et démarrant de toute leur puissance [15].

IV. Profil de l’itinéraire

Le circuit idéal doit reproduire les difficultés de la route dans leur diversité. L’itinéraire doit être varié, alterner les longues lignes droites et les secteurs « accidentés », avec virages, côtes et descentes. Il s’agit à la fois d’éprouver la puissance du moteur en roulant à allure maximum et les autres qualités du véhicule : freinage, changements de vitesse, tenue de route, etc.

La tendance est cependant à l’adoucissement des difficultés : les routes sont refaites à neuf, les virages sont relevés et redessinés, les secteurs les plus accidentés sont évités. Le but est d’augmenter la vitesse, promesse de spectacle.

Cette règle générale connait quelques notables exceptions. Le circuit des Madonies est réputé pour sa dureté :

Le circuit sicilien constitue certainement un des parcours les plus difficiles qui aient jamais été adoptés pour une épreuve de vitesse. Un simple détail : chaque tour du circuit comprend tout près de 1 500 virages […] dont une bonne moitié de très court rayon. S’imagine-t-on à quelle épreuve sont soumis voitures… et conducteurs dans de telles conditions, qui leur imposent à peu près huit virages au kilomètre [16] !

Le circuit de Pont-à-Marcq sur lequel se court le Circuit des Routes pavées dans les années 1920 « n’offre qu’un parcours de 13 kilomètres, mais les mille embuches qu’on est appelé à rencontrer au long d’une randonnée à travers la France y sont réunies [17]. » Le Nürburg Ring [18] inauguré en 1927, très sinueux et très accidenté, est également un circuit réputé pour ses difficultés. Les circuits urbains qui se multiplient après 1929 (année du 1er Grand Prix de Monaco) contreviennent également à ce principe de diminution des difficultés : tracés dans les rues d’une ville, ils sont très sinueux et d’un profil volontairement très accidenté :

Des coups de frein, des accélérations, de la maîtrise au volant, une sûre appréciation des distances ; ce sont là choses que nous désirons, parce qu’elles assurent la démonstration des qualités de la voiture moderne en même temps qu’elles éprouvent la valeur professionnelle des conducteurs [19].

Au cours des années 1920, des chicanes sont ajoutées aux circuits et autodromes : à Miramas en 1925 ; sur l’autodrome de Brooklands en 1926 ; sur le circuit de Reims en 1931 ; sur le circuit de Nîmes en 1932 ; sur le circuit de Péronne, sur le circuit de Monaco et sur l’autodrome de Monza en 1934 ; sur le circuit de Carthage (Grand Prix de Tunisie) et à Montlhéry (Grand Prix de l’ACF) en 1935. Les spécialistes de la rubrique « Automobile » de L’Auto critiquent cet artifice dont le but est de réduire la vitesse des voitures de course que le règlement de la commission sportive internationale ne permet pas de limiter. Ils estiment qu’il fausse les résultats des courses en ne permettant pas aux qualités des voitures et des conducteurs de s’exprimer. Ainsi, par exemple, Charles Faroux se montre virulent à l’égard du tracé adopté à Monza pour le Grand Prix d’Italie 1934 : « Cependant le procédé auquel ils ont eu recours n’était peut-être pas le meilleur puisqu’on a adopté un parcours qui avait ce double effet d’émasculer les voitures et de faire disparaître la valeur professionnelle du pilote [20]. » Ils estiment en outre qu’il ne diminue pas la dangerosité des courses automobiles.

V. Attractivité : visibilité et confort des spectateurs

C’est une préoccupation qui s’impose progressivement : il faut que les spectateurs puissent suivre au mieux les péripéties de la course. C’est une des raisons qui motive la réduction de la longueur des circuits. Le circuit de Lyon adopté pour le Grand Prix de l’ACF 1924 est moins long que celui sur lequel s’est couru le Grand Prix de l’ACF 1914 : « La longueur du circuit ne semble pas être un obstacle à son adoption, car si un parcours plus court permet aux spectateurs de voir passer les concurrents plus fréquemment, en revanche, les concurrents ne sont pas obligés de se doubler un aussi grand nombre de fois [21]. » Pour le Grand Prix du Maroc à Casablanca, « le circuit de faible développement se présente fort bien au point de vue spectaculaire [22]. »

Dans un autodrome, les spectateurs peuvent voir la piste en totalité. À défaut d’atteindre cet idéal, les organisateurs des compétitions automobiles sur circuit construisent des tribunes stratégiquement placées qui permettent aux spectateurs de voir une portion aussi étendue que possible de l’itinéraire. Les descriptions de circuit publiées dans L’Auto insistent sur les améliorations apportées en ce domaine. En 1932, le tracé du circuit permanent de la Sarthe est modifié de sorte à éviter de traverser les faubourgs de la ville du Mans. Une route entièrement nouvelle est créée. Un de ses avantages est de permettre aux spectateurs de ne rien manquer de la course : « Toute cette nouvelle partie sera visible des tribunes dont les spectateurs verront ainsi les concurrents escalader à plein train le plateau bien connu des habitués du Mans [23]. » Charles Faroux vante les qualités du nouveau circuit de Saint-Gaudens inauguré en 1933 et de ses tribunes : « Très spacieuses, ces tribunes permettent aux spectateurs de suivre la ronde des voitures sur la totalité des onze kilomètres du circuit ; elles offrent, comme toile de fond, toute la chaine des pics pyrénéens [24]. » À Montlhéry, en prévision du Grand Prix de l’ACF 1935, « On va déboiser : les buissons et même quelques beaux arbres vont être abattus sur une large zone au centre de la pelouse ; des tribunes, on pourra suivre à peu près intégralement toutes les phases des courses sur l’anneau [25]. » En 1938, sur le circuit de Reims-Gueux où doit se disputer le Grand Prix de l’ACF, on supprime une bosse dans la ligne droite des tribunes afin de permettre aux spectateurs de voir les voitures plus longtemps.

Les aménagements de confort sont également signalés : restaurants, buffets, buvettes, parcs automobiles, panneaux d’affichage, moyens d’accès, animation musicale.

Autour des circuits, deux mondes se côtoient sans se rencontrer : à l’intention du public bourgeois, des tribunes sont construites, des restaurants sont ouverts, des parcs d’automobiles sont créés, des orchestres de jazz sont engagés ; pour le public populaire, des trains et des trams spéciaux sont affrétés, des buttes en amphithéâtre sont aménagées, des buvettes sont installées.

Ces améliorations concernant la visibilité et le confort visent à renforcer l’attractivité des compétitions automobiles. L’Auto les détaille à ses lecteurs afin de les attirer en nombre. En leur promettant un divertissement de qualité, L’Auto abandonne son rôle d’expert et endosse des habits de camelot, il « fait l’article », vante sa marchandise pour mieux la vendre. Il s’emploie activement à la réussite des grands événements de calendrier automobile, une préoccupation qui répond à une double exigence : l’efficacité de la propagande en faveur de l’automobile et l’équilibre financier de l’événement.

VI. Sécurité des spectateurs

Les compétitions automobiles sont dangereuses, pour les concurrents comme pour les spectateurs. C’est la raison pour laquelle les courses sur route ouverte ont été interdites à plusieurs reprises au cours des années 1900. Mais les courses sur circuit fermé et sur autodrome ne sont pas moins risquées.

Lorsqu’ils frappent les concurrents, les accidents sont des faits de course. On pleure les morts, on plaint les blessés, mais nul ne songe à remettre en cause le principe des courses automobiles parce qu’un pilote se blesse ou se tue. Lorsque par exemple, Albert Clément est victime d’un accident mortel sur le circuit de Dieppe au cours d’un entraînement pour le Grand Prix de l’ACF 1907, John Yeo Thomas, correspondant de L’Auto à Dieppe, conclut sa dépêche en écrivant : « Une fois encore, l’humanité paie chèrement les progrès qu’elle fait [26]. »

En revanche, dès lors que les accidents font des victimes parmi les spectateurs, la presse s’émeut, l’opinion publique s’indigne, les pouvoirs publics interviennent… En 1928, deux spectateurs sont tués par une voiture qui sort de la piste lors du Meeting de vitesse organisé par l’Automobile Club du Nord à Boulogne-sur-Mer. La même année, lors du Grand Prix d’Europe à Monza, un accident provoque la mort d’un pilote et de 23 spectateurs.

Ces accidents dramatiques sont acceptés avec une fatalité qui nous parait aujourd’hui plus que surprenante : « La course de 3 kilomètres a été malheureusement attristée par un accident où la fatalité a sa plus grosse part de responsabilité [27]. » Toutes les précautions avaient été prises par les organisateurs du Meeting de vitesse de Boulogne-sur-Mer, pour éviter tout accident grave. « Mais contre les accidents qui ne proviennent pas de son fait et qui ne peuvent pas lui être imputables, la CS de l’AC du Nord de la France ne peut rien [28]. »

Après avoir chanté sur 31 lignes, les louanges du vainqueur du Grand Prix d’Europe, le français Chiron, et de Bugatti, l’article de première page se conclut sur la terrible nouvelle :

Malheureusement, cette journée de chaude bataille et d’exploits sportifs fut épouvantablement endeuillée par une catastrophe : Materassi, embardant, faucha un rang de spectateurs, se tuant et semant la mort. Au total : 19 cadavres, 26 blessés. (voir la suite en rubrique Automobile) [29]

Deux jours plus tard, Charles Faroux revient sur les circonstances des deux drames survenus à quelques jours d’intervalle pour conclure :

La question des courses n’est pas en jeu : un canon en essai éclate et tue plusieurs servants. La nécessité du polygone demeure impérieuse. Tout de même, notre industrie a besoin de ce laboratoire d’essai qu’est la course sur route. Des accidents, nous en aurons toujours […].

Répétons-le : la course, c’est un essai à outrance qui comporte, toujours, des périls. On pourra mettre le spectateur à l’abri de ces périls, à condition qu’il accepte de se conformer aux prescriptions des organisateurs [30].

Le journaliste peut absoudre les organisateurs en incriminant la fatalité ou l’imprudence des spectateurs, il n’empêche que la sécurité du public devient une préoccupation grandissante. Les circuits font l’objet d’aménagements importants : les routes sont élargies, le public est maintenu à distance par des palissades et des clôtures érigées sur le parcours. Des passerelles et des tunnels sont construits pour permettre aux spectateurs de traverser la piste sans risque. Un service d’ordre est assuré par l’armée. Des murs de ciment armé ou de terre sont élevés pour empêcher les voitures folles de percuter les spectateurs. C’est un aspect souvent souligné dans les présentations de circuits dans le but de rassurer les spectateurs inquiets et de faire taire les critiques éventuelles.

VII. Singularité des autodromes

Lorsqu’à partir de 1901 se pose la question de créer des autodromes pour y organiser les courses automobiles qui ne peuvent plus se dérouler sur route, la rédaction de L’Auto-Vélo apparaît divisée. D’un côté, Georges Prade fait campagne contre cette solution de repli :

L’automobile n’a rien à y gagner, bien au contraire, à faire des essais sur un terrain qui n’est pas celui où elle doit se manifester, pratiquement parlant. Le type de voiture qui sortirait fatalement d’un tel champ d’expérience, c’est la voiture à une seule vitesse et sans embrayage, et l’on tuerait aussi certainement et aussi fatalement la voiture qu’on a tué le motocycle en exagérant la force des moteurs pour la course sur piste ou sur route piste [31].

Il pousse Henri Desgrange à sortir de la réserve où il se cantonne lorsqu’il s’agit d’automobilisme et à plaider, prudemment, en faveur de l’autodrome :

Je veux bien ne pas me cramponner à l’argument de la bicyclette perfectionnée sur la piste, devenue sur le ciment plus légère et plus solide, puisque les compétents affirment que cet argument n’est pas sérieux ; mais enfin, M. Archdéacon de son côté n’affirme-t-il pas qu’en six mois d’autodrome on aurait gagné la moitié du poids employé par cheval-vapeur en ce moment et que la navigation aérienne verra ouvertes devant elle des possibilités en ce moment impossibles [32].

Georges Prade lui répond le lendemain même : « Ce sera la cuvette au fond de laquelle n’iront tourner aucun des véhicules qui cherchent une expérience sérieuse, c’est-à-dire une expérience de la route, puisque c’est à la route que l’automobile est destinée [33]. » Il enfonce le clou quelques jours plus tard en mobilisant un argument d’autorité, que même Henri Desgrange ne saurait réfuter : l’avis d’Albert-Jules de Dion, membre influent de l’Automobile Club de France, mais aussi – et peut-être surtout – fondateur et actionnaire principal du journal. « Je crois savoir que M. le marquis de Dion est plutôt opposé à la création d’un autodrome. […] Il estime que les courses ne sont utiles que par la longue distance et le mauvais état des routes [34]. »

Les premiers autodromes européens et américains, hippodromes convertis à peu de frais en champ de courses automobiles, donnent des arguments aux adversaires de l’autodrome. Les informations en provenance des États-Unis font régulièrement état des accidents graves qui surviennent sur les autodromes d’outre-Atlantique, et contribuent au discrédit des « dangereux tourniquets américains ». Après un accident ayant causé deux morts et une dizaine de blessés parmi les spectateurs, le correspondant de L’Auto à New York ironise : « Heureusement que les autodromes de petite dimension ne sont pas dangereux [35]. » Et dans une de ses rares incursions dans les débats sur les circuits et autodromes, Henri Desgrange concède que, sur autodrome, la course automobile est comme « mise en cage [36] ».

L’annonce de l’inauguration de l’autodrome de Brooklands – le premier du genre – est d’un enthousiasme mesuré : « Il est certain que l’autodrome de Brooklands inaugure en Europe une nouvelle façon d’envisager le sport automobile. Et cette nouvelle façon, je ne dis ceci qu’à titre purement personnel, est peut-être la bonne [37]. » Mais on est loin, à L’Auto, de partager l’avis du correspondant du journal à Londres. Après l’interdiction de la Coupe Rochet-Schneider (décidée en août 1907 suite à un accident ayant causé la mort de sept personnes lors du Critérium de France organisé par l’ACF), Henri Desgrange estime : « Il est à craindre que l’interdiction de la Coupe Rochet-Schneider ne vienne faire de l’autodrome une nécessité, presque un pis-aller pour nos constructeurs, qui préféreront toujours la route et son imprévu [38]. » Brooklands est une référence, mais aussi l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Chaque projet d’autodrome est comparé à la piste anglaise, et chaque différence, de longueur, de sinuosité, de profil, considérée comme un point positif. Ainsi, par exemple, lorsqu’il présente le projet d’autodrome de Spa, Géo Lefèvre précise qu’il s’agit :

non pas un autodrome-tourniquet, non pas une piste trop piste, comme à Brooklands, mais un autodrome de 42 kilomètres de développement, ayant tous les avantages de la vraie route, sans en avoir aucun des inconvénients, un autodrome de cette bonne route dure que nous trouvons aux Ardennes belges avec des descentes, avec des côtes, mais aussi avec toute l’organisation spéciale que nous pouvons trouver dans les grands hippodromes, et que copia si heureusement Brooklands [39].

Lorsqu’il présente « l’autodrome » de Long Island, théâtre de la Coupe Vanderbilt 1909, Charles Faroux explique qu’il « n’a rien de commun avec celui de Brooklands, par exemple, empruntant dans sa majeure partie le réseau routier du parcours classique de l’épreuve, cet autodrome est constitué de routes normales et offre un tracé très accidenté [40]. »

L’autodrome n’a cependant pas que des adversaires au sein de la rédaction de L’Auto. Victor Breyer, par exemple, trouve un argument de poids dans une déclaration de Selwyn Francis Edge, un des pionniers de la course automobile : « Je considère que nous devons à cet autodrome la plupart des progrès réalisés dans la construction anglaise durant ces dernières années [41]. » et Breyer de conclure : « Sages paroles et qui doivent nous faire regretter de n’avoir pas voulu, autrefois, d’un Brooklands en France [42]. » Charles Faroux reprend cette idée a son compte : « Avouons d’ailleurs que les Anglais ont avec Brooklands, un admirable laboratoire. Ah ! si les Français avaient eu un autodrome permanent. Quelle avance nous aurions aujourd’hui [43] ! »

Le même Charles Faroux, en voyage aux États-Unis en 1913, se dit impressionné par l’autodrome d’Indianapolis : « Dans l’ensemble, c’est irréprochable et splendide, et ceci renforce encore mon opinion de toujours. Pourquoi n’avons-nous pas en France un autodrome de ce genre ? Il faudra bien un jour ou l’autre en reconnaître la nécessité et y venir [44]. » Pour Faroux, l’intérêt d’une piste ovale aux virages relevés est de permettre de tester les véhicules au maximum de leurs possibilités : « Tant que nous n’aurons pas d’autodrome, il sera difficile à nos constructeurs d’essayer leurs châssis à outrance [45]. » De ce point de vue, l’autodrome de Miramas inauguré en 1924 exauce les vœux de Charles Faroux : lors des courses organisées pour son inauguration, nombreux sont les concurrents contraints à l’abandon : « Déjà l’autodrome se montre inexorable [46]. »

Le point de vue sur l’autodrome évolue donc des années 1900 aux années 1920. Le départ de Georges Prade, adversaire résolu des « tourniquets », et la prépondérance de Charles Faroux, qui leur reconnaît quelques vertus, l’expliquent pour une bonne part. Le rôle de l’autodrome dans les progrès techniques est également à prendre en considération. Il est en outre d’autant mieux accepté qu’il n’est pas la seule alternative aux courses sur route. Comme l’explique Charles Faroux, le circuit routier et l’autodrome sont complémentaires :

Je suis de ceux qui pensent que l’autodrome et la route sont également nécessaires. […] Rien ne vaut l’autodrome pour éprouver un moteur à l’extrême ; rien, autant que l’autodrome, n’a fait faire de progrès au moteur. […] Pour déterminer des progrès dans une autre voie, il faut non pas tant changer le règlement que changer la nature du circuit. Un circuit genre Targa Florio, qu’on pourrait trouver en France sans grande difficulté, pourra seul faire travailler les questions d’embrayage, de transmission, de souplesse, de tenue de route et de freinage [47].

Après la construction de Miramas et de Linas-Montlhéry de surcroît, il devient plus délicat de critiquer l’autodrome en général.

VIII. Rentabilité

S’il est un critère de perfection qui n’a été rempli qu’en de rares occasions, c’est bien la rentabilité. Les autodromes et circuits automobiles, éphémères ou permanents, sont des gouffres financiers. Les sommes nécessaires pour aménager un circuit ou construire un autodrome sont énormes, plusieurs centaines de milliers de francs pour un circuit routier et plusieurs dizaines de millions pour un autodrome. Les frais de fonctionnement sont très élevés : il faut défrayer les commissaires, payer le service d’ordre, acquitter les taxes, etc. Et les recettes sont le plus souvent insuffisantes pour couvrir les dépenses.

Nombreux sont dans L’Auto les éléments qui attestent les difficultés financières des organisateurs de courses automobiles.

En 1909, le Grand Prix de l’ACF est annulé, faute d’inscriptions en nombre suffisant. Le baron de Crawhez [48] estime que les constructeurs ont renoncé à participer au Grand Prix en raison de frais d’inscription trop élevés :

Sur les circuits, […], et surtout lorsqu’on en change chaque année comme ce fut presque toujours le cas en France, il était nécessaire, avant chaque course, de dépenser des centaines de mille francs pour aménager un véritable autodrome-route… qui ne servait qu’une ou deux fois. Frais de goudronnage, frais de mise en état de la route, des virages, frais de clôture, de barrières, de service d’ordre, frais de tribunes et d’installations spéciales, et souvent, indemnités aux communes traversées ; bref, frais de toutes sortes… que payaient forcément les constructeurs par des droits d’engagement terriblement onéreux [49].

Il plaide en faveur de la création de circuits permanents, permettant de capitaliser d’une année sur l’autre les améliorations apportées au réseau routier et les infrastructures (tribunes, stands, bâtiments divers, équipements de sécurité). Mais les autodromes et circuits permanents ne sont pas mieux lotis. L’autodrome de Miramas est en faillite à plusieurs reprises ; en 1934, ses actionnaires envisagent de le vendre ; on redoute qu’il soit démoli. Celui de Montlhéry connait des difficultés récurrentes ; le toit des tribunes n’a jamais été achevé faute de crédits ; l’autodrome est déclaré en faillite en 1926 ; à la fin des années 1930, on craint qu’il disparaisse. Le Grand Prix de Pau est supprimé en 1934 : l’Automobile Club basco-béarnais ne veut pas supporter seul le risque financier de l’entreprise. Le Grand Prix de Dieppe disparaît après 1935 : les résultats financiers de l’édition 1935 sont désastreux…

Des informations aussi préoccupantes parviennent de l’étranger. En Espagne, l’autodrome de Sitges-Terramar est en grande difficulté dès son inauguration en 1923 et les tentatives pour le relancer échouent toutes. L’Auto fait à plusieurs reprises état des difficultés que rencontre l’autodrome de Brooklands : en 1923, il ne fait aucun bénéfice ; en 1929 il souffre de la concurrence des courses motocylistes sur piste en cendrée, très populaires en Angleterre ; en 1939, pourtant, Brooklands est cité en exemple (l’autodrome fait des bénéfices). Au Danemark, l’autodrome de Glostrup (Copenhague) créé en 1922 fait faillite en 1925 ; ses bâtiments sont mis en vente en 1926. En Italie, l’autodrome de Monza connait des difficultés comparables ; en 1929, la société qui en est propriétaire souhaite l’offrir au gouvernement. En Allemagne, l’AVUS (Automobil-Verkehrs- und Übungs-Straße, créé en 1921) est plusieurs fois abandonné puis remis en fonctionnement ; il ne survit dans les années 1930 que grâce au péage de ses usagers ordinaires (au quotidien, l’AVUS est une bretelle d’autoroute permettant de rejoindre le centre de Berlin). En 1933, la société de gestion du circuit du Nürburg Ring cède la majeure partie de ses actions au gouvernement allemand en paiement de ses dettes. Indianapolis est, d’après Charles Faroux, le « seul autodrome qui ait toujours réalisé des bénéfices avec une épreuve annuelle unique [50]. »

Ces informations, L’Auto les livre le plus souvent sans les commenter. On peut mettre ce laconisme sur le compte d’un certain malaise. Il n’est sans doute guère aisé, après avoir défendu avec ardeur la compétition automobile et fait l’éloge des prodiges réalisés par ses organisateurs, de reconnaitre qu’elle n’est qu’une gabegie. Aucune source de financement ne permet d’équilibrer les comptes, ni les droits d’inscription, ni les subventions accordées par les municipalités et les départements candidats à l’organisation d’une compétition automobile – d’un Grand Prix de l’ACF notamment –, ni les recettes des entrées sur l’autodrome ou le circuit. En 1928, L’Auto plaide en faveur de la création d’un pari mutuel, sur le modèle de celui qui fut mis en place pour financer les courses de chevaux au temps de la politique d’encouragement de la race chevaline [51]. Mais le projet n’aboutit pas. Il ne reste qu’à demander à l’État de soutenir financièrement les circuits automobiles. En 1936, au moment où Linas-Montlhéry est menacé de fermeture, Jean Bonnet en appelle au gouvernement : « On en arrive à cette solution logique que l’État, parce qu’il pourrait être le principal bénéficiaire de l’autodrome, devrait en être aussi le principal actionnaire [52]. » L’invite est renouvelée en 1937 :

Si on consulte séparément les ministres intéressés au sujet de l’autodrome de Montlhéry, on remarque que tous s’accordent à reconnaître qu’il est d’une utilité incontestable, non seulement au point de vue sportif, mais encore au point de vue industriel ainsi qu’à celui de la Défense nationale. Mais quand la question est posée au gouvernement, celui-ci se garde d’apporter une solution. Il serait grand temps cependant de prendre des mesures si l’on ne veut pas que dans un avenir prochain, l’autodrome de Montlhéry ferme ses portes [53].

Il est finalement acquis par l’État en 1939 [54], quelques mois avant la déclaration de guerre qui entraîne la suspension des courses automobiles.

IX. Conclusion

Il ressort de ce survol des représentations des autodromes et circuits automobiles véhiculées par L’Auto que la quête du circuit idéal est bel et bien une quête sans fin. Les critères définissant cet idéal évoluent, de la « régularité » (la compétition automobile doit permettre de comparer les performances des voitures dans leur confrontation avec les difficultés d’un parcours, qu’aucun élément extérieur ne doit fausser) à la « spectacularité » (une subtile alchimie permettant de faire étalage de la valeur des voitures, mais aussi – de plus en plus – de la virtuosité des pilotes, assurant à la fois une parfaite visibilité du tracé, le confort et la sécurité des spectateurs).

Avant la Première Guerre mondiale, l’idéal poursuivi par les organisateurs de courses automobiles – et défendu par les journalistes de L’Auto – est la route ouverte, l’itinéraire de ville à ville dont ils cherchent à retrouver la diversité (lignes droites, virages, côtes et descentes) sur un circuit aux dimensions de plus en plus réduites, composé de routes en assez bon état pour permettre aux voitures de rouler au maximum de leurs possibilités et assez larges pour permettre aux concurrents de se doubler sans risque.

Cet idéal évolue en relation avec l’amélioration des performances des voitures et les modifications apportées aux règlements de course. Il évolue également en relation avec l’augmentation du nombre d’épreuves inscrites au calendrier sportif et avec le souci de rentabiliser les investissements consentis par les organisateurs de courses automobiles et les gestionnaires des autodromes. C’est pourquoi, au cours des années 1920 et 1930, on assiste à une sorte de fuite en avant dont L’Auto se fait l’écho : le tracé des circuits permanents est sans cesse amélioré, afin de stimuler les progrès en matière de vitesse, de tenue de route, de maniabilité des voitures, mais aussi afin d’assurer le spectacle, d’attirer en masse les spectateurs et, in fine, d’équilibrer les comptes. Cette surenchère s’explique également par une concurrence grandissante entre clubs automobiles nationaux et entre clubs automobiles régionaux : chacun veut organiser sa course, et si possible la course la plus prestigieuse. Par les éloges et les critiques qu’il dispense aux uns et aux autres, L’Auto – comme les autres titres de presse – devient arbitre de ces luttes de prestige, non plus entre pilotes et constructeurs automobiles, mais entre organisateurs de compétitions automobiles.

Par les très nombreux articles qu’il consacre aux autodromes et circuits automobiles, L’Auto fait plus que participer à la promotion – et à la légitimation – des courses automobiles et familiariser le public avec les différents circuits sur lesquels se déroulent les principales courses de la saison automobile. En expliquant – du point de vue de l’expert, ce dont Charles Faroux, notamment, s’est fait une spécialité – quelles sont leurs qualités et leurs défauts, il contribue à la vulgarisation d’un savoir technique. Avec quels résultats ? Seule une étude de la réception de ce message médiatique permettrait de le dire.

AUTEUR

Benoît Caritey
Maître de conférences en sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366


ANNEXES

NOTES
[1] Et notamment son président, le baron Étienne de Zuylen de Nievelt, le comte Gaston de Chasseloup-Laubat, et le marquis de Dion.
[2] Voir Benoît Caritey et Gilles Montérémal, « Histoire d’une entreprise de presse », dans Benoît Caritey (dir.), La fabrique de l’information sportive : L’Auto (1900-1944), Reims, EPURE, 2020 ; et Tom Busseuil, De L’Auto à L’Équipe  : une histoire politique à dimension internationale (1932-1952), thèse d’histoire contemporaine, université de Bourgogne Franche-Comté, 2020.
[3] À l’origine, l’automobilisme est une forme de dévotion à ce nouveau moyen de locomotion qui permet d’atteindre des vitesses inédites et offre une liberté sans précédent – une des toutes premières formes d’humanité augmentée. C’est aussi une posture de défense de la cause de l’automobile, contre tous ceux qui sont présumés hostiles à son développement et notamment les pouvoirs publics. D’une manière plus générale, parler d’automobilisme, c’est envisager – au-delà des aspects techniques, industriels et commerciaux de son développement – l’ensemble des usages sociaux de l’automobile : utilitaires, sportifs, distinctifs et de loisirs.
[4] De son vrai nom Émile San Remo, il succède à Géo Lefèvre au poste de chef des informations en 1914 ; il décède en novembre 1926 et est remplacé par Marcel Oger.
[5] Charles Faroux qui signe quelques articles dans L’Auto sous le pseudonyme « un ancien polytechnicien » à partir de septembre 1904, s’impose rapidement après le départ de Georges Prade (novembre 1904) comme le meilleur spécialiste des questions automobiles.
[6] Le Grand Prix de l’ACF est à l’origine une course nomade, disputée sur des circuits aménagés pour une seule édition de l’épreuve : Amiens en 1913, Lyon en 1914, Le Mans en 1921, Strasbourg en 1922, Tours en 1923, Lyon en 1924, etc. Le Mans, qui accueille le Grand Prix de l’ACF en 1906 puis en 1911, et Dieppe qui l’accueille en 1907, 1908 et 1912 font figure d’exceptions. Le but est à la fois de varier le parcours dans une logique d’exploration de la diversité du réseau routier, d’assurer la propagande en faveur de l’automobile dans les différentes régions de France et de ménager la susceptibilité des clubs automobiles régionaux. Chaque année en effet, plusieurs clubs automobiles régionaux se disputent l’honneur d’organiser le Grand Prix de l’ACF.
[7] Voir Benoît Caritey et Gilles Montérémal, op. cit.
[8] Georges Prade, « La coupe Gordon-Bennett – Les éliminatoires françaises », L’Auto, 29 avril 1904, p. 1.
[9] « Automobile – Le Grand Prix d’Europe se disputera sur le circuit de Lyon », L’Auto, 16 novembre 1923, p. 1.
[10] Georges Prade, « Les deux circuits des Ardennes – Ardennes belges et françaises – II. Le nouveau circuit français », L’Auto, 11 février 1904, p. 1.
[11] « Automobile – Le Grand Prix de l’ACR en 1922 – Le circuit de Tours », L’Auto, 9 novembre 1921, p. 2.
[12] André Latour, « Automobile – Le Grand Prix de Casablanca », L’Auto, 12 mai 1931, p. 2.
[13] Charles Faroux, « Les Grands Prix de l’ACF – Une grande épreuve française qui sera un modèle d’organisation », L’Auto, 24 janvier 1922, p. 1.
[14] Voir Nicolas Pascual, « Les routes du Mans : une affaire d’État », Spirit of Le Mans, n° 18, 2021.
[15] Charles Faroux, « Encore une grande œuvre de l’AC de l’Ouest – Le circuit sur lequel se disputeront les Coupes Rudge-Whitworth 1926 sera un circuit modèle », L’Auto, 15 avril 1926, p. 2.
[16] Charles Faroux, « Les grandes épreuves automobiles – La 12e Targa Florio se court demain sur le circuit de Madonie, en Sicile », L’Auto, 28 mai 1921, p. 1.
[17] « Les grandes épreuves automobiles – Le 4e circuit des routes pavées », L’Auto, 13 septembre 1925, p. 1.
[18] Le Nürburg Ring est le tout premier circuit routier totalement distinct de la voie publique, créé de toutes pièces pour les besoins de la compétition automobile.
[19] Charles Faroux, « Les Grandes épreuves automobiles – Demain après-midi, sur un circuit situé en plein centre de la ville, sera disputé le 2e Grand Prix de Monaco », L’Auto, 5 avril 1930, p. 1.
[20] Charles Faroux, « Les grandes épreuves automobiles – L’équipe Fagioli-Caracciola enlève le Grand Prix d’Italie à Monza », L’Auto, 10 septembre 1934, p. 1.
[21] Philippe Vieux, « Les Grands Prix de l’ACF – Lyon s’annonce de plus en plus comme grand favori », L’Auto, 14 novembre 1923, p. 2.
[22] André Latour, « Automobile – Le Grand Prix de Casablanca », L’Auto, 12 mai 1931, p. 2.
[23] Charles Faroux, « Automobile – Les modifications et améliorations du circuit pour les 24 heures du Mans 1932 », L’Auto, 1er janvier 1932, p. 2.
[24] Charles Faroux, « Les Grandes épreuves automobiles – Sur le nouveau circuit de Saint-Gaudens, le Grand Prix du Comminges sera disputé dimanche par 19 concurrents », L’Auto, 18 août 1933, p. 1.
[25] Maurice Berson, « À Montlhéry – Le Grand Prix de l’ACF et les grandes épreuves de l’année se courront sur un autodrome doté de visibilités nouvelles », L’Auto, 14 mai 1935, p. 2.
[26] John Yeo Thomas, « Mort d’Albert Clément », L’Auto, 18 mai 1907, p. 1.
[27] « Automobile – Le meeting de vitesse s’est poursuivi hier à Boulogne-sur-Mer », L’Auto, 7 septembre 1928, p. 1.
[28] Ibid.
[29] « Automobile – Louis Chiron, sur Bugatti triomphe, à Monza, dans le Grand Prix d’Europe battant les records locaux – Un terrible accident cause la mort de Materassi », L’Auto, 10 septembre 1928, p. 1. Il s’agit d’un bilan provisoire. Plusieurs spectateurs blessés décèdent dans les jours qui suivent. À noter : le titre de l’article ne fait pas mention du nombre des victimes, alors qu’il s’agit du bilan le plus lourd depuis le début des compétitions automobiles.
[30] Charles Faroux, « Automobile – Sur deux accidents récents », L’Auto, 12 septembre 1928, p. 2.
[31] Georges Prade, « Automobile – À propos de l’autodrome », L’Auto-Vélo, 13 juillet 1901, p. 1 et 2.
[32] Henri Desgrange, « Allo ! Allo ! – Encore l’autodrome », L’Auto-Vélo, 17 juillet 1901, p. 1. Irlandais installé en France, Ernest Archdéacon est un pionnier de la compétition automobile et l’un des premiers partisans de l’autodrome. L’Auto-Vélo publie en juillet 1901 une « lettre » dans laquelle il expose ses idées (Ernest Archdéacon, « Ah ! Le voilà ! », L’Auto-Vélo, 12 juillet 1901, p. 1).
[33] Georges Prade, « AutomobileL’autodrome », L’Auto-Vélo, 18 juillet 1901, p. 2.
[34] Georges Prade, « Autour de l’autodrome », L’Auto-Vélo, 22 juillet 1901, p. 2.
[35] John C. Wettmore, « Barney Oldfield blessé », L’Auto, 11 septembre 1903, p. 1.
[36] Henri Degrange, « Allo ! Allo !Tout ira bien », L’Auto, 24 octobre 1906, p. 1.
[37] « Automobile – Inauguration de l’autodrome de Brooklands », L’Auto, 6 juillet 1907, p. 3. Bien que non signé, l’article est très vraisemblablement écrit par Norbert Chéreau, correspondant à Londres de L’Auto.
[38] Henri Desgrange, « Allo ! Allo ! – Les suites d’une interdiction », L’Auto, 15 août 1907, p. 1.
[39] Géo Lefèvre, « Le sport automobile – Mieux qu’à Brooklands – L’Autodrome de Spa : 42 kilomètres », L’Auto, 19 décembre 1908, p. 1.
[40] Charles Faroux, « La coupe Vanderbilt – Victoire de Grant sur Berliet », L’Auto, 31 octobre 1909, p. 1.
[41] Victor Breyer, « Une visite à Brooklands », L’Auto, 16 mai 1909, p. 1.
[42] Ibid.
[43] Charles Faroux, « Automobile – Le Grand Prix de Boulogne sur Mer organisé par L’AUTO – Première année », L’Auto, 7 juin 1911, p. 1.
[44] Charles Faroux, « Les grandes épreuves automobiles – Le Grand Prix d’Indianapolis », L’Auto, 23 mai 1913, p. 1.
[45] Charles Faroux, « Le XVIe salon de l’automobile, du cycle et des sports », L’Auto, 12 octobre 1921, p. 2.
[46] Charles Faroux, « Automobile – Sur l’autodrome de Miramas », L’Auto, 14 juillet 1924, p. 2.
[47] Charles Faroux, « Après un duel émouvant avec Fiat, Sunbeam enlève les 1ère, 2e et 4e places du Grand Prix de l’ACF », L’Auto, 3 juillet 1923, p. 2.
[48] Pierre de Crawhez est président de l’Automobile Club de Belgique. Il est à l’origine de la première course d’automobiles sur circuit fermé : le Circuit des Ardennes (1902).
[49] Baron Pierre de Crawhez, « L’autodrome sauveur », L’Auto, 6 janvier 1909, p. 3.
[50] Charles Faroux, « Les grandes épreuves automobiles – Le Grand Prix d’Indianapolis se court demain sur 800 kil. », L’Auto, 30 mai 1920, p. 1.
[51] Henri Petit, « Les enquêtes de “L’Auto” – Peut-on revivifier le sport automobile en introduisant le pari mutuel dans nos courses et Grands Prix ? », L’Auto, 25 janvier 1928.
[52] Jean Bonnet, « L’autodrome de Montlhéry est-il menacé de disparaitre ? », L’Auto, 29 septembre 1936, p. 3. Souligné par l’auteur.
[53] « Les conditions d’une politique de l’automobile - VI », encadré, L’Auto, 12 octobre 1937, p. 2.
[54] Maurice Henry, « La défense nationale aurait acquis l’autodrome de Montlhéry », L’Auto, 13 mai 1939, p. 3.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Benoît Caritey, « À la recherche du circuit idéal : le discours sur les autodromes et circuits automobiles dans L’Auto (1900-1939) », dans Penser les infrastructures des mondes automobiles : autodromes et circuits (xx-xxie siècles), Benoit Caritey, François Jarrige et Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 juillet 2022, n° 17, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Benoît Caritey.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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