Cet article a pour objectif de présenter un groupe professionnel, celui des sages-femmes, à travers une approche socio-historique.
L’Obstétrique est la spécialité médicale de la pratique des accouchements dont les deux seuls protagonistes sont les
sages-femmes et les médecins.
Le corps des sages-femmes est né au début du xixe siècle. Au siècle suivant on assiste à l’ouverture des services
d’obstétrique et à la médicalisation de la naissance (on passe d’un accouchement « naturel » à un
accouchement perçu comme étant à risque et donc à encadrer par la profession médicale). L’incitation à
l’accouchement à l’hôpital avec les premières lois sur les assurances sociales et la prise en charge des frais médicaux va
contribuer à la diminution de la pratique à domicile. Les sages-femmes vont tomber en disgrâce et perdre leur statut fragile d’experts
de la naissance.
Paradoxalement leur formation se développe : de deux ans jusqu’en 1917, la durée des études passe à trois en mai 1943, ce
qui place désormais la formation sous la responsabilité du doyen de la faculté de médecine. Le diplôme d’État de
sage-femme est assimilé à un diplôme de l’enseignement supérieur qui qualifie les sages-femmes « comme un corps
médical spécialisé »[1]. Depuis les années 2000, la réforme LMD qui vient
de s’achever en 2015 avec un diplôme d’État, délivré au grade de master, lui confère une entière reconnaissance
dans la législation européenne. Les motifs de tension résident actuellement dans le fait qu’au regard de cette visibilité
liée à leur formation, la médicalisation et le tout sécuritaire placent les sages-femmes dans un rôle de subordination qui les
rend invisibles. La « marche des sages-femmes » d’octobre 2013, grève qui a duré près d’un an, condense
à elle seule cette crise identitaire et le manque de visibilité professionnelle des sages-femmes dans le système périnatal[2].
Nous nous attacherons à mettre en lumière l’asymétrie de relation[3] entre le groupe
professionnel des sages-femmes et le groupe professionnel des médecins. Nous avons choisi l’asymétrie visibilité/invisibilité
dans les grandes restructurations de l’histoire des sages-femmes que nous allons associer respectivement aux termes « dominant »
et « dominé ». Afin de se saisir de cette asymétrie nous l’identifierons à une lutte pour « le monopole
d’une pratique et d’un savoir »[4] et à l’émergence du groupe
professionnel des sages-femmes. Le retour socio-historique s’impose donc pour comprendre les rapports entre médecins et sages-femmes.
Quelques précautions de langage : nous utiliserons les termes de « matrones » et de « sages-femmes ». Les deux
termes ont coexisté jusqu’au xixe siècle. La matrone comme la sage-femme est une accoucheuse. Le terme de
« matrone » est employé avant l’arrivée des sages-femmes et s’est perpétué aussi sous le règne des
sages-femmes. Le mot « sage-femme » est un terme défini par une autorité légale[5], cette autorité étant l’un des éléments de la construction professionnelle du
corps des sages-femmes. Les matrones sont devenues sages-femmes dès qu’elles ont commencé à être
formées – c’est précisément cette formation qui acte le passage d’une fonction à une profession. Il
s’agit d’ailleurs de la première profession féminine diplômée[6]. Les
sages-femmes semblent réaliser un travail en partie invisible. Cette invisibilité est associée aux tabous liés « au contact
du sale, que la société veut cacher »[7].
I. Le temps de la visibilité : l’obstétrique est confiée aux matrones
L’enfantement relève du domaine de la sphère privée, au sein des familles. L’obstétrique, du mot obstetrix en latin,
« celle qui se tient devant »[8], est une activité qui se réduit à des
tâches abjectes et impures. Les matrones reléguées à ces tâches serviles, liées à l’impur, sont dans
l’intime des femmes autour de la naissance. L’accouchement est un moment incontournable dont le peuple reconnaît l’importance mais
que personne ne veut assumer car il renvoie à la notion de « sale boulot »[9].
C’est un acte jugé répugnant, lié au « mauvais sang »[10] qui
accompagne la délivrance et dont on sait qu’il constitue les règles. Ce sang de la délivrance est considéré comme le symbole
même de l’impureté. Cette idée sera entretenue par l’Eglise jusqu’au xixe siècle avec la
cérémonie purificatrice des relevailles. La matrone, femme sage du village, bénéficie d’un prestige au sein de la
communauté, elle est reconnue pour son savoir, son assurance est fondée sur son expérience, sa légitimité basée sur la
confiance.
La matrone symbolise le « tour de main »[11] et un savoir oral transmis de mère
à fille. Elle détient les secrets de l’enfantement. Ses conditions d’exercice sont des plus rudimentaires –sans
rétribution – et s’apparentent à un acte de charité. Elle s’occupe aussi de la toilette des morts :
« la matrone tient les deux bouts de la chaîne ». Elle domine le groupe des femmes. Les femmes de la communauté se retrouvent
alors au moment d’une naissance auprès de l’accoucheuse, ce qui donne à la matrone un rôle social certain, associé à
un pouvoir thaumaturgique plus important encore que la pratique des accouchements. La sémantique prend toute son importance : les
différentes appellations des matrones, « bonne-mère » « mère-sage »,
« sage-femme », « mère-matrone »[12] indiquent tout le respect
que la communauté éprouve pour ces femmes.
II. La naissance du mot « sage-femme », le début d’une professionnalisation contrainte
La sage-femme apparait à la fin du Moyen Âge[13]. Elle est la femme sage, recrutée par
l’autorité municipale, parmi les matrones qui avaient une certaine expérience des accouchements. Il s’agit d’une accoucheuse
« gagée[14] » par la communauté et qui prête
serment afin de venir en aide aux femmes quelle que soit leur condition. Sages-femmes « pensionnées » puis
« indépendantes[15] », elles font le choix de se ranger du
côté du pouvoir religieux. Choisies pour leur moralité et bonne conduite, elles bénéficient d’un statut auprès de
l’autorité locale pour dénoncer les situations inconvenantes, se transformant ainsi en véritable police des mœurs. Il existait
deux mondes, celui de la matrone généreuse au service de toutes les femmes et celui de la sage-femme possédant une charge publique qui lui
confére un rôle social. Ce rôle social est à l’intersection de la sphère publique et privée. D’une main la
sage-femme représente les recommandations qui dessinent un cadre aux règles et usages à respecter, de l’autre elle a accès à
l’intimité des femmes. La profession de sage-femme s’est construite au fil du temps sur cette interaction et a été un
révélateur du changement social[16]. Le passage de matrone à sage-femme est né de cette
interaction et a joué un rôle indéniable dans son évolution sociale[17].
La sage-femme doit soumettre sa pratique à une façon de faire édictée par l’autorité en place. Ce sont les premiers codes de
bonne pratique qui vont assujettir les sages-femmes au pouvoir médical. La pratique des accouchements interpelle et donne un pouvoir aux femmes
qu’il faut vite contrôler. Parmi les recommandations, les sages-femmes doivent rechercher l’aide de praticiens, les chirurgiens barbiers.
Quoique peu initiés en la matière, ceux-ci sont institués « homme de l’art »[18] par les autorités. Ils ont une « obligation de réception »[19] auprès des sages-femmes. Les femmes étant écartées de tout
apprentissage à caractère scientifique, il en résulte que les chirurgiens s’emparent peu à peu du domaine de la naissance.
Les sages-femmes pensionnées durent donc faire appel à un chirurgien pour toute anomalie au cours de l’accouchement alors
qu’elles-mêmes étaient aguerries à l’exercice. Les sages-femmes ne peuvent pas exister en tant que groupe professionnel.
C’est pourquoi elles sont donc rattachées, sous le règne de Louis XIV, à la corporation des chirurgiens[20], à laquelle elles doivent obéissance. Le Roi-Soleil a été
l’un des fondateurs du modèle social du chirurgien accoucheur, la favorite du roi – Madame de Montespan – ayant
été accouchée par le premier homme chirurgien[21].
Les matrones sont dès lors reléguées aux tâches serviles c'est à dire au « sale boulot »[22] et sont dénuées de tout prestige. C’est le premier virage de l’histoire des
sages-femmes délégitimant, de fait, une partie de la population des matrones. Celles-ci deviennent alors les sages-femmes de l’ombre tout
en continuant leur exercice. Cette professionnalisation naissante des sages-femmes associe une visibilité, liée à l’exercice
d’une pratique légale, à un vrai pouvoir de contrôle sur les matrones.
III. La chasse aux sorcières
Entre le xve et le xviie siècle, alors que s’installait un nouvel ordre religieux, politique, social et scientifique,
environ 500 000 sorcières furent exécutées en 150 ans en Europe[23]. En effet,
85 % des personnes accusées de sorcellerie étaient des femmes et parmi elles des sages-femmes. Des pouvoirs de guérison étaient
attribués aux sages-femmes, censés leur permettre de contrôler les maladies et les épidémies. Elles représentaient une
autorité défiante alors que le pouvoir médical bourgeois se mettait en place avec l’avènement de guérisseurs plus
éduqués : les chirurgiens barbiers. Ceux-ci se posaient en juges moraux, lors des procès, en cautionnant la dichotomie
femme/superstition ; homme/médecine. Les femmes notamment furent écartées de cette élite médicale, l’enseignement de la
médecine et l’accès à l’université leur fut interdit. Les sages-femmes furent propulsées dans le champ de la
transgression[24]. Tour à tour « sorcière bouc émissaire » des
difficultés d’une société aux prises avec ses épidémies, ses morts infantiles, « sorcières
débridées sexuelles » car liées à la sexualité et à l’intime féminin, ces femmes qui transgressaient
furent accusées de tous les maux et les conduire au bucher devint un acte symbolique de purification. C’est ainsi qu’au nom de la science,
les sages-femmes furent reléguées à l’invisibilité et à la criminalité, jugées responsables des morts infantiles,
des avortements et du contrôle des naissances. La peur de la sorcière se situerait au niveau des mystères associés à la
reproduction et à la production de son savoir[25]. Sa mise à l’écart a constitué
une forme de contrôle social associée à une construction particulière de la féminité assurant le maintien des relations
patriarcales. Ce fémicide met bien en relief la notion de « réification conceptuelle de la femme », la disqualifiant par la
volonté sécuritaire du pouvoir médical.
IV. Le savoir profane des sages-femmes, la maïeutique
En 1692, le premier édit royal a généralisé sur tout le territoire la réglementation de la profession de sage-femme. Les
« règlements de chirurgie »[26] de 1730 ont fixé ensuite les conditions
d’apprentissage et de réception des sages-femmes. Au contact de la pratique des sages-femmes, en scientifisant leur savoir, les chirurgiens ont
pris petit à petit le contrôle de l’ensemble de la discipline obstétricale. La manipulation des instruments (forceps[27]) devint le symbole de l’appartenance médicale, fruit du savoir
scientiste. Les médecins accoucheurs en abusèrent fortement. L’utilisation des forceps écarta petit à petit les sages-femmes des
accouchements compliqués. Le forceps devint le symbole du sauvetage maternel. Les accoucheurs vinrent se substituer aux sages-femmes en imposant un
contrôle sur le corps des femmes. Ils introduisirent la position gynécologique pour leur confort dans la pratique de l’accouchement tout en
diminuant la liberté de mouvement des parturientes.
Les termes d’eutocie (accouchement normal) et de dystocie (accouchement difficile) apparaissent à la fin du xixe siècle dans la
bouche des médecins accoucheurs et vont délimiter un domaine propre aux sages-femmes : la maïeutique. L’accouchement normal est
ainsi confié aux sages-femmes, justifiant leur invisibilité. La délimitation de la maïeutique et de l’obstétrique marque la
division médicale du travail entre sages-femmes et obstétriciens. Le « rôle social » des sages-femmes et des
médecins est défini historiquement par cette division médicale du travail. D’un côté, ce qui est considéré comme
honorable et prestigieux est attribué aux médecins barbiers, de l’autre coté ce qui est peu respectable et sale est assigné aux
sages-femmes. Les médecins barbiers deviennent les acteurs instruits et prestigieux de la naissance tout en durcissant le cadre de mise sous tutelle
des sages-femmes. C’est dans cette interaction permanente que va se jouer le rôle social des médecins et des sages-femmes.
V. Un exemple de stratégie de résistance des sages-femmes
Dans une société rurale où la sphère de l’enfantement est du domaine des matrones, sévit une grande mortalité
infantile. Angélique du Coudray (1712-1790), sage-femme gagée, est la première à penser que cette mortalité est liée à
la pratique des matrones et que la solution réside en leur formation. Éduquée à Paris selon ces fameux « règlements de
chirurgie de 1730 », elle part s’installer dans son pays d’origine, Thiers, après une carrière très influente à
Paris. Alors que le savoir médical est en train de mettre sous tutelle les sages-femmes, Angélique du Coudray arrive à imposer ce tour de
force de faire reconnaître sa compétence par l’État. Elle bénéficie même d’un brevet royal pour enseigner son
art. À partir de 1750, accompagnée de son équipe, elle fit un tour de France obstétrical pendant plus de 25 ans. Elle avait mis au
point un mannequin lui permettant d’enseigner l’anatomie, les positions d’accouchements. Ces résultats furent conséquents en
termes de santé publique et on parla même de « mission Ducoudray »[28]. Elle
forma environ 5 000 sages-femmes ainsi que des centaines de chirurgiens barbiers. Son traité sur « l’art des accouchements »
fut le socle des enseignements d’obstétrique, dispensés ensuite par les accoucheurs.
VI. Une visibilité aux lourdes conséquences : le xixe siècle, l'Âge d’or des sages-femmes
La révolution de 1789 constitue une période de profonds remaniements des professions de santé. La liberté des professions est
revendiquée, toutes les facultés et sociétés savantes sont supprimées, et par là même, la reconnaissance de tout
diplôme officiel. Ainsi les sages-femmes sont-elles libérées par la loi Le Chapelier[29] de la corporation des chirurgiens. Les matrones reprennent du service en toute
légalité. Face à une mortalité galopante, la sage-femme formée redore son blason car elle vient porter secours aux femmes en
couches en « assumant une tâche patriotique »[30]. Dans un contexte de crise
sanitaire et par l’institutionnalisation de la formation de sage-femme dont Paris est la plaque tournante, les sages-femmes vont vivre leur âge
d’or, gage de leur visibilité sociale avant un nouveau déclin. Les matrones deviennent sages-femmes, la qualité de leur apprentissage,
reconnu dès le xviie siècle comme un modèle français, les impose tout naturellement dans un état sanitaire des plus
critiques. Les écoles de sages-femmes sont placées sous le contrôle du ministère de l’Intérieur et du préfet. Les
sages-femmes sont alors reconnues d’utilité publique. L’État les agrée alors comme profession médicale à
côté des médecins et des officiers de santé.
Plus de 20 000 sages-femmes sont ainsi formées, dépassant ainsi le nombre de médecins. Figures de la naissance au xixe siècle, elles dispensent aussi des soins généraux et sont les seules praticiennes pour soigner « les maladies des femmes[31] ».
Bien que la Révolution apporte de profonds remaniements aux métiers de la santé, les reclassements des professions vont achever la
subordination de la sage-femme au médecin. Ainsi une première loi de l’an XI[32] vint réglementer l’ensemble des conditions d’apprentissage et
d’exercice des sages-femmes. L’accoucheur doit désormais être présent pour les accouchements difficiles. La sage-femme, qui ne
respectait pas ce règlement, était passible des tribunaux. La loi du 30 novembre 1892 crée le corps des médecins accoucheurs et
interdit l’utilisation par les sages-femmes de tout instrument. Cette loi Chevandier sur l’exercice de la médecine va entériner
définitivement cette dichotomie sages-femmes/accoucheurs.
La formation à deux vitesses des sages-femmes constitue sans doute l’un des éléments de la montée en puissance du corps des
accoucheurs. La meilleure formation de sage-femme fut incontestablement celle de Port Royal qui bénéficia de la « volonté de
centralisation » sous l’ère napoléonienne. La décentralisation de la formation sous forme d’écoles
départementales s’accompagna d’incohérences dans la politique de formation, ce qui ne fut pas des plus bénéfiques pour
l’avenir des sages-femmes.
A la fin du xixe et au début du xxe siècles, l’exercice libéral de la sage-femme est en déclin. Les
dernières sages-femmes libérales survivantes se risquent alors à pratiquer des avortements clandestins. Bien qu’interdite, cette
pratique est encore tolérée mais commence à jeter le discrédit sur la profession. Le contexte de l’après-guerre avec sa
politique nataliste ainsi que la loi du 31 juillet 1920 contre l’avortement auront des conséquences lourdes pour ces « faiseuses
d’anges ». Terrorisées, les sages-femmes perdent peu à peu leur clientèle.
VII. L’hospitalo centrisme, la dernière tutelle
La victoire dans le combat contre la fièvre puerpérale et l’ouverture des maternités hospitalières vont attirer les patientes
vers ces nouveaux lieux d’accouchements, gage de sécurité, et sonner le glas de l’exercice libéral de la pratique des
accouchements. Les femmes conquises s’approprient ce langage scientifique. L’accouchement devient un état physiologique spécial
intégrant une notion de danger. Le poids de la raison suffit à faire autorité auprès du grand public. L’hôpital en devient
le lieu sécuritaire : « on ne survit à l’accouchement qu’à l’hôpital »[33].
Le baby-boom impose le pouvoir médical et engendre des conséquences fâcheuses sur l’identité professionnelle des sages-femmes.
Partageant le monopole des accouchements avec les médecins, la périnatalité et son impératif sécuritaire deviennent le symbole de
la subordination des sages-femmes.
VIII. La naissance : « objet » du travail obstétrical
L’objet du travail médical se définit comme « ce qui donne sens à une activité »[34]. Si la spécialité obstétrique est une activité, l’objet du travail
obstétrical est, quant à lui, un évènement et non une maladie. L’objet du travail pour les médecins et les
sages-femmes est identique et met en lumière la difficulté de délimiter les champs de compétences respectifs de la sage-femme et du
médecin. Les limites de la discipline obstétrique sont bornées par la notion d’« accouchement eutocique » versus « accouchement pathologique ». Les contours restent néanmoins très flous. Spécialité à
l’intersection de plusieurs champs, l’obstétrique est mise en concurrence avec d’autres spécialités médicales mais
surtout avec le groupe professionnel des sages-femmes.
L’objet du travail médical s’entend aussi comme « un processus à maîtriser »[35] pour en permettre l’intervention médicale. Au cours de l’accouchement, le passage
à l’acte pour le médecin est associé à la notion de risque. Ainsi les champs d’intervention de la sage-femme et de
l’obstétricien sont-ils définis tout en entretenant cette notion de danger.
La spécialité obstétrique, branche de la chirurgie, s’est mise en place dans un contexte de lutte « pour le monopole
d’une pratique et d’un savoir »[36]. Passant de la visibilité à
l’invisibilité, la profession de sage-femme est toujours actuellement une profession médicale sur laquelle les médecins, de près
ou de loin, gardent le pouvoir.
L’émergence du groupe professionnel des sages-femmes s’apparente à un construit socio-historique à plusieurs dimensions [37] :
La dimension organisationnelle permet de situer le groupe professionnel des sages-femmes dans la structure sociale. Au fil des siècles, le pouvoir
politique a légalisé sa pratique, sa formation, sa profession et l’a reconnue d’utilité publique, gage de sa visibilité.
Les sages-femmes ont édifié un espace de qualification en passant d’un système d’apprentissage artisanal à la constitution
d’un corps médical spécialisé.
La dimension identitaire définit des modes de reconnaissance qui permettent d’appartenir au groupe professionnel. Issues de plusieurs
trajectoires, les sages-femmes revendiquent une reconnaissance pleine et entière de leur modèle de prise en charge. Ce modèle est nourri par
un rejet des valeurs véhiculées dans le système de santé actuel et sème la confusion au sein même du groupe des sages-femmes.
C’est ce qui semble résulter de la crise identitaire actuelle.
La dimension institutionnelle assurerait l’existence pérenne du groupe professionnel par l’obtention d’un statut légal de
praticienne, celui-ci représentant le cœur des revendications actuelles des sages-femmes. La conquête d’un statut de praticien
donnerait alors une qualification médicale aux sages-femmes. Si l’objet du travail médical des sages-femmes se situe dans le champ de la
normalité, de la physiologie, comment revendiquer alors un mandat professionnel médical ? À l’heure où les sages-femmes
définissent un nouveau mandat professionnel, l’accès à ce statut semble être l’un des freins à la visibilité et
à l’émergence du groupe professionnel des sages-femmes.
Cet objet du travail médical des sages-femmes dénature de fait l’objet même du travail médical des obstétriciens. En
conséquence, il ne peut être audible. Nous tenons peut-être là l’une des clés de compréhension du manque de
visibilité actuel du groupe professionnel des sages-femmes.
Le développement de la santé publique et de l’organisation des soins périnatals assigne aux médecins les rôles principaux.
Ceux-ci ont fait le choix de l’approche scientifique et technique contre l’approche humaniste et physiologique de la naissance. Ce discours
très sécuritaire a conquis les femmes. Des réseaux de professionnels se sont constitués et encadrent la naissance. La peur du risque et
de la douleur fait de l’accouchement un évènement pathologique. Le doute s’installe même sur le processus physiologique de
l’accouchement légitimant la place de l’obstétricien. La pratique de l’accouchement devient extrêmement codifiée et
standardisée, posant les bases du paradigme français de l’accouchement normal : l’accouchement est considéré comme
normal a posteriori.
« Le propre des dominations est de se donner comme naturelles »[38].