Depuis les années 1970, les tendances historiographiques ont valorisé le « devoir de mémoire » et la dialectique
dominant/dominé, selon laquelle la conscience se dédouble en deux forces opposées[1].
Aujourd’hui, nous repensons cette dialectique sous l’angle de l’altérité, sans oublier d’observer ce qu’il y a de
tragédies humaines et surtout d’appréhender le désir de s’émanciper de la domination. Déjà en 1951, Georges
Balandier défendait l’idée d’étudier la réalité de la situation coloniale, où la domination existe par essence,
dans sa globalité et son altérité[2]. C’est depuis ces vingt dernières années
que les « cultural studies » et les « subaltern studies » ont mis en avant la relativité des relations de
travail dans le monde colonial, où les processus de domination sont pensés, appliqués et acceptés, mais aussi combattus.
La situation coloniale calédonienne oppose colons, indigènes, mais aussi coolies et Chan đăng[3],
ce qui justifie de nombreux faits et transformations sociétales, qui n’empêche pas la question de savoir si les
« dominés » n’employaient pas des stratégies pour résister à cette domination imposée par leur statut
juridique et le travail contraint. Le discours émanant des sources coloniales ne donne guère à voir leurs points de vue et leurs actions
comme susceptibles d’interagir et d’infléchir sur le cours des choses. Dès lors, au lieu d’interroger cette relation de
domination sous l’angle de l’opposition, peut-être devrions-nous tenter de l’étudier en termes d’interaction et de l’appréhender par la part de liberté que les populations colonisées tentent de conserver (non par essence mais par leur mode
d’existence) et de s’octroyer par des actes de résistances, de rébellions frontales et violentes, ou des
actions cachées de contournement[4]. Cette relecture des rapports de domination au travail pourrait
rendre plus audible les actions des dominés et permettre d’entrevoir leurs impacts sur l’évolution et les freins de la situation
coloniale calédonienne[5]. Sans doute pouvons-nous suivre Eric Hobsbawm[6], pour qui les termes « rébellion » et « révolte »
restent « une catégorie inventée par ceux qui sont au pouvoir » et représentent sans doute plus « le
mouvement d’affirmation des droits ou de manifestations de revendication des droits ». Loin de la simplification du binôme
« victime et bourreau », ces termes rendent compte de la part d’agence et de résistance que les interstices de la
sujétion rendent possible, mettant en lumière leurs effets sur les événements coloniaux. Un dialogue inégal fait sans cesse bouger
les marges, maintenant une forme de domination et de contrainte[7] et affirmant un terrain
d’émancipation. De nombreux auteurs ont déjà rendu compte de ces diverses formes d’interactions[8]. Par contre, elles restent encore peu évoquées en Nouvelle-Calédonie. Les pratiques de
domination inhérentes à la situation coloniale calédonienne, surtout connues au travers des relations entre Kanak et colons,
s’expriment aussi violemment dans les usines et sur les mines calédoniennes que sur les plantations des Nouvelles-Hébrides avec des
engagés sous contrat tonkinois.
Ces engagés employés pour cinq ans par un contrat, travaillent et vivent majoritairement sur les mines néo-calédoniennes ou sur les
plantations néo-hébridaises, entassés dans des quartiers spécifiques aux conditions d’hygiène rudimentaires. Ils ne peuvent
pas en partir ou changer d’emploi sans l’autorisation de leurs employeurs et du syndic de l’immigration (le gendarme). Des
arrêtés locaux et nationaux, ainsi que des contrats de travail, encadrent leur régime de travail et leurs conditions de vie :
durée de travail, salaires, rations alimentaires, approvisionnement au store[9], tenue
vestimentaire, déplacements, punitions et sanctions etc. Le contrôle de la nourriture et des congaïs[10], les punitions constituent des moyens de coercition et d’avilissement. Les salaires ne sont pas
toujours versés et soumis à diverses déductions souvent arbitraires. L’organisation du travail, les déplacements, les punitions
et les sanctions sont consignés dans un livret individuel conservé par l’employeur et encadrés par des arrêtés et le code de
l’indigénat. L’isolement de certains lieux de travail et une mise sous tutelle du marché du travail contraint encadrent les
engagés, légitiment les violences au travail et le non-respect des clauses des contrats. Farouchement combattues par les engagés dès
les premières années en Nouvelle-Calédonie, les brutalités sur les chantiers miniers sont de notoriété
publique dans la colonie dès 1898[11]. Personne ne les ignore. C’est une norme sociale
imposée et acceptée que certains contemporains dénoncent et que la majorité tolère : « M. le
délégué… Que vous auriez déclaré “Qu’il était impossible de faire travailler un Tonkinois sans le frapper,
que c’était la manière employée au Tonkin et que c’était le seul moyen d’obtenir un rendement. Que les plaintes
pour mauvais traitement affluent à la délégation et que les Tonkinois prennent prétexte de ces mauvais traitements pour prendre la
Brousse”[12] ».
Ainsi, après avoir évoqué succinctement le contexte de domination au travail sur les mines calédoniennes et les plantations
néo-hébridaises, nous aborderons les actions des engagés tonkinois venus sous contrat entre 1891 et 1963 par des exemples de résistance
aux conditions de travail imposées dans le cadre du travail contraint, puis libre, allant des actes cachés et officiels jusqu’aux
grèves et aux meurtres.
I. Les modes de résistances des engagés tonkinois avant les grèves des années 1940
La violence sur les plantations néo-hébridaises et sur les mines calédoniennes a été décrite par Jean Guiart et Joël
Bonnemaison[13]. Pour se défendre individuellement, les engagés tonkinois utilisent des formes
d’opposition individuelles à la domination au travail, allant du ralentissement des rendements au travail, au refus individuel de travailler jusqu'à l’évasion et aux mutilations physiques. Il n’est pas rare d’observer des punitions pour refus ou absence de motivation au
travail et des doigts sectionnés volontairement, mais ces pratiques individuelles ont rarement donné corps à des formes de rébellions
collectives. Elles constituent des formes de luttes personnalisées signifiant un mécontentement ou un refus que l’autorité sanctionne.
Par contre, les délits de vols et de meurtres de colons et de contremaîtres sont significatifs d’une résistance à la violence et
à la domination. Cette violence psychologique et physique subie, connaît son paroxysme avec le meurtre prémédité du colon
gérant de la plantation de Malo Pass, au Sud-Est de l'île de Santo, en 1929 par quatre Tonkinois[14].
1) L’affaire Malo Pass, 1929
Pour obtenir de meilleurs rendements, le nouveau gérant de la plantation de Malo Pass sur l’île de Malo, employé dès
juin 1929 par la Compagnie Agricole et Minière des Nouvelles-Hébrides, utilise régulièrement les coups de poings, les coups de pied, le nerf de bœuf sur les
engagés tonkinois et néo-hébridais, sans compter les retenues sur salaires effectuées lorsque les rendements ne sont pas atteints. Les
travailleurs désobéissants et paresseux sont quant à eux placés dans une fosse recouverte de tôles et de madriers. Des
évasions se succèdent. D’ailleurs, une sorte de dicton dit approximativement : « Qui a été emprisonné aura à s’échapper. » Un Tonkinois évadé, ravitaillé par ses compatriotes de la plantation, est allé vivre dans la brousse.
Face à cette violence, quatre Tonkinois arrivés aux Nouvelles-Hébrides sous de faux noms, considérés comme des meneurs,
préméditent le meurtre du nouveau gérant avec de nombreux complices. Profitant d’un moment où ce dernier se trouvait seul sur la
plantation, ils le guident vers la cuisine du cantonnement, prétextant la venue d’un évadé. L’un des Tonkinois le frappe avec
deux coups de hache derrière la tête. Les autres plantent leurs sabres d’abattis dans le corps étendu, mort. L’enquête
prouve la présence d’un complot et d’un pacte réunissant une vingtaine d’engagés autour de deux bouteilles de vermouth. Au
procès se tenant à Port-Vila, le verdict condamne à mort quatre Tonkinois, trois autres aux travaux forcés à perpétuité,
sept aux travaux forcés et six sont acquittés. Par mesure de sécurité, les condamnés sont envoyés en Nouvelle-Calédonie
dans l’attente d’un pourvoi en cassation et d’un recours en grâce. Le 27 août 1931, les quatre condamnés à mort
sont guillotinés sur la place de la Milice française à Port-Vila. Pour l’occasion, la guillotine est transportée de Nouméa
vers Port-Vila par le Lapérouse avec les condamnés.
Encore aujourd’hui, pour les descendants de Chân đăng, les « rebelles martyrs de l’affaire Malo Pass » gardent en eux une
charge mémorielle, honorée par un monument aux morts commémoratif sur l’île d’Efate. Ils symbolisent à la fois les
victimes de la domination coloniale et la lutte contre cette dernière. Bien d’autres délits et meurtres peuvent être
évoqués, comme en 1943 sur une plantation d’Epi, après l’assassinat du gérant, suite aux violences subies après une
évasion[15].
2) Le père Raynaud et la grève de Voh de 1925
Les engagés tonkinois utilisent aussi les voies légales, administratives et médiatiques à leur disposition pour faire entendre les
manquements aux textes législatifs et aux contrats encadrant le régime du travail contraint et leurs conditions d’existence. Ainsi, des
courriers aux autorités coloniales locales, au chef de l’immigration, au gouverneur et à l’administration indochinoise ont
contribué à alerter l’opinion publique indochinoise et à faire venir des inspecteurs du travail indochinois en Nouvelle-Calédonie
et au Nouvelles-Hébrides dès 1925. Les premiers mouvements de grèves constatés dans les archives calédoniennes vers 1925, et avec
plus d’acuité à partir des années 1930, prouvent des motivations politiques anciennes, pas encore inhérentes à
l’existence de la section vietnamienne du Parti Communiste Calédonien en 1941 comme le suggère actuellement l’historiographie
calédonienne.
C’est à travers l’existence et la personnalité du père mariste Emile Raynaud, missionnaire catholique, arrivé en
janvier 1925, que nous avons une connaissance succincte des conditions de travail sur les mines de la côte Ouest et d’un des premiers
mouvements de grèves d’engagés tonkinois sur les mines de Nouvelle-Calédonie. Sa présence est née de la volonté
d’A. Ballande de faire venir un missionnaire parlant le vietnamien pour les engagés catholiques de ses entreprises calédoniennes et
néo-hébridaises[16]. Mais son encadrement spirituel s’accompagne d’interventions
auprès de ses supérieurs et de prise de position à l’origine de grèves sur le site minier de Voh[17]. Le Père Raynaud se fait le porte-parole des revendications des engagés : «
souffrances physiques et morales de plus de cinq mille malheureux exilés, livrés presque sans défense à un véritable esclavage aux
Nouvelles-Hébrides, et à de nombreuses injustices et à des cruautés sans nombre en Nouvelle-Calédonie[18] ». Il alerte son supérieur des Missions Étrangères à Paris,
envoie plusieurs lettres à ses confrères en Indochine et à Hong Kong sur les ruptures de contrat et les violences qui alimentent la
polémique en Indochine. À Voh en août 1925, il s’entretient avec le premier inspecteur du travail d’Indochine,
l’inspecteur Delamarre, venu inspecter les engagés de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides. Après sa visite sur le site
de Voh, une grève éclate, menée par un engagé « bolchévique » (comme le définit la presse locale et dont
le nom n’est pas précisé). Considéré comme un agitateur, le père Raynaud est, pour les autorités et les employeurs,
l’élément déclencheur de la grève des ouvriers tonkinois de Voh, en août 1925. Cet événement maté par
les troupes nécessite même l’intervention du gouverneur pour
apaiser les craintes d’une « mutinerie bolchévique générale »[19]. À compter de cette date, le Père Raynaud
se voit refuser l’accès à tous les sites miniers des Établissements Ballande, à l’hôpital des engagés et aux
Nouvelles-Hébrides, avant d’être obligé de repartir en Indochine.
Cette situation révèle que les formes de résistances visibles des engagés, inhérentes aux relations de travail violentes et
inégales, sont sans cesse combattues mais aussi prises en compte par certains contemporains rapidement contraints au silence ou au départ. Force
est de constater que les engagés s’appuient déjà sur des formes de négociations, bien avant les grandes grèves des
années 1940.
II Les mouvements de grèves des années 1940
Ainsi, les événements sociaux des mines calédoniennes et des plantations néo-hébridaises des années 1940 sont à
replacer dans une histoire sociale calédonienne plus complexe et plus ancienne. Les journaux locaux et les autorités coloniales font peu de cas
de ces mouvements sociaux considérés comme des rébellions et où seules les affaires de justice et les faits divers émergent.
Jusqu’aux années 1930, les engagés tonkinois n’apparaissent pas en groupes dotés d’une organisation susceptible de
nuire. Sur les plantations et les sites miniers isolés, les revendications individuelles ou en petits comités sont vite matés dans
l’indifférence générale jusqu’à ce que la parole des engagés soient plus ou moins entendue par les inspections.
Retracer l’existence de ces mouvements jusqu’aux grèves de 1942-1946 constitue une tentative d’explication des phénomènes
d’agence et de résistances. La majeure partie de la problématique consiste à déterminer les circonstances et les moments
d’un basculement de divers mouvements diffus de résistances ou d’oppositions vers une conscience sociale collective. D’autre part, elle impose la mesure des impacts de ces événements sur d’éventuels changements sociétaux au début de la période de décolonisation.
La dimension réactive à la domination au travail tombée dans l’oubli historiographique et peu réactivée chez les descendants
de Chan đăng, pourtant conscients d’une division entre les « pro Viet Minh » et les Tonkinois encadrés par
l’Église catholique, tient peu compte des multiples formes de résistances à la logique coloniale.
Les premières revendications collectives voient le jour avec la venue des inspecteurs du travail d’Indochine en 1925 et 1928 . Les
Tonkinois répondent collectivement au gouverneur pour dénoncer les comportements de certains engagistes et leurs conditions de vie malgré
les menaces de leurs employeurs[20]. À la fin des années 1930, de nombreux colons obtiennent
des concessions minières, peinent à survivre et à payer leurs ouvriers. Des grèves diffuses se succèdent où des
travailleurs tonkinois demandent leurs salaires. Il s’agit de petits collectifs de 7 à 10 personnes, mal organisés
et sans réels appuis[21]. Ces revendications, ces mutineries et ces grèves restent encore confidentielles, avant celles des années 1940.
Les rapports d’inspections des années 1930 et ceux des années 1940[22]
décrivent une situation quasiment inchangée malgré l’intervention des inspecteurs du travail indochinois et les mouvements
d’ouvriers tonkinois. De 1940 à 1946, de nombreuses grèves d’abord dispersées sont les prémices de mouvements plus
généraux et massifs sur les mines et les plantations. En 1941, une pétition circule sur la plantation de Shark Bay. Le planteur recherche
les signataires d’une pétition et le meneur. En 1942, la mine de Tiébaghi se met en grève. En décembre 1944 c’est
Doniambo (Nouméa). En 1945 des plantations de Santo et les mines de Thio prennent la suite jusqu’en 1946, puis Port-Vila.
1) Thio
La mort d’un travailleur sur le plateau de Thio[23] en 1945 et la levée du drapeau de la
République démocratique du Vietnam à Voh en 1946, constituent des événements paroxystiques d’une crise coloniale et
conjoncturelle[24]. La cause des grèves du 27 mars 1945 sur les sites miniers de Thio de
Touaourou, Zizette et Emma est la demande de déplacement d’un contremaître réputé strict et brutal. Pour cette raison, le chef du
service de l’immigration estime que les Tonkinois grévistes « n’ont pas de réclamations générales bien
fondées. Seul le déplacement de M. Bouye, contremaître, les intéresse[25]
». Pourtant, 100 indochinois de Thio sont des fugitifs. Ils vivent un peu partout, passent chez les Résidents Libres et dans les camps
américains pour subvenir à leurs besoins. Les engagés indochinois ont d’ailleurs adressé, il y a quelques temps, une lettre de
réclamation au Consul américain sur leur situation. Au plus fort, de la grève, l’accès aux mines est refusé au Consul et
à deux officiers circulant entre Thio et Canala.
À cette même date, le responsable de l’immigration, les responsables de la mine de la SLN sur Thio, accompagnés d’une
délégation de gendarmerie et d’un détachement des forces armées de 20 hommes de la Police Militaire[26] (PM), sont présents sur la mine Touaourou, afin de faire reprendre le travail à environ 200
grévistes tonkinois qui ont refusés la veille au soir de retourner travailler. Le chef de l’immigration donne l’ordre à la
police militaire « d’être ferme mais non brutale » afin d’encadrer et conduire les grévistes sur le chantier.
Les ouvriers prennent la piste de la mine en colonnes de trois à quatre, encadrés par deux gendarmes en tête de colonne, le responsable de
l’immigration, de la mine et le lieutenant de gendarmerie à l’arrière fermant la marche. La Police Militaire s’est répartie le long des
colonnes. En chemin, le chef de l’immigration, les responsables de la mine et le lieutenant s’arrêtent là où la piste est
traversée par une conduite d’eau. La colonne avance sur plus d’une centaine de mètre puis un cri, une grande confusion et six coups
de feu retentissent. Aussitôt les autres grévistes jettent des pierres sur les militaires. Dans la confusion, un agent reçoit un caillou au
genou gauche. Il se relève et charge son révolver 7/65 pour faire des sommations. Il reçoit une seconde pierre au talon droit. Il tire
encore deux coups en l’air et entend d’autres coups de feu. Le tirailleur de 2ème classe M. Méaby,
matricule 741, tire sur les grévistes dans la confusion[27]. Le Tonkinois Tran Van
Cuong, n° A2552, est blessé à la cuisse gauche et Nguyen Van Bach, n° A830 décède. D’autres grévistes
cherchent des proches tombés dans le ravin.
Un autre gendarme et trois membres de la police militaire sont restés au cantonnement des Tonkinois pour fouiller les cases et vérifier si tous
les hommes sont bien montés. Une demi-heure après l’incident, le sergent Launes prévient que les femmes tonkinoises attaquent le
contremaître avec des tamiocs et des couteaux. Le village de Thio est
mis sous contrôle militaire avec 10 hommes à l’entrée du village et 8 en bas du sentier de la mine, avec mission
d’empêcher les grévistes de manifester dans le village. Pendant la nuit, 150 à 200 Indochinois des mines Emma et Zizette se
rendent à Touaourou pour être près du défunt et palabrer de l’incident. Les mineurs javanais (200 environ) demandent aussi
l’autorisation d’assister aux funérailles. Cette faveur leur est accordée. Le lendemain, une section de 30 hommes est
positionnée dans le petit bois à 400 m du cimetière. L’enterrement se passe dans le calme. Les Indochinois descendent le corps au
cimetière, précédé d’un cortège de bannières, comme celle d’une javanaise : « La mort de ce
Tonkinois qui nous fait souffrir » (souligné dans le texte) et une allocution sur la tombe est prononcée par
l’interprète officiel du service de l’Immigration N’Guyen Duc Than. Le 29 mars 1945, les engagés grévistes reprennent le travail
après 2 jours de grève.
Le Gouverneur souligne dans ses courriers aux ministères de la Guerre et des Colonies l’incompétence et l’incurie de la formation en
matière de police, le recrutement d’agents de la police militaires[28].
Dans son analyse militaire de l’événement de Thio, il relève des erreurs de commandement et d’encadrement : une
interprétation au pied de la lettre des paroles du responsable de l’immigration et la présence des agents de la police militaire. Cette
présence au sein de la colonne de grévistes a pu être prise comme une ultime provocation : « C’était leur donner
l’impression qu’ils étaient arrêtés et peut être faut-il voir dans cette maladresse l’origine de l’incident par
le mécontentement qu’elle a pu produire. »
Puis, son analyse tend à démontrer des réalités calédoniennes bien complexes : le discours de Brazzaville a du mal à
être admis. « Une déclaration assez significative à cet égard d’un candidat au Conseil Général et qui a paru
dans la presse n’était pas faite pour atténuer les antagonismes. Après les déclarations de Brazzaville elle était tout
à fait fâcheuse et pour le moins impolitique. » Par ailleurs, les arguments rapportés par le responsable du service de l’immigration tentent de minimiser les raisons de
ce mouvement social et de démontrer que la situation tonkinoise sur Thio reste convenable, réaffirmant que l’élément
déclencheur de cette grève est une rivalité envers le contremaître brutal et non un symptôme plus profond[29].
Les violences répétées et le nombre de désertions ne lui semblent pas être des signes inquiétants, ni un argument de
grève valable. Cependant, les désertions et les courriers de réclamation adressés à l’armée américaine peuvent
être considérés comme des formes de résistances fréquemment pratiquées par les engagés tonkinois depuis sa
présence en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides. Ici, elles prennent une tout autre interprétation dans un contexte de conflit
mondial et de changement de réglementation du travail et de leur statut. Le jeudi 29 mars 1945 le travail reprend sans grande conviction.
6 camions militaires sont présents pour aider au transport sur les mines. Le chef de la mine explique que les journées d’absence pendant la
grève sont considérées comme permission sans solde.
2) Les Nouvelles-Hébrides
Aux Nouvelles-Hébrides, le 8 mai 1945, les Tonkinois refusent de travailler sur les trois plantations de Santo, Aoré et Malo. Une escouade de
miliciens, avec des hommes alignés en position de combat, ordonne le rassemblement des coolies. Le délégué crie au Tonkinois :
« C’est une rébellion ? » Après la traduction de l’interprète, le plus avancé des 5 hommes du
premier rang commence : « Monsieur le grand mandarin… » et le délégué demande de faire feu : Mai Viet
Tuc et Nguyen Van Trang s’effondrent. Trois grévistes, dont une femme, sont blessés et les autres s’éparpillent. La
délégation composée du chancelier de la Résidence de France, du chef du service de l’immigration du Gouvernement de
Nouvelle-Calédonie et de l’interprète N'Guyen Duc Than, arrivée le lendemain, se cloître craignant une réaction des Tonkinois.
Leur doyen demande d’enterrer les morts avant de reprendre les négociations. Après enquête, la violence physique
« coutumière » des contremaîtres et du patron est désignée comme étant à l’origine de cette
grève. Une demande de retrait de main d’œuvre se solde par une réponse du Haut-Commissaire, d’août 1945, stipulant de
ne mettre en œuvre « aucune poursuite judiciaire relative à l’incident de Santo » et de retarder tout retrait de main
d’œuvre jusqu’à la prise de décision sur le régime du travail[30]. Les
discussions sur la mise en résidence des engagés asiatiques ont permis aux trois employeurs concernés d’échapper temporairement
à la perte de leur main d’œuvre.
Le 30 juin 1946, 3 drapeaux sont érigés rue Higginson à Port-Vila ; au centre celui de la République du Vietnam à droite le
drapeau français et l’Union Jack à gauche[31]. Les revendications de ces grèves
commencent avec les salaires, les rapatriements et les questions alimentaires. Bien que l’affiliation au Parti communiste français
calédonien dans le cadre de la Section vietnamienne du Parti communiste et l’affiliation à la CGT par le biais des associations de
travailleurs vietnamiens, calédoniens et néo-hébridais influencent ces mouvements sociaux, ces grèves n’ouvrent pas la voie
à une large unité entre les différents travailleurs des mines. Les rapatriements sont restés dans la mémoire
néo-calédonienne la raison principale et officielle des grèves. Cependant, ils occultent d’autres revendications politiques
comme la liberté de déplacement que la mise en résidence libre n’a pas rendu effective et le refus de vendre du riz aux employés
« difficiles ». Lors des grèves de 1945 et 1946, manger à sa faim reste l’une des principales revendications[32], bien qu’elle passe après le désir de rapatriement. Les acteurs de ces grèves et
de ces mouvements sociaux demeurent peu connus. Vu Van Soan, N'Guyen Duc Than, Dong Sy Hua, membres actifs de la section vietnamienne du Parti communiste de
Nouvelle-Calédonie à partir de 1946 et dirigé par Jeanne Tunica y Casas, des associations de travailleurs vietnamiens en
Nouvelle-Calédonie Hoi Viêt Nam Cong Nhan Tân Thé Gioi et aux Nouvelles-Hébrides, syndicats vietnamiens, comme
l’Union Syndicale Vietnamienne, sont tombés dans l’oubli.
3) La mine de Tiébaghi et à la mine Chagrin, 1946
Le 7 avril 1946, le code l’indigénat est aboli et la résidence libre est accordée aux travailleurs asiatiques sous contrat. Cependant
les circonscriptions ne sont pas abolies. Dès lors, les engagés ne peuvent toujours pas se déplacer à leur guise. D’après
les archives, des voix s’élèvent et annoncent un changement émancipateur. À la mine de Tiébaghi, les travailleurs tonkinois
cessent le travail le 11 avril 1946. Une délégation se rend au bureau de la gendarmerie de Koumac pour demander[33]:
- – La venue du chef du service de l’immigration et une visite des différents niveaux de la mine où le boisage des galeries est en mauvais
état.
- – La régularisation des primes de 15 frs à 30 frs pour les mineurs de fond promises par M. Fermor ;
- – Leur rapatriement.
D’une manière générale, les représentants de l’ordre et de l’État sont des interlocuteurs pour les travailleurs
tonkinois et médiateurs entre les ouvriers et leurs employeurs. Les engagés tonkinois ont très souvent fait appel à leurs services pour
répondre aux demandes restées lettres mortes et aux promesses non tenues. Selon le compte rendu de gendarmerie[34], « les réclamations des travailleurs sont fondées. » Le chef de la
gendarmerie décide de l’arrêt du travail sur les niveaux 8 et 10 et qu’aucune réparation ne soit effectuée avant la
venue ultérieure du chef du service des mines. Cet accord ne satisfait pas l’ensemble des grévistes qui exige une visite générale
de la mine. Le 15 avril 1946, Thio se met aussi en grève.
À la mine Chagrin, le 23 avril 1946, le travail n’a pas repris[35]. Les revendications se
font de plus en plus insistantes, surtout celles concernant les rapatriements[36]. Comme lors des
grèves précédentes, d’autres doléances économiques et politiques sont soumises au chef de l’immigration : Tang
Van Phan, matricule A-2 014, demande le droit de boire du vin, un salaire identique à celui d’un français, un Consul vietnamien pour le
défendre et une date de rapatriement. Toai, A-1 137 et Do Van Ngung, A-3 110, demandent aussi le rapatriement[37]. La réponse concernant les salaires renvoie Tang Van Phan au fait qu’ayant la mise en
Résidence libre, il peut chercher un nouvel employeur pour un salaire plus conséquent. Quant à la requête concernant un consul, les
Tonkinois doivent en faire la demande au gouvernement Annamite. Ce qui revient à faire une demande au gouvernement de Saigon, la
République Démocratique du Viêt Nam n’étant pas reconnue par l’État français. Pour les rapatriements, le Gouverneur est
dans l’attente des demandes faites auprès du ministère. Ces réponses ne satisfont pas les grévistes qui ne veulent reprendre le
travail qu’avec la certitude d’être rapatriés dans les trois mois. La négociation reste dans une impasse.
Les autres revendications accompagnant les demandes de rapatriement concernent la vente de riz et de vin, des licenciements à cause de journées
d’absence, une demande d’allocation non obtenue et le paiement d’un travail effectué pendant la fête du têt. Les
requêtes des travailleurs tonkinois montrent l’absence de règlementation du travail[38],
les inégalités de traitement, la malhonnêteté de certains employeurs. L’ouvrier Duy A-1 156, faisant partie de ceux qui ont
été licenciés pour absence, remet le compte-rendu de leurs revendications le 11 avril 1946[39] ;
- Rapatriement de tous les travailleurs par un même bateau et fixation de la date de rapatriement ;
- Suppression des circonscriptions ;
- Solution du conflit intéressant toutes les mines en grève depuis les hauts-fourneaux jusqu’aux mines Chagrin ;
- Liberté de louer des logements, des terrains et liberté absolue du travail sans aucune restriction pour les employeurs ou pour les
salariés ;
- Distribution des tickets de 9 kilos de riz à tous les immigrants sans aucune restriction ;
- Paiement immédiat des indemnités dues pour accidents du travail ;
- Insertion dans la presse d’un avis en français et en annamite concernant la décision de M. le Gouverneur sur ces divers
points ;
- Création de bibliothèques, conférences, délégations.
Après une longue rencontre entre le service de l’immigration et la direction, il a été reconnu « qu’il fallait faire
droit à ces demandes ». La fin du code de l’indigénat et du travail contraint finit par donner raison aux engagés tonkinois.
Cependant, la réponse de l’administration sur chaque point reste dans l’impasse[40]. Le
syndic de l’immigration ne peut pas s’engager sur les rapatriements, ni sur les logements, ni sur l’alimentation qui sont de la
compétence du gouverneur. Les autorités locales craignent que la question vietnamienne ne déstabilise le territoire et nombre de ces
engagés, considérés comme des « meneurs » politiques et syndicaux, sont rapatriés entre 1947 et 1950,
éliminant avec leurs départs toutes formes d’opposition politique. Cependant, l’Union syndicale vietnamienne fondée par Dong Sy
Hua en 1946 à Port-Vila reste active jusqu’en 1964. Des Vietnamiens favorables à Ho Chi Minh multiplient alors les pétitions,
commémorant le 2 septembre 1945 et l’anniversaire de l’oncle Ho et manifestent contre la guerre d’Indochine en 1955 à
Port-Vila. Sur les sites miniers, la période des grèves suscite une surveillance plus intense[41]
. Les « villages tonkinois » s’animent de célébrations nationalistes et de revendication politiques, avec des
pièces de théâtres traditionnelles, des activités sportives ou encore lors des fêtes et des commémorations pour le
général Giap ou Ho Chi Minh. On assiste également à la venue des délégués de la République démocratique du
Vietnam sur les sites miniers calédoniens ou les plantations Néo-Hébridaises au cours des années 1960.
Les diverses formes d’oppositions antérieures aux années 1940, puis les grèves des années 1942 à 1945, ont peu
contribué aux améliorations de travail, à la réduction de la disparité des salaires entre les travailleurs d’ethnies
différentes et au renforcement des avantages sociaux pour tous les ouvriers. Seule la liberté de circuler et d’embauche dans toute la
Nouvelle-Calédonie, une fois dégagé du travail contraint et du code de l’indigénat fut accordée[42]. Bien qu’il y ait eu de multiples tentatives de résistances de la part des engagés
tonkinois, les processus de domination ont maintenu les relations de travail ancrées dans les pratiques coloniales et freiné la mise en place de
toutes nouvelles lois relatives au travail pour tous les ouvriers. Jusqu’à la fin des années cinquante, le code du travail de 1937, encore
en application, reste discriminatoire à l’égard de la main d’œuvre étrangère et kanak. Même sur la mine de
Tiébaghi, où globalement l’ensemble des mineurs gagne bien sa vie, les disparités existent. Seule la main d’œuvre libre et
assimilée bénéficie d’avantages comme les allocations familiales. En 1954, les ouvriers de la Tiébaghi s’organisent pour
faire appliquer le nouveau Code du travail dans les Territoires d’outre-mer. À la fin de cette année 1954, la première
élection de délégués du personnel est organisée, dans un contexte où l’opinion de la population
Néo-calédonienne, alimentée par la rancœur de la défaite en Indochine est de plus en plus hostile envers les Vietnamiens. La
fondation d’un Comité de défense des intérêts calédoniens et le développement d’un sentiment antivietnamien qui
s’exprime par des agressions, des menaces, des slogans tels que « Acheter chez un vietnamien, c’est trahir la France »
encourage le rejet de la population vietnamienne et une détermination à procéder à des rapatriements vers le Vietnam.
En octobre 1954, quatre fois en 1956 puis en 1957, le Conseil général de Nouvelle-Calédonie se prononce en faveur des retours des Chan đăng de Nouvelle-Calédonie et initie des négociations entre la République démocratique du Viêt Nam, au Nord, et la République
du Viêt Nam au Sud. En avril 1958, une nouvelle délégation se rend à Hanoï et trouve un accord avec Ho Chi Minh et son
Premier ministre, considéré comme caduque par Paris. Le 4 juin 1960, le ministère de l’Outre-mer parvient aux accords dits de
Chambon avec la République Démocratique du Viêt Nam : deux délégués de Hanoï sont autorisés à suivre les
rapatriements alors que Saigon invalide l’accord passé et tente d’abord de ralentir leur arrivée en Océanie, prétextant de
leur illégitimité sur ces transferts. Environ 4 109 Vietnamiens de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides sont
rapatriés entre 1963 et 1964, laissant près de 2 000 d’entre eux qui choisirent de rester en Nouvelle-Calédonie et aux
Nouvelles-Hébrides.