Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
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Territoires contemporains


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De L’Auto à L’Équipe : une histoire politique à dimension internationale (1932-1952)
Tom Busseuil
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : L’Auto ; L’Équipe ; sport ; politique ; presse ; journalisme
Index géographique : France
Index historique : 1932-1952
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Choix du sujet et apport dans le champ de la recherche
III. Délimitation du sujet et méthode
IV. Résultats
V. Limites et perspectives

TEXTE

Cet article reprend l’exposé de la soutenance de la thèse De L’Auto à L’Équipe : une histoire politique à dimension internationale (1932-1952), soutenue par Tom Busseuil à l’université de Bourgogne, le 30 juin 2020. Le jury était composé d’Olivier Chovaux (président, université d’Artois), Tony Froissart (rapporteur, université de Reims), Karen Bretin-Maffiuletti (examinatrice, université de Bourgogne), Fabien Archambault (examinateur, université de Limoges), Jean Vigreux (directeur, université de Bourgogne) et André Gounot (codirecteur, université de Strasbourg).

I. Introduction

Bonjour à tous. Avant de présenter le travail qui me conduit ici aujourd’hui, je tiens d’abord à vous remercier d’avoir accepté l’invitation à composer le jury de ma thèse à la fin du mois de janvier, en particulier Tony Froissart et Olivier Chovaux d’avoir lu rapidement les deux volumes et d’avoir rédigé les pré-rapports, aux remarques constructives. Merci aussi à tous d’avoir accepté de participer à cette soutenance à huis clos, moyen singulier de nous réunir avant l’été. Un grand merci, enfin, à mes directeurs de thèse, Jean Vigreux et André Gounot, avec qui j’ai pris un réel plaisir à travailler au cours de ces six dernières années.

II. Choix du sujet et apport dans le champ de la recherche

Pour retrouver la genèse de cette thèse, il faut remonter à mes premières années de recherche, plus précisément à mon année de Master 2. À ce moment, jeune étudiant féru de sports et jeune signataire d’articles dans la presse locale, j’ai eu le plaisir de découvrir L’Auto, numérisé, au Centre Georges Chevrier, avant sa mise en ligne sur Gallica. C’était l’occasion pour moi de me plonger dans ses pages, dans un but précis : voir quel traitement médiatique L’Auto voulait bien accorder au sport ouvrier dans l’entre-deux-guerres, et à travers cela, voir quel regard un journal de sport jetait sur un mouvement sportif aux contours politiques marqués. Ce premier travail, déjà formateur, m’a poussé à dépasser le sujet du sport ouvrier, passionnant mais à l’écho plutôt limité dans les pages de L’Auto.

On sait aujourd’hui que le « sport qui dépasse tous les clivages », le « sport au-dessus de la mêlée » sont des formules désuètes que les chercheurs ont déjà pu déconstruire. En revanche, le discours prétendument apolitique de la presse sportive, et plus spécifiquement de L’Auto et de L’Équipe, lui, n’a que trop peu été interrogé. Dans la littérature scientifique, ces journaux sont souvent cités pour réfuter la thèse de l’apolitisme sportif, pour illustrer comment les événements sportifs prennent une tonalité politique, comment ils sont marqués par les relations internationales, mais les mécanismes de la presse sportive, ses plumes, ses rôles et ses tendances sont rarement l’objet des recherches. Si bien que les rapports entre la culture médiatique et le développement du sport-spectacle sont aujourd’hui encore largement méconnus.

Dans le champ de la presse généraliste, de tels travaux sur les fonctions médiatiques sont apparus depuis longtemps. Pour la presse sportive, ces pistes sont explorées tardivement, en trois temps successifs et distincts :

  1. un premier temps ouvert par les journalistes-mémorialistes, eux-mêmes rédacteurs ou dirigeants de la presse sportive, membres influents de l’Association des journalistes sportifs ou de l’Union syndicale des journalistes sportifs, parmi lesquels Jacques Goddet, Édouard Seidler et Jacques Marchand, ceux qui des années 1960 aux années 1980, martèlent le même principe de neutralité du sport ;

  2. un deuxième temps du côté de la recherche en information/communication, avec les études sur la construction journalistique du sport entamées par Gérard Derèze dans les années 1990, poursuivies par Jean-François Diana et Olivier Standaert qui définissent une Méthode d’analyse des pratiques médiatiques ;

  3. et un troisième temps, au carrefour de l’histoire du sport et de l’histoire de la presse, avec les travaux d’historiens spécialistes (Évelyne Combeau-Mari, Michaël Attali, Philippe Tétart, Sylvain Villaret, Gilles Montérémal). Sans oublier les recherches menées par le groupe réuni à l’université de Bourgogne-Franche-Comté par Benoît Caritey sur l’histoire du journal L’Auto.

III. Délimitation du sujet et méthode

Partant de ces observations, j’ai pu réfléchir, avec mes directeurs de thèse, à une étude touchant des sujets politiques pluriels, réunissant un corpus exhaustif d’articles, traversant une période de vingt années entre les Jeux de Los Angeles et ceux d’Helsinki :

  • - d’une part, parce que cette période couvre la crise économique dans l’Occident, la montée des régimes totalitaires et autoritaires, la Seconde Guerre mondiale et les débuts de la Guerre Froide, autant de moments qui frappent chacun à leur manière le sport et qui sont donc susceptibles de peser sur le commentaire sportif ;

  • - d’autre part, parce que cette période met en « jeu » deux vies éditoriales, celle de L’Auto (hégémonique jusqu’au début des années 1930 malgré la concurrence de l’hebdomadaire L’Écho des Sports, contrariée par le généraliste Paris-Soir à partir de 1935 et tumultueuse sous l’Occupation), et celle de L’Équipe, son héritier, qui doit batailler face à la concurrence de l’après-guerre et se repositionner dans le paysage éditorial.

Ce choix devait permettre d’identifier les continuités et les ruptures entre les deux journaux dans des contextes politiques sensiblement différents, mais avec des équipes de rédacteurs relativement identiques.

Le travail le plus long de cette thèse consistait à dépouiller près de 5 000 numéros de L’Auto (de janvier 1932 à août 1944) et près de 2 500 numéros de L’Équipe (de février 1946 à décembre 1952). Il s’agissait de la première étape nécessaire pour constituer, à partir de données parfaitement hétérogènes, un corpus d’articles classés, selon des thèmes que je n’ai pas choisis au préalable, mais qui ont émergé à la lecture des journaux. Si au fil de cette lecture, les thèmes récurrents m’ont sauté aux yeux (grâce à une meilleure connaissance de la composition de la une et des pages intérieures), cela ne s’est pas fait sans quelques tâtonnements sur la façon de parcourir la titraille et de dresser l’inventaire des articles, ni sans hésitations sur le choix des thèmes finalement retenus et redistribués dans les parties de la thèse.

Avec cette matière première volumineuse, je me suis attelé à la lecture plus approfondie des éditoriaux, des chroniques, des reportages et des interviews publiés dans L’Auto et dans L’Équipe, dans le but :

  • - de voir la place donnée aux confrontations sportives porteuses d’enjeux politiques ;
  • - d’analyser plus finement les discours sur les sujets politiques et économiques ;
  • - d’identifier les prises de position, subtiles ou affirmées ;
  • - d’esquisser les traits d’une ligne éditoriale ;
  • - et de déceler les évolutions et les contradictions dans ces deux titres.

Les objectifs prioritaires de cette thèse étaient donc tournés d’abord vers l’analyse du commentaire sportif. Une ambition complémentaire visait à convoquer d’autres types de sources (les archives des organes de presse, des institutions sportives, des ministères) pour réunir des éléments sur les relations entre le monde médiatique et le monde politique, à utiliser la prosopographie pour dévoiler les réseaux de la direction et des rédacteurs les plus en vue. En somme, à trouver quelques clefs pour mieux comprendre les modes de production éditoriale de L’Auto et de L’Équipe.

Espoirs rapidement déçus toutefois, parce que je me suis heurté à l’absence de sources sur L’Auto, dont les archives entassées dans la remorque atelier du Tour de France auraient été perdues sur les routes de l’exode à l’été 1940, et je me suis trouvé face aux portes closes de L’Équipe, dont les archives sont visiblement réservées à ses éditions anniversaires et à ses livres d’or. En parcourant les centres d’archives classiques (AN à Pierrefitte, ANMT à Roubaix, APP au Pré-Saint-Gervais, CEO à Lausanne, Centre de recherches du MNS à Nice), j’ai pu consulter des fonds, à la richesse inégale. Essentiellement, des dossiers relatifs aux parcours de journalistes qui signent dans L’Auto ou dans L’Équipe (et parfois ailleurs), des lettres qui mettent en lumière les relations entre ces quotidiens et les fédérations (là, je pense surtout aux archives conservées à Lausanne), et un document, majeur, consulté à Nice, le placet rédigé à la Libération par Jacques May et Jacques Goddet adressé au ministère de l’Information.

IV. Résultats

Cette recherche livre de nombreux enseignements sur les voies empruntées par L’Auto et L’Équipe pour capter et traiter les questions politiques. On voit d’abord que la thèse de l’apolitisme des pages sportives, sans cesse défendue dans ces journaux, ne résiste pas à l’épreuve des écrits et des sources. En matière de politique intérieure, la défense acharnée de l’automobile et de l’aéronautique, menée par Charles Faroux dans sa chronique ou par d’autres dans les rubriques spécialisées, constitue une véritable marque de fabrique éditoriale. Pour ces secteurs d’activité, L’Auto produit un discours engagé, aux accents alarmistes et accusatoires à destination du monde politique, discours qui épouse les tendances libérales contre l’économie dirigée, discours militant, aussi, quand L’Auto et L’Équipe appellent à voter pour les candidats qui soutiennent la cause de l’automobile et de l’aéronautique lors des élections législatives de 1932, 1936 et 1951, avec des consignes de vote clairement favorables aux partis politiques piliers de la plupart des gouvernements de la période. D’une autre manière, L’Auto et L’Équipe font entendre leurs voix lors des remaniements ministériels, en adoptant deux postures contradictoires et finalement peu lisibles : parfois, le soutien indéfectible aux sous-secrétaires d’État, pour mieux défendre la place de l’éducation physique et du sport dans le paysage politique français ; et à l’inverse, parfois, le rejet de l’intervention de l’État dans les affaires sportives, pour imaginer un sport autonome sur le modèle libéral anglais mythifié.

On voit aussi distinctement l’impact des relations internationales sur le commentaire sportif. Dans le domaine olympique, d’abord, où les deux quotidiens n’échappent pas aux agitations politiques, comme le montrent le soutien que L’Auto offre aux défenseurs des Jeux de Berlin en 1936 ou l’énergie déployée par L’Équipe pour intégrer l’URSS dans le mouvement olympique. Avec, dans ces deux journaux, la représentation souvent idyllique du pacifisme et de l’universalisme sportifs, et même l’idée clamée que le sport est capable de devancer le politique. Dans le cadre d’autres rencontres internationales, les discours révèlent encore des positionnements ambivalents, tantôt l’expression du chauvinisme et l’identification constante à la nation, tantôt une écriture emphatique visant à soulager les effets politiques dans l’environnement sportif. Mais globalement, des choix éditoriaux qui suivent les orientations diplomatiques du gouvernement français, de droite comme de gauche d’ailleurs. Sous l’Occupation, les pages de L’Auto sont marquées à l’encre indélébile par les événements internationaux. Sous contrôle allemand, le journal publie une chronique antisémite, abandonne sa rubrique d’informations générales à la Propaganda-Staffel, signe des éditoriaux pétainistes, fait l’apologie de la « Révolution nationale ». Autant de preuves a priori accablantes d’une dérive, que l’on doit confronter aux informations, aux justifications et aux témoignages donnés par l’équipe de rédaction dans le placet remis au ministère de l’Information, qui nous renvoient aux stratégies d’« accommodement » décrites par Philippe Burrin dans son ouvrage de 1995.

On voit enfin dans cette thèse comment les deux quotidiens étudiés creusent des sujets spécifiques pour tenter de composer un « modèle sportif ». L’Auto produit ainsi des enquêtes poussées sur l’Italie, l’Allemagne, l’URSS, les États-Unis, la Grande-Bretagne ou encore la Suède, afin de puiser son inspiration, de rechercher des exemples et de livrer ses recommandations sur la politique de l’éducation physique et du sport en France, en adoptant un ton souvent très dur à l’encontre des dirigeants français. Le sport colonial constitue un autre sujet bien ancré dans les pages sportives. On peut voir L’Auto soutenir les autorités militaires dans la préparation physique des ressortissants africains ; on peut voir L’Équipe donner plus de crédit aux performances des athlètes coloniaux. Les discours sont teintés de représentations racistes et racialistes qui marquent le ralliement de ces deux journaux aux idéaux de « la Plus grande France », mais ils peuvent nourrir des débats épineux, notamment sur la participation des athlètes de l’Empire aux compétitions internationales. Dernier sujet qui prend la plus large place, celui de l’amateurisme et du professionnalisme. Sujet qui dans une période marquée par les tensions internationales, suscite des réactions animées et des sentiments puissants relevant de la morale, de l’économique et du politique (les critiques à l’encontre du Comité international olympique, l’« affaire Ladoumègue » et la question de l’amateurisme soviétique en sont des exemples frappants). Sujet qui plus que tout autre, révèle les contradictions de L’Auto et de L’Équipe, qui tendent pourtant, progressivement, à se convertir au sport professionnel qu’ils animent.

En définitive, les chapitres de ma thèse montrent que L’Auto et L’Équipe, à des degrés divers, se confrontent régulièrement aux problématiques politiques, nationales et internationales, dans le champ sportif et en-dehors. Alors, quand la presse sportive devient la tribune des opinions politiques et économiques, le terrain d’expression des querelles idéologiques et des affirmations nationalistes, le média des crises et des résolutions diplomatiques, elle peut être vue comme un « autre lieu du politique ». Et en ce sens, L’Auto et L’Équipe participent à refléter les idées de leur temps et à véhiculer une vision européo-centrée du monde, avec son lot de stéréotypes tournés vers la fascination pour les expériences de la modernité et de l’homme nouveau, ou au contraire repliés sur les images traditionnelles d’une France démocratique, productiviste et coloniale.

V. Limites et perspectives

J’ai déjà exprimé mes regrets sur l’absence de sources liées aux deux publications, à leurs équipes dirigeantes, qui auraient pu faire la lumière sur les réseaux et les logiques de L’Auto et de L’Équipe, sur les prises de position et les contradictions des journalistes, et pourquoi pas sur l’impact des discours sur le public sportif. Ces éléments m’auraient permis d’être moins généreux en descriptions et moins avare en analyses et en hypothèses, ils m’auraient permis de jeter un autre regard sur la ligne éditoriale et ils auraient certainement renforcé la légitimité de cette recherche à côté des travaux mieux « alimentés » sur la presse généraliste. Ce sentiment d’impuissance éprouvé parfois au cours de ma recherche est apaisé par la conscience qu’une thèse n’est jamais le point final à l’histoire qu’elle aborde, et que d’autres études pourront suivre les pistes qu’elle laisse inexplorées.

Pour finir, je peux suggérer quelques idées pour des travaux historiques futurs consacrés aux quotidiens sportifs, sous l’angle politique. Avec d’abord des analyses que j’aurais aimé mener dans ma thèse, mais que j’ai dû délaisser faute de temps, comme l’analyse sémantique et stylistique du commentaire sportif. Grâce aux logiciels linguistiques existants, on pourrait repérer précisément les champs lexicaux, les figures de style, les modes de désignation, les référents historiques, tout ce qui participe à créer des récits, des univers, des imaginaires, qui sont potentiellement porteurs d’enjeux et de messages politiques. On pourrait aussi cibler les pages d’informations générales de L’Auto, la rubrique « Savoir vite » apparue en mars 1937, pour voir la place qu’elle occupe, les thèmes qu’elle aborde et les orientations qu’elle prend.

On peut encourager les étudiants et les historiens à s’attaquer aux rubriques sportives de la presse généraliste (Paris-Soir, Le Monde, L’Œuvre, Le Populaire, L’Humanité, Le Figaro), pour mieux voir l’interpénétration entre les polémiques sportives, les débats politiques et les enjeux éditoriaux, pour mieux saisir comment la concurrence agit sur le marché de l’information sportive et pour mieux révéler les stratégies commerciales gagnantes de L’Auto et de L’Équipe. On peut les encourager enfin à produire une recherche analogue sur une période beaucoup plus récente, qui montrerait sans nul doute que la presse sportive est toujours frappée par les maux politiques, et qu’elle exerce elle-même un pouvoir d’influence sur l’opinion publique. Parce que s’il est difficile, scientifiquement, de mesurer les effets de ce pouvoir des médias, les chercheurs se rejoignent aujourd’hui sur les notions de persuasion et d’infusion : quand le message se répète, sur le temps long, sur des lecteurs ou des auditeurs assidus et consentants, il finit par prendre.

AUTEUR
Tom Busseuil
Docteur en histoire de l’université de Bourgogne Franche-Comté

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Tom Busseuil, « De L’Auto à L’Équipe : une histoire politique à dimension internationale (1932-1952) », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 juillet 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Tom Busseuil.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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