Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Michel Leiris et l’art de son temps (1922-1990) | ||||||||||||
Camille Talpin | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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Monsieur le Président du jury, Madame, Messieurs les membres du jury, Je souhaiterais tout d’abord vous remercier pour votre présence au sein de ce jury, pour avoir accepté de procéder à la lecture et à l’examen de ma thèse, ainsi que pour m’avoir permis de la soutenir, en vue de l’échange que nous aurons à la suite de cette présentation. La thèse que je défends aujourd’hui et que je soumets à la discussion s’intitule Michel Leiris et l’art de son temps (1922-1990). Il s’agissait d’analyser et d’interroger les liens entretenus par ce poète, écrivain autobiographe et ethnologue africaniste, né en 1901 et disparu en 1990, avec l’art et les artistes du xxe siècle. Au-delà des liens de sociabilités, que Leiris a noués avec André Masson, Joan Miró, Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Wifredo Lam ou Francis Bacon, il s’est agi de comprendre les mécanismes qui ont forgé le regard du poète sur l’art du xxe siècle, plus précisément sur l’art qu’il avait choisi d’admirer, et d’en explorer les singularités. I. Genèse du sujet de thèse Ce sujet poursuit les recherches engagées dans le cadre de mon mémoire de Master en Histoire des arts, création et diffusion culturelle [1] ; un sujet que m’avait proposé Bertrand Tillier, alors que l’anthologie des écrits sur l’art de Michel Leiris avait été récemment publiée par Pierre Vilar, aux éditions du CNRS, en 2011 [2]. Cette première phase de lecture des commentaires de l’écrivain et ethnologue, ainsi que les premières recherches à leur égard, avaient permis de tracer les contours d’une tension épistémologique dans le cadre précis de l’histoire de l’art. En effet, nous interrogions une part de la production écrite de Leiris, dont l’objet d’étude était l’art, dans le cadre d’une discipline qui étudie elle-même les productions artistiques. Néanmoins, Leiris était, par sa formation et sa profession, extérieur à cette discipline. Cette extériorité semblait d’ailleurs s’accentuer par le choix discursif de Leiris dans ses écrits – intensément subjectif et prioritairement poétique. Cependant, au croisement des recherches bibliographiques sur l’œuvre de Leiris et de la lecture de ses commentaires, apparaissait une terminologie, qui pouvait être associée à l’histoire de l’art. Lorsque Leiris mobilise la peinture de Francis Bacon pour questionner le réalisme en peinture ou l’Olympia d’Édouard Manet pour comprendre la modernité dans l’art ou lorsqu’il cherche à comprendre la finalité de l’art au xxe siècle en suggérant l’expression d’« art comme jeu », il participe à des débats inhérents à l’histoire de l’art. II. L’enjeu du sujet Étudier Michel Leiris au prisme de ses liens avec les artistes amis, autant que l’écriture qu’il leur dédia, représenta à la fois un enjeu dans le cadre d’une thèse menée en histoire de l’art et un paradoxe. L’enjeu était donc disciplinaire. La réalisation d’un bilan historiographique du sujet a permis de démontrer que la recherche avait peu questionné le corpus de commentaires sur l’art. Les publications portant sur l’œuvre de l’écrivain et ethnologue mobilisaient principalement l’œuvre autobiographique comme corpus d’étude. Toutefois, sous l’impulsion du catalogue d’exposition édité à l’occasion de la donation d’œuvres de la collection Kahnweiler-Leiris [3], consentie par Louise et Michel Leiris au Musée national d’Art moderne, en 1984, les écrits sur l’art ont progressivement gagné en visibilité. Cependant, cette visibilité démontra qu’ils étaient moins interrogés pour leur potentiel apport pour l’histoire de l’art, qu’employés comme un outil ou un prisme d’observation singulier, afin d’enrichir l’explication des principes qui étaient à l’œuvre dans l’autobiographie leirisienne. C’est alors aux institutions muséales, à partir des années 2010, que l’on doit l’autonomie progressive de l’étude des liens entretenus par Leiris avec l’art et les artistes du xxe siècle. Les amitiés de Leiris avec quelques artistes et ses écrits sur l’art sont devenus pertinents, précisément parce que l’histoire de l’art questionnait ses propres pratiques en privilégiant une diversité des regards sur les œuvres, pour laisser en périphérie une appréhension linéaire et progressiste de la modernité et des mouvements artistiques. Le passage tardif de la vision sur l’art, de l’écriture et des liens que Leiris avaient noués avec ses amis peintres et sculpteurs, de la périphérie au cœur des problématiques de l’histoire de l’art, apparaît cependant aussi comme un paradoxe. Dès le début des années 1920, certes, dans l’écriture intime du Journal resté inédit jusqu’en 1992 [4], mais aussi dans ses Titres et travaux de 1967, Michel Leiris a insisté sur l’intérêt non négligeable qu’il avait pour l’art contemporain, en choisissant de compléter ses activités de poète, d’écrivain autobiographe et d’ethnologue par celle d’« auteur de nombreuses études, consacrées en particulier à ses amis écrivains ou artistes [5] ». Il est donc assez contradictoire que la recherche ait peu considéré cet amour déclaré par Leiris lui-même à l’art de son temps et revendiqué comme une part non négligeable de son activité d’écrivain. La contradiction s’est accentuée, lorsque nous avons constaté qu’à partir des années 1960, la réception critique des liens entretenus par Leiris avec certains artistes du xxe siècle et de sa vision sur leur œuvre était plutôt positive, notamment dans la presse. Avant le monde académique, celle-ci s’est, en effet, intéressée à l’amitié qu’entretenait l’écrivain, timide et introverti, avec le peintre britannique Francis Bacon, plus extravagant et auteur d’une œuvre virulente, bouleversée et bouleversante. Toutefois, entre le cœur et la marge de l’histoire de l’art, Michel Leiris s’est placé, autant qu’il fut installé par les chercheurs, sur une tangente ou dans un interstice. En effet, s’étant lui-même toujours défendu de ne jamais avoir écrit en historien d’art ou en critique sur l’œuvre de ses amis artistes, mais toujours en poète, se posait une sorte de problème mathématique, d’ailleurs énoncé dans le titre d’un ouvrage de Maurice Nadeau, paru en 1963 : la quadrature du cercle [6]. Autrement dit, de quelle manière pouvait-on situer, dans l’histoire de l’art – soit dans un cadre précis –, ce Michel Leiris qui a aspiré tout au long de sa vie à une forme de liberté absolue dans la manière de mener et de vivre ses activités et qui donc n’a jamais revendiqué se situer dans le champ disciplinaire de l’histoire de l’art ? De cet enjeu et de ce paradoxe, est alors apparue une problématique, que nous avons souhaité aborder dans notre thèse. III. Problématique Si Leiris n’a jamais été historien d’art, mais s’il a profondément admiré l’œuvre de ses amis artistes, dont il a traduit toute son admiration avec une intense subjectivité dans ses écrits, en quoi a-t-il pu contribuer à l’histoire de l’art ? De quelle manière ses questionnements trouvent-ils un écho dans les débats de la discipline ? Comment résoudre, ou tout du moins envisager, la tension entre la subjectivité de l’écriture leirisienne et l’objectivité à laquelle aspire toute science ? Autrement dit, que produit la subjectivité dans l’approche des œuvres d’art ? Que peut-elle remettre en cause, ou, au contraire, confirmer dans une histoire de l’art qui a souvent été pensée sous l’angle de mouvements artistiques successifs, qui a cherché à associer tel artiste à tel mouvement, ou encore qui a questionné les œuvres d’après des problématiques iconographiques et formelles ? IV. Méthodologie La méthode choisie pour soumettre des réponses à cette problématique fut de partir des écrits sur l’art dédiés aux arts plastiques et de procéder à une diversification des points de vue, pour les étudier et les comprendre. Afin de saisir la genèse des commentaires et leurs mécanismes de composition, l’étude des manuscrits et des dactylographies conservés dans le Fonds Leiris de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, à Paris, fut précieuse. Elle le fut davantage, lorsque ces manuscrits furent mis en regard avec l’abondante correspondance épistolaire échangée par Leiris et les artistes. Le travail sur les archives a permis de découvrir que la subjectivité et la poésie, qui parcourent l’écriture sur l’art, étaient peut-être moins individuelles, que collectives, pourrait-on dire, tout du moins issue d’un travail à quatre mains. Leiris devenait, en effet, le passeur des idées et des réflexions partagées avec les artistes. Cette proximité amicale, qui transparaissait en filigrane dans l’écriture, conduisit à questionner la nature même des amitiés entre l’écrivain et les artistes. Leiris évolua au sein d’un réseau de sociabilités, qui devint de plus en plus dense et qui fit progresser le jeune homme, qui évoluait dans les réunions familiales chez les cousins Roland-Manuel, à une diversité de figures, le conduisant ainsi vers une forme de spécialisation et d’expertise. Ainsi, la situation d’extériorité et d’entière liberté de Leiris à l’égard des enjeux artistiques du xxe siècle tendait à être relativisée. Michel Leiris était presque moins un, que multiple. Il fut tout cela à la fois : défenseur des artistes, modèle, collectionneur et auteur de « livres de dialogue [7] ». Ainsi, Leiris sembla dépasser le seul cadre de l’amitié avec les peintres et sculpteurs et les coulisses des écrits sur l’art l’ont aussi démontré. En effet, analyser le pan de l’écriture sur l’art dans l’œuvre entier de Leiris imposait de ne pas délaisser les autres aspects de ses activités professionnelles. À ce titre, l’œuvre ethnographique de Leiris, autant que l’appréhension des notions développées aux Antilles ou en Afrique, ont éclairé sa vision sur l’art. De la terminologie employée pour caractériser la sculpture de Giacometti comme un retour au « fétichisme véritable [8] » au questionnement de l’altérité, en passant par des processus d’appréhension des œuvres sous l’angle du carrefour, chez Wifredo Lam notamment, ou de la possession, le substrat de l’écriture sur l’art se compose d’un apport ethnographique. Mais, plus généralement, Leiris écrivain sur l’art imposait presque de saisir toute l’unité de sa personnalité et de son vécu. La traversée du xxe siècle par Michel Leiris est, en effet, une richesse pour appréhender, questionner et éclairer son écriture sur l’art. Son engagement, dès les années 1950, en faveur de la décolonisation, éclaira l’importance de la figure de l’Autre dans son rapport aux œuvres. L’obsédante problématique de l’humain apparut très vite découler des traumatismes individuels et collectifs de l’Occupation et de la Seconde Guerre mondiale, où l’absence et la déshumanisation gagnaient du terrain sur l’humanité de l’homme. Enfin, il apparut pertinent de construire un dernier cercle d’analyse et de convoquer un large spectre disciplinaire des sciences humaines et sociales, pour enrichir l’étude de la vision artistique de Leiris : la sociologie, l’anthropologie, l’histoire de l’art, l’ethnographie ou la philosophie. V. Pistes de recherche et résultats Quelques grandes lignes de recherche et de réflexion, associées à des résultats, peuvent permettre de démontrer ces différents aspects. Nous avons, dans un premier temps, souhaité questionner le parcours de Leiris auprès de l’art et des artistes. Les recherches ont dévoilé une situation de départ au sein de laquelle Leiris avait été amené à l’art par l’intérêt que sa famille avait pour quelques formes d’expression artistique, telles que la peinture ou l’opéra. Puis, il fut conduit à s’intéresser et à écrire sur l’art contemporain en répondant à une sorte de tendance générationnelle – « un peu comme tous les gens de [son] époque [9] », disait-il en 1968. Sur le mode amical et électif, Leiris a réuni autour de lui quelques artistes, dont il revendiquait parler en poète. Pour peu que les textes qu’il leur consacrait soient bien écrits, cette écriture n’avait que peu d’incidence sur la carrière des artistes ou, tout du moins, peu de risque que ces artistes soient mécontents. Leiris revendiquait ainsi être tout à fait extérieur aux contingences du système artistique, de son système marchand, des querelles de groupes ou de mouvements, voire du débat qui opposait déjà dans les années 1920, la figuration à l’abstraction. Toutefois, en dépit de ce vœu formulé par Leiris de rester un poète, même dans le champ de l’art, plusieurs résultats ont démontré que ces amitiés avec les artistes et la poésie revendiquée ont conduit l’écrivain à être impliqué, consciemment ou non, délibérément ou non, dans des configurations artistiques. Le mode de l’élection, ainsi que le fait d’écrire sur les seuls artistes qu’il admire et sur ceux avec lesquels il s’est lié d’amitié, traduisent inévitablement un choix de la part de Leiris. En effet, parmi les expressions artistiques du xxe siècle, il a d’abord choisi la figuration, plutôt que l’abstraction ; il s’est orienté vers une figuration plutôt bouleversante et acérée, entre les corps déstructurés de Picasso, convulsés de Bacon, décharnés de Giacometti ou vers l’iconographie tauromachique de Masson et les créatures hybrides de Lam. Jamais il n’a questionné la figuration du Pop art ou du Nouveau Réalisme, qui s’emparait de l’image de la culture de masse, de la culture populaire et qui questionnait, à travers l’art, les enjeux posés par la société de consommation naissante des années 1960. Nous avons également souhaité observer l’écriture produite dans le cadre de ces amitiés artistiques. L’écriture de Leiris demeura une écriture de l’admiration de l’œuvre des amis peintres et sculpteurs. Cependant, cette écriture évolua dans le choix des genres privilégiés par l’écrivain. Elle évolua également vers des configurations qui dépassaient en réalité les seules amitiés entre l’écrivain et les artistes. En effet, si le poème et le compte rendu d’exposition furent les modes préférés par Leiris dans les années 1920 et 1930, ils furent dépassés par le genre de la préface, qui trouva une place de choix dans son écriture après la Libération. La préface fut intéressante à questionner, car elle renforçait cette impossible dissociation entre Leiris et les configurations et les cadres de l’art, plus ou plus institutionnalisés. Cela paraissait d’autant plus contradictoire que par ses liens familiaux avec Daniel-Henry Kahnweiler et son mariage avec la belle-fille de celui-ci, Louise Godon, Michel Leiris fut associé à une galerie, par son patronyme, lorsque Louise racheta la galerie de son beau-père. Cependant, Michel Leiris ne souhaita jamais prendre part aux activités de cette entreprise. Pourtant, par l’exercice d’écriture des préfaces, il se retrouva malgré lui dans une association assez inévitable : un lieu institutionnalisé – la galerie, représenté par un galeriste, souvent de renom –, le préfacé – un artiste – et le préfacier – le poète lui-même. Nous avons d’ailleurs constaté une récurrence des préfaces écrites pour Picasso, lorsque celui-ci était précisément exposé à la galerie Louise Leiris. Michel Leiris, écrivain sur l’art, fut donc amené à un carrefour, au croisement d’un vœu d’agir seulement en poète qui écrit d’admiration sur l’œuvre de ses amis peintres et sculpteur, et de configurations induites par l’actualité artistique des artistes, par de nouvelles alliances, ainsi que par les lieux institutionnels et marchands au sein desquels évoluaient les artistes. La vision et les phénomènes vus par Leiris semblent en réalité toujours avoir été situés à un carrefour. Davantage encore, l’art fut ce carrefour et une rencontre ; la rencontre de plusieurs regrets ou de constats formulés par Leiris au cours de ses différentes expériences artistiques, intellectuelles ou professionnelles. Tout ce qu’il rejetait au sein de celles-ci, le poète semblait l’accepter à travers le miroir de l’œuvre d’art. Ainsi, du surréalisme, Leiris écarta l’idéalisme, la fuite dans le rêve et dans l’inconscient, pour trouver davantage d’adhésion avec les choses immédiates du réel, même les plus obscures, célébrées par la revue Documents et Georges Bataille. Il fallait désormais se confronter, « regarder [les choses] en face [10] » disait Leiris, même les plus dérangeantes. De l’ethnographie, Leiris tira deux enseignements. Le voyage en Afrique, comme moyen de fuir l’Occident était un leurre. L’espoir de trouver dans la figure de l’Autre un être dissemblable, en vue de devenir soi-même un autre que cet homme occidental que Leiris refusait dans les années 1920, était aussi vain. L’Autre est moins dissemblable que semblable ; il est un allié. De cette acceptation et de ces bilans, Leiris est parti en quête de critères à l’égard de l’œuvre d’art, qui, associés les uns aux autres, composent le récit et la patiente construction de cette confrontation à la mort, mais surtout le récit d’une création qui s’insère au cœur de l’expérience humaine, au cœur de la vie. L’œuvre doit ainsi être « présence », soit la réunion de la « présence » du figuré, celle de l’artiste et du lien avec l’objet de son œuvre, ainsi que présence du spectateur. Leiris a défini cette « présence » en s’inspirant concomitamment du mythe antique de la fille du potier Dibutade et du happening, en passant par un essai historique de cette « présence », de la préhistoire à l’art du Quattrocento. Cependant, il ne peut y avoir de « présence », que s’il y a réalisme, soit lorsqu’un objet ou un phénomène est questionné au prisme de la subjectivité de l’artiste. Cette intensité vivante et l’implication de l’artiste et du spectateur ont alors imposé la modernité dans l’œuvre. Toutefois, Leiris était conscient que la modernité dans les arts plastiques était un débat complexe. S’il a choisi le modèle baudelairien pour définir sa modernité, il suggéra de délaisser cette quête pour la remplacer par celle de l’« éternité [11] » : une œuvre ne sera moderne que si elle demeure éternelle, c’est-à-dire si sa « présence » et son réalisme perdurent quelle que soit la temporalité de son observation. Cette configuration prend place au sein d’une finalité de l’art. Leiris réfuta « l’art pour l’art » et il ne croyait pas non plus à une finalité politique ou sociale de l’art. Il proposa une finalité tangente, à travers l’« art comme jeu », comme si l’art permettait de s’extraire du réel et de la gravité de la vie. Néanmoins, Leiris changea les règles générales du jeu ; elles concernaient moins un espace et une temporalité autres que ceux de l’expérience ordinaire. Les règles du jeu de l’art sont les mêmes que celles qui régissent la vie. Ainsi, c’est un jeu grave auquel Leiris aspira. L’œuvre d’art est donc apparue intensément vivante pour Leiris. Elle se rencontre. Le spectateur rencontre l’Autre, autant qu’il s’y rencontre et rencontre tous les autres. Si ce récit expose un arrière-plan historique, quelques filiations et quelques essais de la part de Leiris à se rattacher à l’art en général, il place surtout au centre de son intrigue, le corps ou les corps – ceux de l’artiste et du spectateur –, la subjectivité ou les subjectivités. Il refuse le surplomb du chercheur. Leiris a questionné ce que l’art produisait sur ces entités. C’est à travers ce questionnement et cette approche que Leiris est parvenu à se dégager des contraintes de la science et d’une certaine forme d’objectivité. En effet, il a questionné le voir avant le savoir ; il s’est d’abord demandé ce que produisait l’œuvre sur lui et sur ses émotions, avant de l’envisager en des termes strictement plastiques et formels. Mais, en mobilisant sa subjectivité pour parler des œuvres, il a su introduire d’autres savoirs, d’autres approches, telles que ceux issus de l’ethnographie et de la philosophie. VI. Perspectives de recherche Ce sujet de thèse, ainsi que les résultats qu’il fut possible de mettre en évidence, ont soulevé plusieurs questionnements, qui pourraient faire l’objet de recherches ultérieures. Il est, en effet, possible de se demander si l’approche de Michel Leiris à l’égard de l’art pourrait être transposable à d’autres écrivains amateurs d’art, ou tout du moins, si l’on pourrait identifier des mécanismes similaires, à l’instar du processus de sociabilité en lieu et place d’une formation et d’une professionnalisation. Parmi les amateurs d’art qui prennent la plume pour traduire leur admiration pour une œuvre ou un artiste, l’approche profondément subjective et la part donnée aux émotions, plutôt qu’aux catégories plastiques ou iconographiques, sont-elles souvent de rigueur ? Étudier Michel Leiris écrivain sur l’art questionne également la pratique des sciences humaines et sociales, notamment du point de vue d’une approche réflexive, au sein de laquelle le chercheur ou le penseur problématiserait son implication dans le champ d’étude de son objet et observerait la relation entre son objet et lui-même. Ce sujet souleva, en outre, la place de la transdisciplinarité et de la transversalité des notions au sein des sciences humaines et sociales. Au cœur de l’approche leirisienne des œuvres d’art, cette transversalité apparaît comme un truisme, tant l’être humain est au centre de ses préoccupations et tant il crut en la nécessité de faire appel à plusieurs disciplines qui étudient l’être humain. Mais, si les sciences humaines et sociales questionnent l’être humain sous l’angle de ses productions, de son être social ou de son histoire, comment la transdisciplinarité peut-elle enrichir les savoirs, proposer d’autres schémas de pensée et ouvrir la voie à d’autres pratiques et méthodes d’appréhension des objets ?
Sans doute que le regard de Michel Leiris sur les œuvres doit beaucoup à sa sensibilité éprouvée par un ensemble d’angoisses, par ailleurs souvent obsessionnelles, mais son approche a contribué à soumettre une proposition qui ouvre des perspectives pour moins comprendre ce que l’œuvre fait à l’art, que ce qu’elle fait à l’homme. |
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AUTEUR Camille Talpin Docteure en histoire de l’art de l’université de Bourgogne Franche-Comté Chargée de développement de la recherche à Burgundy School of Business, CEREN-EA 7477 |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Camille Talpin, Michel Leiris et l’art de son temps (1922-1990),
université de Bourgogne, mémoire de Master en
d’histoire de l’art contemporain, 2013.
[2]
Michel Leiris, Pierre Vilar [dir.], Écrits sur l’art, Paris, CNRS Éditions,
2011.
[3]
Dominique Bozo [dir.],
Donation Louise et Michel Leiris. Collection Kahnweiler-Leiris, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984.
[4]
Michel Leiris, Jean Jamin [dir.], Journal. 1922-1989, Paris,
Gallimard, 1992.
[5]
Michel Leiris, « Titres et travaux », dans
Michel Leiris, C’est-à-dire, Paris, Jean-Michel
Place, 1992, p. 57-80.
[6]
Maurice Nadeau, Michel Leiris et la quadrature du cercle,
Paris, Julliard, 1963.
[7]
Yves Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001.
[8]
Michel Leiris, « Alberto Giacometti », Documents, 1929, n° 4, p. 209-214.
[9]
Michel Leiris dans Paule Chavasse, « Entretien avec
Michel Leiris 2/4 », France Culture [en ligne],
disponible sur http://boutique.ina.fr, page
consultée le 27/08/2012.
[10]
Michel Leiris, « Le peintre de la détresse
humaine », dans Michel Leiris, Pierre Vilar [dir.], Écrits sur l’art, Paris, CNRS Éditions,
2011, p. 483-487.
[11]
Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Paris,
Gallimard, 1989.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Camille Talpin, « Michel Leiris et l’art de son temps (1922-1990) », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 11 septembre 2018, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Camille Talpin. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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