Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
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Soigner la folie et collectionner « l’art des fous ». L’art asilaire au xixe siècle : archéologie de l’Art brut | ||||||||||
Lydia Couet | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||
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Ce texte reprend celui de la soutenance de la thèse Soigner la folie et collectionner « l’art des fous ». L’art asilaire au xixe siècle : archéologie de l’Art brut, qui s’est déroulée à l’université de Bourgogne le 25 novembre 2019. Le jury était composé de Marc Décimo (professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Paris-Nanterre – rapporteur), Philippe Artières (directeur de recherche au CNRS – rapporteur), Aude Fauvel (maître de Recherche et d’enseignement à l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique de Lausanne), Philippe Poirrier (professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne Franche-Comté – président) et Bertrand Tillier (professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – directeur). I. Genèse du sujet Lorsque j’étais étudiante en Master 1 Culture & sociétés, je choisis de travailler sur l’une des principales sources d’inspiration des surréalistes : les objets d’Océanie et d’Amérique du Nord. En étudiant les expositions qu’ils avaient organisées autour de ces objets, je découvris d’intrigants assemblages surnommés « objets d’aliénés ». Et pour ma seconde année de Master, je me mis à chercher un sujet qui soit en lien avec la création et la folie. Après en avoir parlé avec monsieur Tillier, celui-ci me proposa de travailler sur Marcel Réja. Les recherches autour de ce personnage énigmatique furent passionnantes. Elles me permirent de retracer son histoire, ses centres d’intérêt, ainsi que sa place dans le milieu littéraire, artistique et médical de son époque. Je pus étudier son discours, le resituer dans son contexte et voir quelle fut son influence. En examinant l’iconographie sur laquelle il s’était appuyé et les sources qu’il citait je remarquai qu’un certain nombre de ses confrères collectionnaient déjà les artefacts asilaires bien avant 1901. Cela impliquait que déjà au xixe siècle, il y avait des pratiques artistiques dans les asiles, et des personnes intéressées par les objets qui en découlaient. Très peu de travaux avaient exploré des collections aussi anciennes, et les raisons qui poussèrent leurs propriétaires à les rassembler restaient floues. De nombreux lieux communs circulent d’ailleurs sur l’art asilaire, les collections et les collectionneurs du xixe siècle. On lit souvent que les pratiques artistiques étaient rarissimes dans de tels lieux à une époque aussi ancienne. Qu’elles étaient spontanées et exercées dans le plus grand secret, tant le personnel médical aurait eu pour habitude de détruire les objets ainsi produits et de punir leurs auteurs. Quant aux rares médecins à les avoir recueillis, ils l’auraient tous fait pour des raisons strictement médicales. Toutes ces affirmations, souvent reprises d’un ouvrage à l’autre mais peu étudiées, méritaient qu’on s’y intéresse de plus près pour voir si elles étaient réellement fondées. La question de l’exposition de ces objets demandait elle aussi à être approfondie. Des contacts avec le grand public et la scène artistique auraient peut-être pu avoir eu lieu avant la période des années 1920. II. Problématique C’est pour tenter de répondre à toutes ces questions, ou tout au moins d’y apporter un éclairage supplémentaire, que je décidai de consacrer une thèse au rôle joué par les médecins du xixe siècle dans l’artification des objets réalisés dans les asiles. Il s’avéra que ces professionnels n’étaient pas des personnages isolés, mais appartenaient en fait à un réseau d’envergure internationale. Mes moyens matériels ne me permettant pas d’explorer une zone géographique et historique aussi vaste, je choisis de me limiter aux trois pays qui constituaient le cœur de ce maillage, là où les contacts étaient les plus denses : la France, l’Italie et le Royaume-Uni. J’y analysai l’influence de ces aliénistes au cours de trois étapes déterminantes du processus d’artification, chacune faisant l’objet d’un chapitre de ma thèse :
En effet, contrairement à ce que l’on avance généralement, les patients créateurs n’étaient pas tous dépourvus de culture artistique, bien au contraire. Ils n’opéraient pas tous dans le secret, et leurs initiatives n’étaient pas forcément spontanées. Ce que l’on entend par création artistique – et ce que les médecins entendaient à leur époque – recouvre en fait des réalités très variées dont j’ai tenté de rendre compte. Quant aux situations vécues par les patients, d’un établissement à l’autre et d’un pays à l’autre, elles l’étaient tout autant. Les raisons qui poussèrent les médecins à interdire, à ignorer, à tolérer ou à encourager les pratiques artistiques entre les murs de leurs établissements étaient, elles aussi, fort disparates et dépendaient de leurs centres d’intérêt et de la place qu’ils occupaient dans le paysage médical et artistique de leur temps. Les visages de leurs collections, les discours qu’ils leur consacrèrent et la façon dont ils les présentèrent, reflétaient bien évidemment leurs convictions et les mouvements de pensée de leur époque. L’idée communément répandue consistant à n’y voir qu’un intérêt médical était en fait assez réductrice et la réalité s’avéra beaucoup plus complexe. Enfin, bien avant la période des années 1920 – au cours de laquelle les artistes découvrirent les artefacts asilaires – on remarque que des contacts eurent lieu entre ces objets et le monde extérieur. Parallèlement aux expositions scientifiques, d’autres évènements destinés au grand public accordèrent en effet une première visibilité à ces objets. Les ventes de charité, les expositions universelles et la presse illustrée furent autant d’occasion de les porter aux regards extérieurs. III. Méthodologie Les travaux vraiment documentés sur la période qui nous concerne étant extrêmement rares, je me fixai pour règle de base de revenir aux sources primaires pour construire ma réflexion. Cela comprenait : - les collections elles-mêmes à chaque fois que ce fut possible ; - les effets personnels des patients ; - les photographies d’époque ; - les dossiers médicaux et tout type de documents administratif ; - les journaux d’asiles ; - les ouvrages et revues médicales d’époque, mais aussi la presse artistique et populaire dans laquelle je trouvai de précieuses informations. Pour retrouver de tels documents, je commençai par explorer la littérature secondaire afin de relever les noms des médecins collectionneurs et des patients créateurs les plus célèbres. Je rayonnai ensuite autour de chacun d’eux en retraçant leur parcours, leurs fréquentations, les évènements auxquels ils participèrent, les écrits qu’ils produisirent, etc. Et de proche en proche, je pus retracer une partie du maillage de tout un réseau. Cette enquête approfondie me fut rendue possible grâce à l’aide précieuse des archivistes, des médecins et des historiens que je rencontrai au cours de mes recherches et je les en remercie vivement. Outre le point d’entrée par les biographies, celui des évènements fut aussi très prolifique. Une fois une exposition ou un évènement majeur identifié, je recherchai dans la littérature scientifique, mais aussi artistique et populaire, tous les articles publiés à cette même date. Cela me permit de compiler un grand nombre de témoignages tout en continuant à enrichir mon répertoire biographique. La piste des établissements s’avéra elle aussi particulièrement intéressante. Une fois l’un d’entre eux identifié comme ayant abrité une ou des pratiques artistiques, j’entrepris des recherches plus approfondies sur l’histoire des lieux et de ses occupants. Enfin, une enquête systématique menée en France auprès de tous les établissements fondés au xixe siècle me permit également d’obtenir quelques résultats. Ces derniers furent rares, les archives aussi anciennes étant peu accessibles ou ayant été détruites. En revanche, ces investigations me permirent de rassembler un nombre important de sources primaires pertinentes (cartes postales, articles de presse, photographies) et de réaliser quelques découvertes importantes (comme le cahier de Jacques Caraman). J’en profite à nouveau pour remercier tous ceux qui m’ont fait partager leurs connaissances et m’ont permis de rassembler autant de pièces de ce puzzle passionnant. Une fois ces objets et autres documents identifiés, j’accordai une importance toute particulière à les recontextualiser le plus possible pour les replacer dans leur époque et dans les conditions dans lesquelles ils furent réalisés. IV. Résultats Ces investigations me conduisirent à toute une série de résultats qui contribuent à nuancer des affirmations souvent trop réductrices et catégoriques sur l’époque qui nous intéresse ici. Il n’y avait tout d’abord pas une pratique artistique, mais des pratiques très variées. Le qualificatif même « d’artistique » revêtit des significations bien différentes d’un collectionneur, d’un pays et d’une époque à l’autre. Tandis que pour certains cela ne concernait que les sculptures, tableaux et autres dessins, pour d’autres, cela comprenait tout ce qui avait été façonné par les mains des patients (objets utilitaires, armes, artisanat, etc.) Certaines pratiques étaient effectivement spontanées et interdites. Mais on se rend compte que la plupart étaient tolérées, voire tout simplement ignorées. Le personnel ne luttait pas en permanence pour réprimer les patients, mais il les laissait généralement s’exprimer tant que cela ne remettait pas en cause la bonne tenue de la discipline. Certaines pratiques étaient même parfaitement reconnues, voire encouragées, et ce pour des raisons là encore très variées d’un médecin et d’un établissement à l’autre. Les matériaux utilisés par les patients n’étaient pas forcément des rebuts issus de la récupération. Certains eurent accès à des bois précieux, de l’ivoire, de la porcelaine, de la peinture, des métaux, etc., fournis par les établissements ou financés par leur entourage. À travers ces pratiques et les productions réalisées, on retrouve aussi toutes les nuances de la relation médecin-patient. Tandis que certains patients s’en servaient pour attaquer et menacer l’institution, refusaient de se soumettre aux demandes du personnel ou cachaient leurs travaux, d’autres espéraient en recevoir les bénéfices par le biais d’échanges, de rétributions ou d’encouragements. On pénètre également dans l’histoire personnelle de certains patients. Une partie de ces objets n’était effectivement pas destinée à être montrée mais à rester dans la sphère de l’intime. En revanche, tous ne furent pas réalisés dans le plus grand secret. Il existait aussi une pratique beaucoup plus institutionnalisée que l’on réalisait parfois en groupe et dont on savait qu’elle serait vue et jugée par autrui. Il pouvait s’agir de participer à la décoration de l’établissement, aux ventes de charité ou de répondre aux sollicitations de son médecin. Le regard et le discours que ces derniers posèrent sur ces artefacts ne furent pas purement scientifiques. S’il est vrai que ce fut souvent le prétexte officiel au commencement de leur collection, leurs remarques témoignent aussi d’autres préoccupations d’ordre affectif ou artistique. Leurs commentaires pointent par exemple un intérêt pour d’autres critères du goût comme l’étrangeté, les qualités décoratives, la puissance expressive ou la sincérité de certaines de leurs pièces. Ils tentèrent également d’établir des rapprochements avec d’autres types de créations artistiques : arts extra-européens, art moderne, art des anciennes civilisations, art médiumnique, etc. Si certains d’entre eux contribuèrent à jeter le discrédit sur une partie de l’art moderne, ils permirent aussi à l’art asilaire de s’inscrire dans le vaste champ de la création artistique. Les collections de chacun de ces médecins n’avaient pas toutes le même profil. Elles reflétaient les préoccupations de leurs propriétaires et leurs conceptions dans le domaine des sciences et de l’art. Celles-ci sont bien évidemment marquées par le contexte de l’époque et les grandes théories alors en vigueur. Pour Lombroso ou Morselli qui recherchaient la marque de l’amoralité dans les productions asilaires, tout objet réalisé par un patient était en lui-même source d’intérêt. Leurs collections étaient donc très vastes et hétérogènes. Les Dr Browne ou Marandon de Montyel, qui voulaient montrer les bienfaits du dessin dans le traitement de leurs patients, mettaient essentiellement en avant les copies bien exécutées. Le Dr Marie se servit d’une partie de ses artefacts pour décorer son établissement tandis que l’autre lui permettait d’illustrer ses études de cas dans les revues médicales. Le Dr Hyslop, en guerre contre l’art moderne, s’en servait quant à lui comme élément de comparaison dans des expositions visant à discréditer les œuvres de ses contemporains, etc. Plusieurs évènements permirent d’ailleurs de montrer des artefacts asilaires au grand public bien avant les années 1920. Dès le milieu du xixe siècle, certains établissements anglo-saxons organisaient des ventes de charité et tenaient des « bazars » dans lesquels le public pouvait venir acheter des objets utilitaires ou extravagants fabriqués par les patients. Dans le dernier tiers du xixe siècle, on pouvait aussi observer de nombreux objets sur les stands des asiles dans les expositions universelles. La presse populaire avec ses illustrations de plus en plus réalistes contribua elle-aussi à diffuser leurs images auprès du grand public. Quant aux musées d’asiles qui se développèrent dans certains établissements dès le milieu du xixe siècle, on peut voir qu’ils furent certes loin d’avoir été des exceptions, mais qu’ils recouvraient en fait des réalités bien différentes de l’image que l’on s’en fait actuellement. Il s’agissait en réalité de musées historiques, scientifiques ou thérapeutiques, et très rarement de musées artistiques. Dans de nombreux cas, il s’agissait aussi de petits espaces rassemblant un peu de tout et répondant aux quatre vocations précédentes. Nous n’avons en revanche trouvé aucune preuve attestant de la découverte de ces artefacts par le milieu artistique avant les années 1910. V. Limites et perspectives de recherche Au cours de nos investigations, nous nous sommes heurtée à plusieurs difficultés majeures. La première fut le manque de sources et la seconde leur difficulté d’accès. En effet, les archives datant d’une époque aussi ancienne sont rares car beaucoup ont été détruites au fil du temps. Le manque d’intérêt à leur égard et leur absence de valeur pendant des décennies n’en ont souvent pas fait des éléments dignes d’être conservés. Leur éparpillement entre de multiples propriétaires issus de la sphère privée est souvent venu à bout des rares collections à avoir survécu. Finalement, les mieux conservées d’entre elles furent celles qui restèrent entre les murs des institutions. Ceci nous amène à l’autre source de difficulté : l’accès à ces archives. Les établissements psychiatriques ne sont pas des lieux ouverts au publics et librement accessibles. Certains documents ne sont pas communicables, certains fonds d’archives sont inaccessibles et d’autres dorment dans les réserves en attendant d’être inventoriés. Quant à ceux qui sont conservés dans les archives publiques, leur masse est souvent si considérable, qu’une recherche sans indice temporel ni nominatif nécessiterait un temps phénoménal. Effectuer ces recherches à l’échelle d’un pays entier, voire sur un plan international est absolument impossible pour un étudiant isolé. Pourtant, au fil de nos lectures, nous avons pu noter la présence de pratiques artistiques et de collections à l’échelle européenne et mondiale (États-Unis, Russie, Grèce, Japon) et une recherche systématique menée par un réseau conséquent de chercheurs internationaux pourrait certainement permettre de découvrir de nombreux trésors dans les réserves des hôpitaux. Un recensement de ces objets permettrait d’attester officiellement de leur présence – garantissant ainsi leur conservation – et constituerait une base de données extrêmement précieuse pour étudier l’ensemble du phénomène dans sa dimension internationale. |
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AUTEUR Lydia Couet Docteure en histoire de l’art de l’université de Bourgogne Franche-Comté |
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Lydia Couet, « Soigner la folie et collectionner « l’art des fous ». L’art asilaire au xixe siècle : archéologie de l’Art brut », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 1er septembre 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Lydia Couet. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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