Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Le monde de la vigne dans la région de Nolay de la fin du xviiie siècle à la veille de la Grande Guerre
Jean-Marc Bonnefoy
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire économique ; histoire socio-politique; monde de la vigne ; viti-viniculture
Index géographique : France ; Bourgogne ; Nolay
Index historique : xviiie siècle-1914
SOMMAIRE
I. Pourquoi ce sujet ?
II. Problématique, plan et thèse
1) Le contexte démographique
2) Le cadre spatial
III. L’économie viti-vinicole et son  évolution au long cours
1) La commercialisation des vins et de leur acheminement
2) La crise phylloxérique et ses conséquences
IV. L’état de la propriété aux différentes époques
1) La Révolution et l’Empire
2) De la Restauration à la IIIe République
3) La République et défense du monde de la vigne
V. Bilan général de mon travail de thèse
1) La vie matérielle des habitants
2) Les conditions de commercialisation des vins
3) La place du fait politique
4) Liens avec l’historiographie récente

TEXTE

Thèse d’histoire soutenue le 29 mars 2021 devant le jury suivant : Corinne Marache (professeure d’histoire contemporaine, université de Bordeaux), Jean-Luc Mayaud (professeur émérite d’histoire contemporaine, université de Lyon 2), Serge Wolikow (professeur émérite d’histoire contemporaine, président du Jury), Olivier Jacquet (ingénieur de recherche, Chaire Unesco « Culture et traditions du vin », université de Bourgogne), Christophe Lucand (Science-po Paris, Chaire Unesco « Culture et traditions du vin »), Jean Vigreux (professeur d’histoire contemporaine, université Bourgogne-Franche-Comté, directeur de thèse).

 

Monsieur le Président, Madame et Monsieur les rapporteurs, Messieurs les membres du jury, je suis heureux de pouvoir vous présenter ce travail auquel j’ai consacré plusieurs années. Je tiens à remercier les deux rapporteurs pour leur lecture attentive et stimulante. Elle m’a permis de prendre un recul nécessaire.

Je n’aurais jamais entrepris ce projet au long cours sans l’amitié exigeante de Jean Vigreux. Tout au long du chemin, il s’est montré constamment disponible à mes demandes d’information ou de conseils méthodologiques, tout en me guidant dans l’entrelacs des sources archivistiques et documentaires. Qu’il en soit ici vivement remercié.

À l’heure où je dois en présenter, en quelques minutes, les conclusions, je voudrais après avoir introduit brièvement le sujet, faire un bilan raisonné de mon travail de recherche en partant des principaux thèmes traités.

I. Pourquoi ce sujet ?

Au cours d’un travail préalable consacré à la Côte de Beaune, j’avais été frappé par les variations apparemment brutales de la couverture viticole survenues sur une longue période de deux siècles. Cette curiosité est à l’origine de mon projet de thèse consacré au monde de la vigne dans la région de Nolay sur le temps long et à un niveau d’échelle micro-historique.

Dans mon esprit, le « monde de la vigne » englobe l’ensemble des acteurs qui, dans la région, dépendaient pour leur vie matérielle de l’économie viticole, soit directement (vignerons, propriétaires), soit indirectement (artisans-commerçants, entrepreneurs de transport, négociants, notaires, etc.). Sur l’ensemble de la période étudiée, l’activité viticole a été la base de la vie de chacun des villages étudiés, elle a « donné le ton » dans les différents domaines économique, social ou politique.

La région de Nolay s’étend sur environ 115 km² et abritait entre 8 000 et 10 000 habitants à l’époque étudiée, répartis dans quatorze communes de tailles très diverses. Elle  présente l’avantage de comprendre les trois parties classiques de la Côte viticole au sens large : Pays-Bas, Côte, Arrière-Côte. Ni trop vaste, ni trop restreinte, elle rend possible une approche micro-historique, et ce sur un temps suffisamment long (de la seconde moitié du xviiie siècle à la veille de la Première Guerre Mondiale) pour que les évolutions puissent s’inscrire dans le cadre spatial.

Aussi, le plan adopté résulte d’un compromis entre deux temporalités (économique et socio-politique) afin de travailler dans une perspective d’histoire « totale ». Une première partie devait nous permettre de faire le point sur l’état de l’activité viticole à la veille de la Révolution, les profondes mutations qu’elle a connues dans la deuxième moitié du xviiie siècle ; une filière viti-vinicole de type capitaliste était déjà largement constituée mais se heurtait aux archaïsmes de l’Ancien Régime, économiques et sociaux. À côté d’une viticulture de prestige, à base de pinot, d’origine médiévale, une viticulture « commune », à base de gamay, tournée vers les besoins de la consommation populaire, a pris son essor au cours du xviiie siècle, particulièrement dans les espaces périphériques du Pays-Bas et de l’Arrière-Côte.

La seconde partie de notre travail confirme, sur le plan viti-vinicole, l’évolution observée dans la période précédente. Le caractère dualiste de l’économie viticole se renforce ; la viticulture « fine », après des difficultés dans la première moitié du xixe siècle, bénéficie de la croissance sous le Second Empire dans un contexte de libre-échange. Mais la viticulture « commune » connaît une croissance plus forte encore, grâce à sa clientèle populaire qui croit au rythme de l’urbanisation et de l’industrialisation du pays.

La troisième partie de la thèse est consacrée à l’étude de la période 1878-1914, marquée à son début par l’invasion phylloxérique, qui atteint notre région avec 10 à 15 ans de retard. Nous nous sommes efforcé d’en mesurer l’étendue et les rythmes à partir des riches archives locales. Nous avons pu ensuite observer l’échec des tentatives de lutte à base de traitements, qui amène les acteurs, après biens des atermoiements, à faire le choix, dans la dernière décennie du siècle, de la reconstitution du vignoble au moyen de plants « américains » greffés. La reconstitution, qui s’achève au tournant du siècle, n’a pas mis fin à la crise de la viticulture régionale. La mévente des vins, sur un marché bouleversé par l’essor des vignobles méridionaux, aggravée par des accidents météorologiques et des crises phytosanitaires, précipite le vignoble bourguignon, surtout commun, dans la misère. À la veille de la Première Guerre, la région a perdu un quart de sa population, malgré les aides de l’État. Cependant, avec les premières tentatives d’organisation des vignerons, un avenir semble se dessiner, au moins pour le vignoble de qualité.

Je vais m’efforcer de tirer, dans la suite de mon exposé, le bilan de mon travail de recherche, avec ses acquis et ses limites, en abordant successivement les principaux thèmes traités.

II. Ma démarche

1) Le contexte démographique

Grâce à la qualité des sources disponibles, y compris pour la première période, j’ai pu suivre assez précisément le peuplement et l’évolution démographique sur la totalité de la période étudiée. Les grandes tendances n’ont pas été radicalement différentes de celles qu’a connues la population française dans son ensemble. Tout au plus peut-on relever quelques originalités :

  • une densité de peuplement plutôt élevée dans une région exigeante en main-d’œuvre donc attractive ;
  • une transition démographique accélérée au xixe siècle (la région est à la pointe du malthusianisme) mais un exode rural longtemps freiné (le solde migratoire est positif dans les années 1860-1880) ;
  • un effondrement démographique brutal à partir de la crise phylloxérique (la population baisse d’un quart, la main-d’œuvre viticole d’un tiers).

Dans une région d’habitat groupé, avec un réseau de bourgs et villages assez hiérarchisé et complexe, nous sommes en présence d’un espace ouvert à l’influence de centres urbains extérieurs mais proches, Autun et surtout l’axe Beaune-Chalon. Faute de sources précises, je me suis limité à une approche un peu impressionniste. Une piste d’approfondissement intéressante pourrait être d’étudier de plus près le rôle des petits centres ruraux (Nolay, Chagny) comme relais des centres urbains extérieurs.

2) Le cadre spatial

Mon ambition de départ était de délimiter précisément la couverture viticole dans son cadre géographique (son étendue, sa localisation par rapport au relief, aux centres de population, au réseau de transport, etc.) et son évolution dans le temps. Pour ce faire, je disposais d’un outil puissant, dont j’avais acquis la maîtrise quelques années auparavant : le SIG (Système d’information géographique), qui associe une base de données à références spatiales et le logiciel qui permet de l’interroger.

Un travail préalable était de constituer cette base de données à partir des sources disponibles. Leur relative pauvreté pour la période la plus ancienne m’a contraint à m’appuyer pour l’essentiel sur le plan cadastral de 1840, mais j’ai pu enrichir la base de données avec les matrices de 1840 et 1914 ainsi que d’autres sources plus ponctuelles (états de sections et matrices de 1791, « nouvelles évaluations » de 1851 et 1880 par exemple). J’estime avoir abouti à une évaluation correcte de la superficie viticole aux dates charnières : fin xviiie siècle, 1840, 1850, 1880, 1914.

Cela m’a conduit à une réévaluation à la hausse de l’importance de la vigne dans l’Arrière-Côte (de moins de 700 ha à plus de 900 ha voire 1 100 ha en 1791). Cela signifie que dès la période 1791/1801, le vignoble atteignait les trois quarts de son extension maximale de 1880. Le corollaire est que dès la fin du xviiie siècle, le dualisme viticole était déjà nettement affirmé. À cette date, la Côte représentait 50 % à 60 % du total, le plant gamay environ la moitié du vignoble régional. Mais il en représentait 78 % en 1880. On constate ici une particularité de la Côte de Beaune, son extension d’Est en Ouest, qui renforce l’importance des périphéries (Pays-Bas et Arrière-Côte).

Grâce à une cartographie correcte de l’occupation du sol aux différentes époques, j’ai pu entreprendre l’étude des logiques d’implantation du vignoble, retrouver au moins indirectement les dynamiques de l’occupation du sol par l’étude du parcellaire et des variations dans le temps des natures de culture. Cela m’a permis de suivre la conquête des marges au xixe siècle (telle qu’on en retrouve la trace en 1914), la déprise viticole au début du xixe siècle.

Par ailleurs, avec l’importation des statistiques démographiques, j’ai pu utiliser le SIG pour l’étude des populations : densités, dynamiques locales, cartes de flux (mouvements migratoires). J’ai pu également réaliser une cartographie des réseaux de transports (à différents niveaux d’échelle), à partir de couches créées grâce aux cartes anciennes.

Enfin, dernier domaine d’étude : celle des propriétés. En effet, intégrer les coordonnées des propriétaires des parcelles m’a permis de réaliser une cartographie des propriétaires à différentes époques, de lancer des recherches ponctuelles sur l’évolution des propriétés. Indirectement, j’ai pu mesurer l’émiettement successoral sur la période 1840-1914.

L’établissement et l’utilisation du SIG ont constitué un apport précieux pour mon travail de recherche, mais celui-ci était forcément limité pour une période ancienne, où les sources d’information spatialisée sont forcément limitées. On songe à la richesse considérable qu’elles présenteraient pour des périodes plus récentes… Une autre limite du SIG est la quantité de travail qu’impose la constitution des bases de données. Assurément, celle-ci devrait être l’objet d’un travail collectif.

III. L’économie viti-vinicole et son  évolution au long cours

La région de Nolay ne présentant pas, dans ce domaine, d’originalité notable par rapport aux espaces qui l’englobent (Côte de Beaune, Côte-d’Or au sens large), je me suis pour cette question largement appuyé sur des sources imprimées et des travaux d’historiens. Chaque fois que possible j’ai cherché à enrichir mon travail grâce à des sources, généralement manuscrites, qui s’inscrivaient dans le contexte de la région de Nolay (livres de raison de Paquelin et Latour, cahier de comptes de Champeaux, manuel de l’abbé Garnier, etc.).

En ce qui concerne la conjoncture économique ou les techniques culturales et de vinification, je me suis largement reposé sur les nombreuses sources imprimées (grands classiques du xixe siècle pour l’essentiel, tel Morelot, Lavalle, Vergnette-Lamotte, etc.) ainsi que les travaux des historiens qui m’ont précédé (Pierre de Saint-Jacob, Robert Laurent, Pierre Lévêque, etc.). Si je suis largement redevable aux ouvrages fondamentaux de ceux-ci, grâce à des sources originales j’ai pu approfondir certaines questions importantes, comme les deux suivantes :

1) La commercialisation des vins et de leur acheminement

Au départ, j’ai pu m’appuyer sur des bases solides avec plusieurs travaux importants sur la période la plus ancienne ainsi que la thèse de Christophe Lucand, consacrée aux négociants, qui couvre la troisième partie de mon travail. J’ai cherché, en changeant d’échelle, à en retrouver les traces pour la région, en suivant quelques pistes privilégiées :

  • la région de Nolay vue comme une « périphérie dominée » par des acteurs extérieurs (Chalon et Beaune au xviiie siècle, puis surtout Beaune), avec cependant d’importantes maisons d’origine locale (Audiffred à Chagny, Duvault-Blochet à Santenay) ;
  • l’importance de l’emprise foncière du négoce : déjà notable à la veille de la Révolution, la vente des Biens nationaux lui donne une impulsion décisive, son emprise est croissante au xixe siècle avant un certain retrait dû au phylloxéra ;
  • le rôle d’intermédiaire joué par des marchands locaux.

 J’ai cependant conscience d’avoir traité le sujet superficiellement. Ainsi, j’ai dû écarter des pistes de travail intéressantes, comme le rôle de Duvault-Blochet, négociant santenois qui fut à un moment le principal propriétaire viticole de la Côte-d’Or. La question des conditions de transport était un corollaire obligé, d’autant que la région de Nolay s’est trouvée dans une position plutôt privilégiée sur ce plan. J’ai pu approfondir le sujet grâce à quelques sources manuscrites intéressantes (trafic sur les grands axes, sociétés de voiturage).

2) La crise phylloxérique et ses conséquences

Les conditions de la recherche changent complètement en raison de l’abondance des sources officielles et non-officielles, pour la région de Nolay au même titre que pour les autres parties de la Côte.

La région a connu tous les cas de figure dans le rythme de l’invasion, l’attitude des acteurs (dénégation, puis adhésion à la lutte), l’efficacité contrastée du traitement (selon les natures de sols), les conditions et les résultats du processus de reconstitution. J’ai d’autre part porté une attention particulière aux crises post-phylloxériques qui ont particulièrement frappé l’Arrière-Côte.

IV. L’état de la propriété aux différentes époques

C’est un thème sur lequel j’ai particulièrement porté l’effort, étant donné son caractère décisif dans une économie agricole. J’ai pu rassembler les matériaux nécessaires pour dresser un tableau suffisamment précis des structures de propriété à quatre moments-clés : la situation à la veille de la Révolution, puis après les bouleversements de la période révolutionnaire et impériale, ensuite au moment de la confection du cadastre dans la région (1840), enfin à la veille de la Première Guerre, à l’occasion de l’établissement de nouvelles matrices.

C’est une gageure de résumer en quelques phrases l’évolution de la propriété sur 150 ans ; je me contenterai ici de résumer les principales conclusions de mes recherches, pour amorcer la discussion qui suivra :

  • la situation à la veille de la Révolution : dans un contexte d’extrême inégalité de la propriété, la noblesse et la bourgeoisie en possèdent environ un tiers chacune, tandis que la propriété de l’Église représente environ 11 %. Il en reste à peu près 20 % pour la paysannerie, ce qui est une part notable mais très minoritaire et très inégalitaire au sein même de cette catégorie sociale.
  • la période de la Révolution française et de l’Empire est marquée naturellement par un bouleversement des structures de propriété (la totalité des biens d’Église et la moitié de la propriété nobiliaire sont vendues comme biens nationaux), mais ce bouleversement se fait d’abord au bénéfice de la  bourgeoisie (elle acquiert environ les deux tiers des biens). La couche la plus aisée de la paysannerie a pu acquérir 20 % environ. Ce n’était pas suffisant pour remettre en cause la structure inégalitaire de l’accès à la propriété.
  • 1840 : les matrices cadastrales, dressées à cette époque dans le canton de Nolay, montrent que l’inégalité n’a pas reculé, au contraire : à cette date, 5 % de moyens et grands propriétaires s’arrogeaient la moitié du revenu fiscal, tandis que 88 % de propriétaires parcellaires percevaient 31 % du revenu. Entre les deux catégories se tenait une mince couche de petits propriétaires indépendants (pas plus d’une dizaine de familles dans un village comme Chassagne).
  • 1914 : de nouvelles matrices sont dressées à la veille de la guerre, que le contexte sanitaire ne nous a pas permis d’exploiter en totalité. Nous pouvons livrer cependant quelques conclusions provisoires après dépouillement de la majorité d’entre elles : il apparaît que l’émiettement successoral s’est poursuivi, expliquant la prolifération d’une poussière de propriétés parcellaires. Au delà, on observe une chute de la moyenne et petite propriété, avec cependant de grandes différences selon les communes. Si la grande propriété se maintient à Chassagne, il n’en va pas de même à Puligny et Santenay, où on assiste à un net déclin de celle-ci, s’expliquant entre autres par le retrait des négociants.

Parallèlement, j’ai exploité les archives du « Centième denier » puis de l’Enregistrement pour tenter de saisir les dynamiques de la propriété à travers le mouvement des mutations. Il a été possible de dégager quelques tendances. Dans les dix années précédant la Révolution, la crise viticole jadis mise en lumière par Ernest Labrousse se vérifie pour la région, entraînant un certain recul de la propriété paysanne au profit de la propriété bourgeoise. Le mouvement des mutations classiques s’accélère sous la Révolution et l’Empire, accentuant les évolutions provoquées par la vente des biens nationaux. Au xixe siècle, celui-ci se calque sur l’évolution de la conjoncture économique : faiblesse des échanges pendant les années difficiles de la Restauration, reprise timide sous la Monarchie de Juillet, gel à nouveau pendant la crise du milieu du siècle, avant une franche reprise sous le Second Empire. Il semble que la multiplication des petites cotes indique une progression de la petite propriété, ce que tous les contemporains soulignaient. Malheureusement, il ne nous a pas été possible de poursuivre au-delà de l’année 1863, et l’état de la propriété en 1914, tel qu’il apparaît dans les matrices rénovées, est d’abord le résultat de la crise post-phylloxérique.

Nous avons sérieusement manqué d’informations pour caractériser l’évolution des structures de propriété entre 1863 et 1914. Les contemporains insistaient, nous l’avons vu, sur la progression de la petite propriété, ce que nous avons entr’aperçu pour le Second Empire. Que s’est-il passé ensuite ? A-t-elle été victime du phylloxéra et de la crise au début du siècle ? C’est probable, mais il faudrait approfondir la recherche sur ce point, de même à propos du sort contrasté des grandes propriétés.

V. Société, mentalités, vie politique

Au début de mon exposé, j’ai rappelé qu’une de mes ambitions de départ était de faire une histoire « totale ». Cela impliquait de tenter une approche des mentalités, notamment religieuses ou politiques.

La Côte-d’Or appartient à la France du Nord-Est, tôt alphabétisée, où dès la fin du xviiie siècle la majorité des hommes maîtrisaient les premiers rudiments de lecture. Cette précocité s’est maintenue au xixe siècle et l’analphabétisme fut à peu près éradiqué bien avant les lois de Jules Ferry.

Parallèlement, la pratique religieuse, plutôt formelle et tiède, évolua vers une indifférence de plus en plus affirmée, basculant même vers l’anti-cléricalisme. Cette société ouverte, tournée par nature vers les échanges extérieurs (économiques mais aussi d’idées), se montra particulièrement réceptive aux péripéties politiques qui marquèrent l’histoire du pays.

1) La Révolution et l’Empire

La Bourgogne de la « réaction féodale » accueillit la Révolution avec enthousiasme, participant sans réticence au processus (élections, vente des Biens nationaux, adhésion à la défense nationale) avec quelques nuances (excès de la politique anti-religieuse, poids de la conscription à la fin de l’Empire).

Pierre Lévêque a caractérisé la Côte-d’Or de 1815 comme un pays « bleu », ce que révèlent l’enthousiasme des Cent jours et le traumatisme de l’occupation autrichienne. Rejet des « Bourbon », nostalgie républicaine et impériale caractérisent la région de Nolay sous la Restauration.

2) De la Restauration à la IIIe République

La période révolutionnaire m’a permis d’observer les débuts d’un processus de politisation, encore minoritaire. J’ai essayé d’en suivre l’évolution dans la première moitié du xixe siècle, au moins à l’échelle de la vie locale, en portant un intérêt particulier aux élections municipales. La Monarchie de Juillet, par la loi de 1831, en offrit à une part notable des électeurs ruraux une expérience limitée, par l’apprentissage des pratiques électorales, même si on ne peut encore parler de politisation au sens moderne du terme.

Il n’en fut pas de même avec la Révolution de 1848, accueillie dans l’enthousiasme par la population de la région. Elle offrit l’occasion d’une véritable prise de conscience politique (au sens moderne). De véritables bastions républicains (Nolay et Santenay) se constituèrent, encore minoritaires. L’expérience fut tôt interrompue, les électeurs ratifiant très majoritairement (avec cependant des foyers notables de résistance) l’établissement du Second Empire. Mais la pratique électorale se poursuivit, quoique fortement contrôlée. La défaite de 1870, épreuve de vérité, fut l’occasion d’un basculement définitif de la région dans le camp républicain.

La particularité politique de la région de Nolay fut qu’elle se constitua en un bastion électoral aux  mains d’une famille de notables modérés (les Carnot). Elle bascula tardivement, à la veille de la guerre, dans le radicalisme.

3) La République et défense du monde de la vigne

La crise phylloxérique a mis en évidence le rôle de l’État républicain et de ses institutions dans l’organisation de la lutte à l’échelle du pays tout entier. Les élus (députés et sénateurs, maires et conseillers généraux ou d’arrondissement) sont amenés à intervenir dans la distribution des aides financières, la mise en place des syndicats anti-phylloxériques, les stratégies de lutte, etc. La longue controverse entre « sulfuristes » et « américanistes », en particulier, prit une tournure politique dans la mesure où elle exprimait les oppositions d’intérêts entre la grande propriété et les petits vignerons. Les sessions du Conseil général en furent particulièrement le théâtre.

La période 1909-1912 vit la région nolaytoise particulièrement touchée par la crise post-phylloxérique, poussant le gouvernement et l’administration  à intervenir pour aider la population vigneronne. La question des modalités de distribution des aides engendra un conflit entre administration et municipalités, comme l’illustre la réunion cantonale organisée par le nouveau maire radical de Nolay, le 30 juin 1912. C’est le moment où les notables modérés du clan Carnot perdent pied, au profit de jeunes élus radicaux jugés plus combatifs.

Dans le même temps, à la suite d’Olivier Jacquet, nous voyons, dans les dernières années de l’avant-guerre, un processus d’auto-organisation du monde viticole, qui tend à dépasser le traditionnel conflit entre un syndicalisme agricole marqué à droite et les milieux républicains. Au nom de la défense des viticulteurs face au négoce, des syndicats se multiplient, avec des statuts identiques dans lesquels la lutte contre la fraude est mise au rang des priorités. En même temps, de premiers projets de constitution de coopératives se font jour, comme à Saint-Aubin ou Santenay. Tout cela annonce les luttes pour une loi sur les appellations d’origine, qui seront l’affaire de l’après-guerre.

VI. Bilan général de mon travail de thèse

Comme je le disais au début de mon intervention, la lecture des pré-rapports m’a amené à porter un regard plus distancié sur mon travail, donc à en voir les limites et les défauts, et peut-être à tracer des perspectives pour le compléter ou l’approfondir. Je me tiendrai ici à quelques pistes possibles...

1) La vie matérielle des habitants

J’avoue que je m’en suis tenu ici à une approche un peu désincarnée, me contentant d’évoquer les conditions de travail ou la question du revenu et de la propriété. La lecture des travaux de Marcel Vigreux et de Pierre Goujon m’a fait regretter de n’avoir pu investiguer davantage cette question. L’étude du cadastre des propriétés ou des travaux menés par la DRAC permettraient d’approfondir la question des conditions de logement, des spécificités de l’architecture viticole. De même, la vie quotidienne des différents acteurs pourrait être approfondie en suivant les pistes proposées par Pierre Goujon à propos de la vie sociale dans les villages.

2) Les conditions de commercialisation des vins

Comme mon travail de thèse embrassait de nombreux domaines sur une période longue, j’ai dû me contenter trop souvent de me tourner vers des sources immédiatement exploitables. Ce faisant, je n’ai pu aller aussi loin que le souhaitais sur cette importante question. En particulier, la commercialisation des vins « communs », leur acheminement vers les centres de consommation, la constitution et l’évolution des zones de chalandise, mériteraient des recherches plus approfondies. De même, les grands négociants beaunois passaient par des intermédiaires pour s’approvisionner dans la région. Il serait intéressant de mieux les identifier, de mieux cerner les circuits d’écoulement des vins, la place des bourgs et villes dans ce trafic.

3) La place du fait politique

Les rapporteurs ont pointé la place disproportionnée accordée au fait politique. Elle s’explique, je l’avoue, par un tropisme personnel, mais aussi parce qu’elle relevait d’un traitement événementiel propice aux dérives. J’ai essayé de les combattre par une approche la plus locale possible, notamment en accordant une place importante à la vie municipale, révélatrice des mentalités. La  question de la politisation m’a passionné, dans la suite des débats historiographiques qu’elle a suscités. Pour la période de la IIIe République j’ai été un peu prisonnier de mes sources, et de la place occupée par la famille Carnot dans l’histoire politique de la région, même si je me suis efforcé de faire au maximum le lien avec la conjoncture viticole. J’ai récemment découvert des sources importantes (papiers personnels de Pierre Joigneaux et François Carnot déposés aux archives) qui permettraient d’éclairer davantage leur rôle dans le quotidien de leurs électeurs.

4) Liens avec l’historiographie récente

La plongée dans le travail d’archives, les difficultés de construction de l’appareil statistique, puis les aléas de la rédaction de la thèse, ne m’ont pas toujours permis d’aller, au-delà des grandes synthèses historiques et des grandes thèses régionales, chercher des points de comparaison dans les travaux les plus récents. Pourtant, la lecture un peu tardive de certains travaux comme ceux de Stéphanie Lachaud ou Benoît Musset m’a fait entrevoir la fécondité d’une approche comparatiste.

Nul doute que le dialogue qui va suivre permettra d’élargir ces perspectives.

Madame, Messieurs, je vous remercie de votre attention.

AUTEUR
Jean-Marc Bonnefoy
Docteur en histoire contemporaine de l’université de Bourgogne Franche-Comté

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean-Marc Bonnefoy, « Le monde de la vigne dans la région de Nolay de la fin du xviiie siècle à la veille de la Grande Guerre », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 19 juillet 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean-Marc Bonnefoy.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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