Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||||||||||||||||||||||||
Youngtimers. Une sociologie des rapports contemporains à la voiture ancienne | ||||||||||||||||||||||||||
Gaëtan Mangin | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||||||||||
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SOMMAIRE
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Le présent texte est tiré de la soutenance de la thèse de doctorat en sociologie intitulée « Youngtimers. Une sociologie des rapports contemporains à la voiture ancienne » et soutenue le 21 novembre 2022 à Dijon devant un jury composé de : Hervé Marchal (professeur de sociologie à l’université de Bourgogne, co-directeur de thèse), Vincent Kaufmann (professeur de sociologie à l’EPFL, co-directeur de thèse), Jean-Marc Stébé (professeur de sociologie à l’université de Lorraine, rapporteur), Ewa Bogalska-martin (professeure de sociologie à l’université Grenoble Alpes, rapporteure), Cornelia Hummel (professeure de sociologie à l’université de Genève et présidente du jury) et Jean-Christophe Marcel (professeur de sociologie à l’université de Bourgogne). Nous tenons, avant toute chose, à remercier Hervé Marchal et Vincent Kaufmann pour la bienveillance, la patience et l’exigence qui ont marqué leur direction. Nous remercions également Jean-Christophe Marcel, et plus largement l’ensemble des membres du département de sociologie de Dijon, pour leur accueil et leur confiance. Enfin, nous tenons à remercier Dany Lapostolle, et plus largement l’équipe du LTTE, pour leur confiance et notre complicité durant les presque trois années de travail conjoint. I. Introduction Cette thèse part d’abord d’un constat : il est indéniable que l’automobile vit aujourd’hui une mutation sans précédent. Dans la lignée des innovations technologiques de ces 20 dernières années, mais aussi sous la pression de nouveaux défis (et en premier desquels, le défi écologique), l’automobile contemporaine fait l’objet de trois exigences majeures, des exigences entendues comme de nouvelles normes de construction, mais aussi comme un nouvel ordre moral mobilitaire : premièrement, elle se doit de répondre à un impératif de confort sans cesse grandissant ; deuxièmement, elle doit être la plus sécurisante possible, en premier lieu pour ses occupants ; troisièmement, il est attendu qu’elle soit conforme à une définition pour le moins tranchée de l’écologie. Plus généralement, par son encombrement, par son potentiel dangereux et polluant, l’automobile agace, de plus en plus, et partout (ou presque) on cherche à réduire son usage. Ceci étant posé, et par un étonnant paradoxe, se développe un intérêt sans précédent pour les véhicules du siècle dernier, qui se trouvent bien loin de ces nouvelles attentes. En attestent le succès grandissant d’événements institutionnels (tels que le salon annuel Rétromobile à Paris, dont la croissance contraste avec le désintérêt progressif pour le traditionnel Salon de l’auto) ou moins formels (rassemblement d’amateurs), la hausse des cotes sur le marché de l’occasion (voire de la collection, c’est à voir…), la multiplication par 7 en 20 ans du nombre annuel de procédures d’acquisition d’une carte grise de collection, ou bien encore la création de nouveaux médias dédié (émission télévisée, espaces de numériques ou encore magazines de presse). Parmi ces derniers, une revue automobile créée en 2010 entend dépasser le simple média pour se mouvoir en support d’un véritable mouvement collectif : il s’agit du magazine Youngtimers – entendre ici « jeunes anciennes » – et qui entend porter la parole de possesseurs de voitures qualifiées du même terme. Il s’agit de véhicules qui, parce qu’ils sont âgés de moins de 30 ans, ne peuvent prétendre à être reconnus comme des « voiture de collection » auprès de l’institution centrale de la voiture ancienne en France : La Fédération française des véhicules d’époque. Le travail de thèse que je vous soumets aujourd’hui se donne pour ambition de saisir les ressorts de ce mouvement, et plus largement de comprendre ce que recouvre la possession d’une automobile de plus de 20 ans à l’époque contemporaine. II. Méthodes et terrains Pour ce faire, nous avons mis en œuvre trois terrains de recherche principaux qui constitueront – peu ou prou – trois échelles d’analyse, et partant, les trois parties de notre démonstration : Premièrement, nous avons effectué une analyse du contenu de l’ensemble de la parution du magazine Youngtimers depuis 2010, soit 134 numéros, focalisant notre attention sur les témoignages de passionnés mais aussi les discours de la revue quant au mouvement qu’elle entend représenter. Deuxièmement, nous avons réalisé une série d’observations participantes – voire participations observantes – sur deux rassemblements automobiles dominicaux de la métropole Lilloise, à l’aide d’une automobile acquise à cet effet. Ces observations ont été complétées par 14 entretiens portants principalement sur les rassemblements. Troisièmement, nous avons réalisé 32 entretiens semi-directifs permettant de produire des récits approfondis de la relation des individus à leur objet. Ces entretiens ont rapidement pris d’eux-mêmes une tournure biographique, tant, nous le verrons, la relation à la voiture ancienne invite à la narration individuelle. Si nos deux premiers terrains relèvent principalement de la possession de tels objets sous la forme « collection », nous retrouverons ici, en partie, des informateurs faisant usage de ces objets à des fins utilitaires, au moins partiellement, et qui, pour un certain nombre, se trouvent éloignés des instances collectives (ludiques et/ou patrimoniales) pour vivre cette possession de manière plus ordinaire et quotidienne. III. Les définitions institutionnelles de la voiture ancienne en France Si l’on porte notre attention à l’échelle institutionnelle, d’abord, on remarque d’une part l’existence d’une institution centrale ; et d’autre part des contre-définitions en émergence. 1) La définition de l’institution centrale : la Fédération française des véhicules d’époque D’un côté donc, une voiture de collection est une voiture âgée de plus de 30 ans, maintenue dans son état d’origine et bénéficiant d’un certificat d’immatriculation spécifique. C’est la définition qu’impose la FFVE, la Fédération française des véhicules d’époque, une association qui occupe une position politique centrale dans la mesure où elle détient une délégation de service public pour la délivrance des cartes grises de collection. On peut aller jusqu’à dire qu’elle est l’acteur dominant du champ politique de la voiture ancienne, et qu’elle détient le monopole de la définition institutionnelle et légitime de ces objets. Sa conception de la voiture ancienne est principalement patrimoniale et renvoie à un ensemble de repères culturels situés dans les catégories sociales supérieures. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les statistiques que produit l’institution elle-même : on s’aperçoit qu’elle représente des collectionneurs relativement âgés (59 ans en moyenne, et dont 45 % sont retraités), bénéficiant majoritairement de hauts revenus (en moyenne 54 000 € annuels) et possédant des véhicules relativement coûteux (26 000 € en moyenne, impliquant un coût total moyen d’entretien qui s’élève à 4 000 € annuels). Plus encore, les activités que cette institution propose ou labellise renvoient largement à celles des mieux dotés (visites de restaurants étoilés ou vignobles réputés, par exemple). On soulignera ici que le caractère patrimonial des voitures anciennes doit être compris d’abord au sens économique du terme. Cette institution connaît toutefois une crise de représentativité, qui est directement liée à son appréhension administrative de ces objets. Elle reste relativement aveugle aux autres dimensions par lesquelles on peut appréhender une voiture ancienne (sensorielles, affectives, biographiques, etc.), et qui sont largement prises en considération par le mouvement et la revue Youngtimers, laquelle entend, par ailleurs, représenter des objets pour la plupart datés de moins de 30 ans (et donc en dehors des radars institutionnels). 2) Des contre-définitions en émergence : le cas du mouvement Youngtimers D’un autre côté, donc, on retrouve la revue Youngtimers qui propose une contre-définition de la voiture ancienne, en incluant celles qui sont à la frontière entre l’occasion et la collection. Cette revue agit comme un entrepreneur de patrimonialisation, en mobilisant d’autres aspects, d’autres critères que ceux mis en avant par l’institution centrale. Pour être à la fois précis et synthétique, nous relèverons quatre critères principaux, propices à qualifier le mouvement : Premièrement, il se revendique comme un mouvement générationnel. Les youngtimers sont en effet souvent désignées comme voitures d’usage pour jeunes désargentés. Leurs possesseurs (qui se situent aux alentours de la trentaine et de la quarantaine) revendiquent la reconnaissance patrimoniale de leurs objets. Ils retournent le stigmate de la jeunesse (la leur comme celle de leurs voitures) au sein de ce petit monde de la collection, mais aussi en dehors, en valorisant leur voiture d’occasion comme un objet de collection. Deuxièmement, le mouvement se veut populaire, s’opposant explicitement au caractère élitiste de la FFVE. Ce point est aujourd’hui à relativiser au regard de la valorisation financière de ces objets et de la nouvelle clientèle qui s’y trouve liée, à savoir une frange économique de la petite bourgeoisie (artisans, commerçant et chefs d’entreprise notamment). Le caractère populaire des youngtimers s’exprime au travers de références à leur époque d’origine, une époque où l’automobile faisait consensus, devenait accessible à tous et véhiculait une sémantique valorisante. Troisièmement, on trouve de forts positionnements politiques, principalement liés à l’actualité et aux projets territoriaux touchant à la mobilité : une opposition à l’obsolescence programmée ou à la consommation de masse par exemple, autant de points sur lesquels nous reviendrons par ailleurs. Enfin, quatrièmement, cette revue repose sur un fonctionnement participatif : chaque possesseur s’exprime, présente son automobile et obtient ou non reconnaissance de la singularité de sa voiture et ses récits. La revue convoque et reconnait donc l’attachement à ces Youngtimers, une catégorie dont elle peine, par ailleurs, à arrêter une définition tranchée, préférant une logique du flou et une évaluation au cas par cas. Face à la rigidité des définitions bureaucratiques, donc, se dessine une redéfinition des objets par le bas, par le truchement d’un média, situé hors-champ politique, une définition largement basée sur des sentiments, des émotions, des rapports sensibles à l’objet. Pour autant, et si elle nous met sur la voix d’une diversification des appréhensions possibles d’une voiture ancienne, cette parole publique et médiatique reste insuffisante pour saisir toute la complexité du rapport à cet objet. Elle demeure un discours institutionnel qu’il s’agit maintenant de confronter, aux paroles mais aussi aux pratiques des possesseurs. IV. Vivre la passion ensemble : les instances collectives de la voiture ancienne Pour ce faire, nous mobiliserons cette fois la participation observante aux rassemblements automobiles dits « statiques », qui consistent à garer son automobile et faire le tour du parking pour observer celles des autres. Elle nous permettra de saisir, d’abord, la manière dont ces véhicules sont appréhendés collectivement et en actes ; et ensuite, leur rôle dans l’expérience des individus. 1) Le monde des rassemblements automobiles Soulignons d’emblée qu’il n’existe quasiment pas d’événements spécifiques aux youngtimers, et que nous avons dû nous rendre sur des évènements plus généralistes. Sur ces rassemblements, la sémantique institutionnelle s’efface au profit d’autres manières de vivre l’objet. On ne retrouve donc pas de références aux youngtimers, tout au plus pour désigner quelque fois une catégorie « fourre-tout », pas plus que de références ou de conformisations, à des critères politiques de la FFVE. L’hypothèse selon laquelle youngtimers aurait structuré un monde qui se retrouve dans les instances et pratiques collectives est donc, pour l’heure, infirmée. C’est un autre monde qui s’ouvre ici au sociologue, et au sein duquel les catégories et grandeurs s’instituent à partir d’autres références. Ces rassemblements reposent, à première vue, sur une éthique convivialiste qui suppose l’ouverture à tout type d’individus, mais aussi un principe d’équivalence des automobiles, des idéaux communs de liberté ou encore des partages de ressources (compétences, mais aussi pièces, outils, etc.). Ils constitueraient des communs, des édifices collectifs n’appartenant à personne, que chacun contribue à édifier, et qui bénéficieraient à tous sans distinction. L’observation de ces rassemblements nous mène toutefois à considérer que s’y opèrent un ensemble de différenciations. D’abord, entre les exposants et les simples visiteurs, relégués au rang d’observateurs potentiellement envieux, et qui, dans une lecture maussienne du don, n’ont rien à offrir en retour, sinon leur intérêt et leur curiosité marquée. Mais plus encore, le rassemblement suppose un ensemble de catégorisations, à partir d’un ensemble de caractéristiques inhérentes aux véhicules, des catégories qui se matérialisent spatialement par le biais de différentes « zones » auxquelles il s’agit pour le participant de se conformer dans ses placements, à partir de compétences d’auto-évaluation. Par la spatialisation donc, se met en place une hiérarchisation entre les véhicules – et partant les individus, puisque toutes les places ne se valent pas, notamment en termes de visibilité. Au rassemblement, président ce qu’on pourrait nommer une éthique de l’attention à l’autre et une éthique de la mise en disponibilité de soi. Elles passent par un ensemble de rites corporels, à partir desquels s’engagent les interactions verbales immergeant les individus dans un registre narratif. Donner à voir se double d’un donner à entendre, qui attend en retour un certain nombre d’approbations, d’interrogations, et in fine la reconnaissance de l’intérêt de l’automobile et de son récit. Il existe donc des objets et des individus particulièrement désirables au rassemblement – et partant des indésirables, qui révèlent ses normes de « bonne conduite ». Il s’agit surtout de ne pas mettre en péril l’édifice commun, ni adopter d’attitudes ouvertement agonistiques. Nous proposons alors d’adopter une grille d’analyse pragmatiste en termes d’épreuves, entendues comme des moments d’indétermination au sein desquels acter collectivement la valeur des objets et des individus – par ailleurs indissociables l’une de l’autre : Premièrement, il est pour l’individu une épreuve spatiale ou de mise en visibilité ; une épreuve de la stratification, à partir de laquelle se situer socialement ; une épreuve de la dette, selon la propension d’un individu à pouvoir rendre autant qu’il reçoit ; une épreuve des compétences, qui consiste à prouver combien l’on sait conduire ou bien bricoler. Deuxièmement, il est pour l’objet une épreuve technique, consistant à évaluer son intérêt ou sa préservation mécanique ; une épreuve patrimoniale, consistant à évaluer son authenticité ; une épreuve narrative, avec la mise en récit biographique de l’objet, indissociable de celle de son détenteur ; une épreuve esthétique, à partir de laquelle saisir son potentiel du même ordre ; une épreuve financière, visant à établir sa valeur marchande ; une épreuve morale, enfin, reliée à des injonctions écologiques par ailleurs largement décriées. 2) La carrière-type du passionné Dans l’expérience des passionnés, ces rassemblements constituent un espace de socialisation, au sein duquel ils se retrouvent pour « faire des choses ensemble », pour le dire comme Howard Becker, et au sein duquel ils apprennent ou enseignent un certain nombre de savoirs et de compétences. En ce sens, participer aux rassemblements représente une étape au sein de la carrière du passionné, dont nous proposons de dégager quatre étapes-types : La première étape est mise en mots par nos informateurs comme un retour à une passion ayant planté ses racines dans l’enfance avant de se développer à l’âge adulte. Franchir le cap de l’acquisition relève ainsi, pour emprunter les mots de Paul Ricoeur, de la réalisation d’une promesse faite à soi-même par le passé, rendue possible par la convergence de différents facteurs. La deuxième étape représente un investissement plus avant dans la passion, qui consiste à passer d’activités relativement solitaires à des activités communautaires. La troisième étape est celle de la construction d’une place au sein de ce petit monde. Le passionné intègre des normes et des catégories de jugement, auprès de ceux que l’on peut nommer des entrepreneurs de morale. Il réalise un certain nombre d’apprentissages : il intègre un vocabulaire vernaculaire, il apprend à acheter ou vendre une voiture, à enquêter sur les pannes de son engin… La quatrième étape consiste à prendre la forme plus radicale du collectionneur. Les activités et sociabilités de l’individu sont principalement liées à sa passion, il devient lui-même un passeur pour les nouveaux venus, une personne de référence qui détient des ressources incontournables. Il se constitue, de manière réflexive, ce qu’on pourrait appeler une biographie automobile, un récit relativement cohérent d’une succession de possessions. V. L’expérience individuelle de la possession d’une voiture ancienne Dès lors, ce terrain particulièrement fructueux nous met sur la piste d’une nouvelle dimension possible du rapport à l’objet, davantage individuelle – qui là non plus ne fait pas beaucoup de cas de la catégorie de Youngtimer, si ce n’est pour mobiliser un terme dans le but d’une valorisation financière au moment d’une vente. Ici, il nous a semblé particulièrement important de tirer le fil des bribes de récits livrés à la revue, ou entendus en rassemblement, pour saisir plus profondément les ressorts de ce que nous pourrions nommer un phénomène d’encastrement biographique. Car si la recherche de conformité à l’origine est de mise, il n’en reste pas moins que ces voitures sont considérées comme uniques parce qu’elles font l’objet d’un travail de singularisation par le récit, un récit biographique de l’objet qui pour partie lui est propre, mais demeure indissociable de l’histoire de vie de son détenteur. Nous proposons dès lors de compléter cet exposé par une analyse du rapport à l’objet en trois temps : travail sur le passé d’abord, expérience du présent ensuite, et puis projections dans le futur enfin. 1) Un objet porteur du passé Une voiture ancienne est un objet qui porte, et mobilise, le passé. Elle est le réceptacle d’une mémoire collective, celle d’un petit groupe, mais plus souvent renvoyant à la grande histoire (elle est un lieu de mémoire, dirait Pierre Nora), mais également un objet-souvenir pour parler comme Véronique Dassié, profondément ancré dans une histoire familiale, dont à la fois elle témoigne, mais qu’elle peut aussi servir à retravailler. Enfin, elle devient, pour l’individu, un objet qui permet de se situer dans son propre parcours de vie. Elle devient l’outil de ce que Claude Dubar nomme une transaction biographique, c’est-à-dire un travail sur ses projections futures à partir de son passé, se situant sur un continuum entre rupture et continuité. 2) Un objet vécu dans le présent L’expérience d’une voiture ancienne implique un rapport ambivalent au présent. Ainsi, c’est toute l’expérience contemporaine de la route et de l’automobile qui est largement critiquée et retravaillée. La voiture ancienne permet ici de conjurer un ensemble de sentiments de dépossession, semble-t-il typiques de l’expérience mobilitaire contemporaine : dépossessions cognitives, qui amènent à revendiquer un goût de l’effort ; dépossessions techniques, auxquelles on oppose un goût pour l’autonomie et pour la débrouillardise ; dépossessions morales et démocratiques, qui amènent à revendiquer sa liberté et sa responsabilité individuelles plutôt que la sécurité et l’automatisation ; sentiments de dépossessions matérielles, fondés sur une éthique minimaliste et le rejet de la production de masse, une éthique de l’attachement opposé à la logique du remplacement et de l’obsolescence programmée ; sentiments de dépossessions expérientielles, enfin, qui amènent à réintensifier l’expérience de la route et qui s’expriment par le refus des logiques d’efficacité, de rentabilité, du fonctionnalisme urbain ayant produit des autoroutes. Dans un autre registre, l’expérience au contact de sa voiture ancienne consiste à tenir à distance le passé pour investir intensément le présent – dans des moments à entendre comme des oasis de décélération (pour reprendre l’expression d’Hartmut Rosa) permettant par ailleurs de se désencombrer aussi pour un temps de l’indétermination du futur. 3) La voiture ancienne comme support de projection dans le futur Nous l’avons esquissé plus tôt, cet objet désuet qu’est une voiture ancienne se trouve impliqué dans les projections futures de son détenteur. Ainsi, une voiture ancienne fait l’objet, de la part de ce dernier, d’un travail biographique qui est celui de sa propre histoire, l’histoire de l’objet. L’individu reconstruit en effet la biographie de l’objet en même temps que la sienne, généralement au détour d’une rénovation matérielle, en fabriquant un ensemble de points de contact, d’identifications partagées, qui permettent de lier les récits et les identités de ces deux actants. Mais ce travail conjoint permet surtout de construire les fondations d’un avenir commun, de projeter le futur de l’objet qui probablement survivra à l’individu, mais aussi différents futurs pour lui-même. On retombe ici sur des considérations plus larges ayant trait aux enjeux de l’anthropocène et aux projections collectives aussi nécessaires qu’incertaines. Nos informateurs ne sont pas moins sensibilisés que d’autres à ces enjeux. Pour eux, les voitures anciennes permettent quelques actes symboliques et quotidiens de résistance à une écologie pensée sans eux, voire disent-ils contre eux, mais également, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, de résistance à l’automobilisme contemporain. VI. Conclusion Enfin, pour conclure, on peut dire qu’il n’existe pas UNE définition de la voiture ancienne, mais une multitude d’objets aux caractéristiques et aux appréhensions diverses : des définitions administratives diffénciées (nous avons cité la FFVE et le mouvement Youngtimers), mais aussi des catégorisations collectives plus complexes et situées, et plus encore une multitude de manière de définir et de vivre ces objets individuellement. En ce sens, et pour appuyer sur le caractère pluriel de ces voitures, nous proposons de clore cet exposé par une série de régimes d’engagement avec cet objet, et dans lesquels s’insèrent une série de figures idéal-typiques de possesseurs. Il s’agit, là aussi, d’un geste heuristique et non d’une description fidèle de la réalité. Premièrement, il existe selon nous un régime de capitalisation, qui suggère une appréhension utilitariste de l’objet, et dans lequel s’insèrent deux figures idéal-typiques : l’investisseur, pour qui la voiture ancienne représente un capital qu’il est possible de faire fructifier ; et le consommateur, pour qui elle représente un outil de mobilité à moindre frais. Deuxièmement, un régime patrimonial, au sein duquel s’insère le conservateur, qui se donne pour mission de faire perdurer un vestige collectif, le témoin d’une époque. Troisièmement, un régime généalogique, au sein duquel se situe le transmetteur, pour qui l’objet est l’outil d’un travail sur la filiation, d’abord ascendante, mais aussi voire surtout descendante. Quatrièmement, un régime biographique, où l’individu se meut en auteur de sa vie et pour lequel la voiture ancienne devient un marqueur. Cinquièmement, un régime de reconnaissance, qui fait de l’objet le support d’une quête identitaire, et qui suggère deux idéaux-types : le montreur, pour qui la passion devient un marqueur identitaire fort auprès des profanes ; et l’intégrateur, qui se trouve engagé dans une quête de reconnaissance auprès des initiés. Sixièmement, un régime existentiel, dans lequel s’insère le jouisseur, engagé dans un rapport d’intensité à lui-même au travers de l’objet dont il use de manière cathartique. Je vous remercie pour votre attention. |
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AUTEUR Gaëtan Mangin Docteur en sociologie de l’université de Bourgogne-Franche-Comté Chercheur associé au LIR3S-UMR 7366 ATER en Sociologie à l’université d’Artois, affilié au LEM-UMR 9221 |
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Gaëtan Mangin, « Youngtimers. Une sociologie des rapports contemporains à la voiture ancienne », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 11 janvier 2023, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Gaëtan Mangin. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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