Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||
Carmine Crocco, Ma vie de brigand, Toulouse, Anacharsis, 2016, 154 p. [1] | ||||
Xavier Vigna | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||
C’est un livre rare et intéressant en diable que les éditions Anacharsis ont l’audace de publier : l’autobiographie qu’un brigand de la Basilicate, Carmine Crocco, rédige à la fin de sa vie. La riche introduction de Pierre-Yves Manchon, historien spécialiste du phénomène qui y consacra sa thèse, permet d’inscrire sa trajectoire dans un contexte plus vaste. En effet, l’Italie méridionale a vu le brigandage se développer depuis l’époque moderne, et les troubles politiques et militaires le favoriser puissamment. L’autobiographie de Crocco raconte précisément comment la période compliquée de l’Unité italienne autorise temporairement un essor spectaculaire de la criminalité et de la conflictualité sociale et politique : le brigandage social, cher à Eric Hobsbawm, se mue en une guérilla contre-révolutionnaire dans la Basilicate du début des années 1860. I. La trajectoire d’un brigand La vie de Crocco, telle qu’il la raconte, correspond par bien des traits aux analyses classiques que l’historien britannique a proposées sur les brigands. D’ailleurs il connaissait ce texte qu’il qualifie d’ « autobiographie intéressante » [2]. En effet, Crocco naît en juin 1830 dans une famille paysanne de Rionero in Vulture et connaît une enfance heureuse jusqu’à 6 ans, ainsi qu’il l’explique avec vigueur : « Je veux raconter le bonheur d’une famille pauvre » (p. 27). Mais un petit seigneur le saccage, en frappant très violemment la mère de Crocco, pour une malheureuse affaire de chien tué ; celle-ci en est affaiblie pendant de longues années puis sombre dans la folie. Quant au père, il est ensuite accusé, à tort, de l’assassinat du seigneur brutal. Cette double expérience d’une terrible injustice symbolise la fin de l’innocence et frappe le jeune Carmine, obligé de travailler dur pour survivre puis qui se fait soldat à partir de 1849. À l’instar de bien des brigands, il profite de l’armée pour acquérir des techniques militaires, mais finit par déserter en 1853. Ses débuts dans le brigandage lui valent une première condamnation au bagne en 1855 dont il s’évade quatre ans plus tard. Mais les troubles politiques dans le contexte du Risorgimento impriment une inflexion puissante à la vie de Crocco, qui s’engage d’abord aux côtés de Garibaldi puis, faute de bénéficier d’une amnistie dans l’Italie nouvelle, tourne casaque et prend fait et cause pour la contre-révolution armée, au profit de François II et des Bourbons qu’il déteste pourtant et dont il dénonce « les infamies » (p. 74). Crocco profite alors de la faiblesse et des carences du nouvel État pour recruter une troupe d’un bon millier d’hommes à la tête de laquelle il écume la Basilicate jusqu’à tenter, en vain, d’en conquérir le chef-lieu, Potenza. Progressivement cependant, les troupes royales se reprennent : elles parviennent à rallier des soutiens locaux pour mieux contrer la guérilla et les bandes de brigands. Un à un, les compagnons de Croco l’abandonnent ou sont tués. Cherchant refuge dans les États pontificaux, l’ancien général est finalement arrêté puis condamné à la prison à perpétuité. C’est d’ailleurs en prison qu’il commence à rédiger ses Mémoires en 1889 avant d’y décéder en 1905. II. Un subalterne peut-il écrire ? [3] Ce texte qui vaut déjà par les récits enlevés de batailles ou l’évocation de la guérilla, s’avère en outre tout à fait intéressant par le cas qu’il illustre : celui de l’accès à l’écrit d’un subalterne. En effet, on ignore comment Carmine Crocco apprit à lire et à écrire et son niveau réel d’alphabétisation (modeste, d’après quelques indications). Mais un militaire, le capitaine Eugenio Massa, l’aida à rédiger son texte, ou le lissa, en gommant notamment les fautes ou les expressions dialectales les plus particulières. Pour autant, en dépit de cette mise en forme qui interdit de considérer ces pages comme une autobiographie absolument authentique, le texte permet d’accéder au point de vue singulièrement complexe d’un brigand, qui tout à la fois, se justifie et se confesse, raconte mais se tait aussi. Cette autobiographie est en effet le repentir d’un « serpent monstrueux » (p. 47) condamné en 1872 pour 62 homicides effectifs et 13 tentatives (p. 149), qui ne cesse d’évoquer ses crimes et sa cruauté, en battant ainsi sa coulpe. Par là, il satisfait sans doute une conscience religieuse inquiète mais peut-être aussi l’injonction implicite du militaire, qui ne saurait publier que le texte d’un brigand repenti. Cette prise d’écriture bute en outre sur des silences : il y a une ellipse dans le récit liée à la première condamnation et au bagne, comme si l’entrée en brigandage, par laquelle Crocco ressemble encore au commun des mortels, ne méritait que le silence. De même, l’exercice de la violence extrême, les assassinats cruels mais aussi les violences sexuelles à l’encontre des femmes, et notamment les viols, sont passés sous silence ou euphémisés, parfois comme des épisodes de « débauche » (p. 61) ou attribués aux compagnons les plus cruels (p. 132 par exemple). Ces silences interrogent naturellement les limites de la confession : sur ce qui est avouable comme sur ce qui peut s’écrire. Et dans le même temps, le texte se lit avec bonheur, restituant la joie d’un auteur qui interpelle son lecteur, l’invite à vérifier, pour mieux le convaincre. Dans ce va-et-vient entre confession et témoignage, se lit aussi la revendication fière d’un sujet, qui refusa la subordination, et pour lequel l’écriture prolonge, dans un autre registre, le pas de côté initial du brigandage. En un tel sens, le texte de Crocco peut être mis en regard des confessions que le criminologue Lacassagne avait colligées à la même période et que Philippe Artières a exhumées il y a quelques années [4]. Avec ces limites, le texte est passionnant qui permet de saisir la personnalité d’un subalterne habituellement voué au silence et, parce que brigand, à une mort précoce et violente. Parce qu’il nous donne accès à une histoire si méconnue en France, parce qu’il restitue les rêves de terre de ces paysans misérables, il faut lire la confession de ce rescapé. |
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AUTEUR Xavier Vigna Professeur des universités Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[2]
Eric J. Hobsbawm, Les bandits, Paris, Zone, 2008, note 12 p. 38.
[3]
On aura reconnu dans ce titre un clin d’œil à la réflexion de Gayatri Chakravorty Spivak : Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éd. Amsterdam, 2014.
[4]
Philippe Artières, Le livre des vies coupables. Autobiographies de criminels (1896-1909), Paris, Albin Michel, 2000.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Xavier Vigna, « Carmine Crocco, Ma vie de brigand, Toulouse, Anacharsis, 2016, 154 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 11 octobre 2016, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Xavier Vigna. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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