Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
John Seabrook, Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires, Paris, Philharmonie de Paris-La Découverte, 2016, 250 p. [1]
Jedediah Sklower
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : pop ; production ; tubes ; studio d’enregistrement ; médiations ; intermédiaires
Index géographique : monde
Index historique : xxe-xxie siècles
SOMMAIRE

TEXTE

L’ouvrage du journaliste au New Yorker John Seabrook est une plongée dans les coulisses de la pop mondiale, du studio Cheiron à Stockholm, pépinière suédoise de producteurs dont on retrouve aujourd’hui la griffe sur un quart des numéros 1 des classements internationaux, à l’usine à idoles K-pop SM Entertainment, via le formatage des boys bands ou les carrières des stars issues de l’atelier Disney. Son travail est essentiellement tiré de ses nombreux entretiens avec la nouvelle génération d’intermédiaires de la production et de la diffusion musicales à l’échelle du globe, et de l’observation de leur travail in situ.

Au cœur de cette machine, il y a l’empreinte essentielle de nouvelles méthodes de composition et d’organisation de la production sur le paysage musical des musiques populaires actuelles. Jadis, Tin Pan Alley à partir de la fin du xixe siècle, le Brill Building ou les locaux de Motown dans les années 1960, étaient des modèles de concentration verticale et spatiale : dans un lieu unique, un interprète pouvait trouver toute une panoplie d’intermédiaires spécialisés dans la création, la commercialisation et la promotion de chansons. En deçà des apports croissants des nombreux techniciens et intermédiaires du monde des musiques populaires, et au gré des évolutions systémiques du secteur, le tube était d’abord, selon l’auteur, le résultat de l’association efficace de compositeurs, d’arrangeurs et de paroliers talentueux : c’était l’approche « mélodie et paroles » (p. 245).

Avec les succès des productions portant la marque du studio Cheiron et de son écurie à partir du milieu des années 1990, une nouvelle méthode s’est imposée dans le marché de la pop : le track-and-hook. De nos jours, c’est la production qui prime, esthétiquement et chronologiquement, sur les paroles ou les éléments mélodiques. Le producteur pose les bases d’une piste (track) à partir d’un matériau préalablement constitué par l’« effort collaboratif » de toute une équipe de compositeurs spécialisés (p. 82-83). Cette étape donne lieu à des formes inédites d’organisation éclatée et démultipliée du travail de production : Seabrook mentionne par exemple ces séminaires réunissant des dizaines de producteurs et auteurs, « assemblés par paires, que l’on forme et reforme, lors de séances d’écriture qui s’étendent sur plusieurs jours, dans l’espoir que jaillisse une pépite » pour Rihanna (p. 239). La piste prend ainsi progressivement forme, à l’aide des outils numériques, par la couture d’ébauches hétéroclites, par essais, associations, télescopages successifs, dans ce qui ressemble à l’assemblage tâtonnant d’un puzzle.

C’est sur cette base que l’interprète enregistre sa piste de voix. Comme pour l’ensemble du travail d’enregistrement, les outils numériques, qui ont rationalisé les possibilités du montage analogique, s’imposent : l’auteur mentionne la pratique courante du comping, à savoir le montage, parfois à la syllabe près, des parties les mieux chantées de la piste vocale d’une chanson (p. 174). La pratique n’est pas si neuve, et remonte aux développements de l’enregistrement magnétique – on pense par exemple à Glenn Gould décidant au milieu des années 1960 de ne plus se consacrer qu’à l’enregistrement en studio [2]. De même, ce qui se faisait au Brill Building, ou bien l’application par Berry Gordy du modèle fordiste au travail de production musicale à Motown, avaient déjà adoubé cette toute-puissance des producteurs sur leurs poulains. L’exemple coréen, de ce point de vue, atteint des sommets dans leur soumission à une discipline de fer. Ainsi, le « manuel de technologie culturelle » de SM Entertainment

détaille les moments où il convient d’importer des compositeurs, des producteurs et des chorégraphes étrangers, les progressions d’accords à utiliser selon les pays visés, la couleur précise du fard à paupières qu’un chanteur devra porter selon les régions d’Asie, et les angles de caméra à employer pour les clips (un plan de groupe à 360 ° pour débuter le clip, suivi par un montage de gros plans individuels) [3]

Vient ensuite, pour filer la métaphore, le rapiéçage : ce qui ne sonne pas encore assez bien, ce qui n’est pas encore assez dense, est colmaté par les hooks (hameçons, accroches), fioritures vocales et mélodico-rythmiques improvisées par les membres d’une autre équipe de spécialistes, les topliners. Il en faut partout dans la chanson, dans « l’intro, le couplet, le pré-refrain et l’outro », pour retenir l’attention des auditeurs (p. 247). On retrouve là aussi la dimension très pragmatique, circonstancielle, de la composition d’un tube : ainsi, la « machine à hooks » (p. 243) Ester Dean écoute une piste dans le studio, et se met à improviser des bribes de paroles chantées, qui prennent progressivement la forme d’onomatopées accrocheuses et de phrases-slogans, selon l’inspiration du moment. Si celle-ci ne vient pas, on passe à un autre morceau. La plupart des topliners sont des femmes, là où bien sûr, le milieu de la production est quasi exclusivement masculin : ces nouvelles formes d’organisation de la production musicale perpétuent une division sexuelle du travail. Une division qui, souvent, rime avec assignation : Dean aspire à devenir une vedette, mais les producteurs qui l’emploient ne le voient pas de cette façon, et rechignent à miser sur quelqu’un dont le talent rapporte gros là où il est (p. 249).

L’ensemble social et technique de cette chaîne de montage/composition est semble-t-il un bouleversement des règles et des configurations antérieures de la production musicale. La composition a substitué l’intuition de la « logique tubulaire » [4] et la connaissance des outils numériques aux compétences « classiques » d’écriture musicale et parolière et d’interprétation – ces usines à hits se passent de plus en plus de musiciens-interprètes encombrants et chers (p. 245-246). L’ingénieur du son devient parfois lui aussi désuet : dans son travail, Mikkel Eriksen du duo Stargate fait sans la console de mixage 64 pistes, par exemple (p. 267). C’est l’espace physique et technique du studio qui devient presque obsolète, dans une conjoncture économique où les tournées s’allongent, et où les producteurs ne veulent plus s’embarrasser de sessions étalées sur plusieurs semaines, dans un lieu unique, avec un personnel stable et onéreux : Seabrook donne l’exemple de l’« enregistrement ambulant » de titres pour Rihanna « entre deux concerts, dans des studios mobiles ou des chambres d’hôtel » ou encore un bus (p. 261). Il ne s’agit pas pour autant d’une révolution, plutôt d’une rationalisation de procédés déjà expérimentés – mentionnons Brian Wilson, qui enregistrait ici et là des bribes de mélodies (ses « feels ») sur un magnétophone, avant de les recombiner plus tard dans un studio.

Le travail impressionnant d’entretiens et d’enquête réalisé par Seabrook, à travers les nombreux récits entremêlés qu’il propose – biographie de producteur à succès, émergence de telle ou telle vedette, formatage de tel groupe destiné aux ados, de tel tube –, permet donc de saisir au plus près la mécanique quotidienne de l’industrie de la pop. L’attention aux anecdotes est rarement insignifiante (quand bien même elle finirait parfois par assoupir le lecteur), notamment parce qu’elle permet de retrouver la même mécanique pragmatique, faite de tentatives infécondes et de balbutiements fructueux, que celle décrite par Antoine Hennion dans son travail sur la production musicale en France à la fin des années 1970 [5]. Sans naïveté, et avec un esprit souvent critique, Seabrook révèle le rôle des médiations dans l’analyse des industries culturelles, contre les conclusions hâtives que l’on pourrait aisément tirer de ce portrait de la pop au xxie siècle, sur le cynisme des producteurs, les ficelles du tube, les illusions du star-system, etc.

Il y a par ailleurs dans cet ouvrage matière à préciser les contours du régime de production musicale contemporain – certains, dans la lignée des travaux d’Antoine Hennion, toujours, sur la « discomorphose » [6], l’appellent « numérimorphose » [7]. Dans une autre optique, on retrouve également toutes les facettes du modèle de la « production de la culture » de Richard Peterson [8]. En effet, Hits ! nous montre l’évolution des positions relatives des différents agents participant à la production musicale stricto sensu : les producteurs et leur armée de mélodistes, de facteurs de beats, de topliners ultraspécialisés, qui relèguent semble-t-il au placard compositeurs, arrangeurs et paroliers traditionnels ainsi que les instrumentistes. Tout ceci va bien évidemment de pair avec les évolutions technologiques : Internet et le streaming, les algorithmes du big data, médium des succès et panoptique des plaisirs (p. 178, p. 349), la « dématérialisation » des supports, la compression, Auto-Tune, et bien sûr le montage numérique déraciné du studio. Environnement technique dont on a vu qu’il participe de la reconfiguration du travail, du statut, des carrières et de la rémunération des différents agents du monde de la musique. Tous ces facteurs se combinent par ailleurs à l’évolution juridique, du côté de la distribution et de la diffusion (p. 98), ou de celui des rapports contractuels entre industrie, interprètes et intermédiaires, avec au cœur les questions de la créativité et de la captation de sa valeur à l’ère des contrats « 360 ° » (p. 260), de Spotify et d’Apple Music (p. 358 sqq.). Les plateformes de streaming étant, enfin, l’alliance tardive de nouveaux entrants du marché et des majors face à l’évolution des pratiques de consommation (Napster, réseaux peer-to-peer) qui contribuent à chambouler l’industrie.

Justement, le revers de ce type de travail, c’est de pécher par manque de rigueur et de synthèse. Seabrook s’intéresse à tous les aspects du monde de la musique pop, mais hormis le décorticage de la fabrique des succès, il n’en traite aucun avec suffisamment de sources et de temps pour comprendre précisément en quoi chacun participe de cette nouvelle configuration de l’industrie musicale et, plus généralement, de ce nouveau dispositif musical. Ce n’était pas l’objectif du livre, et cette critique typique et attendue ne suffit pas à réduire l’ouvrage au rang de simple « source de seconde main » pour le chercheur. Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires est un texte important pour qui s’intéresse aux nouvelles dynamiques de la culture et de son industrialisation.

AUTEUR
Jedediah Sklower
Membre du comité de rédaction de Volume ! la revue des musiques populaires
Doctorant - universités Paris-3 (CIM-MCPN-EA 1484) et Paris-1 (CHS-UMR 8058)
ATER à l’université Paris-10

ANNEXES

NOTES
[2] Voir à ce sujet Glenn Gould, « L’enregistrement et ses perspectives », dans Glenn Gould, le dernier des puritains, trad. B. Monsaingeon, Paris, Fayard, 1983, p. 54-99.
[3] Page 190.
[4] Peter Szendy, Tubes. La philosophie dans le juke-box, Paris, Minuit, 2008, p. 31.
[5] Antoine Hennion, Les Professionnels du disque. Une sociologie des variétés, Paris, Métailié, 1981 ; « La production du succès : une anti-musicologie de la chanson de variétés »,Volume ! la revue des musiques populaires, novembre 2013, vol. 9, no 1, p. 47-73. En ligne : https://volume.revues.org/3815.
[6] Ibid. Voir aussi Antoine Hennion, Sophie Maisonneuve et Émilie Gomart, Figures de l’amateur : formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La Documentation française, 2000.
[7] Voir Fabien Granjon et Clément Combes, « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale. Le cas des jeunes amateurs », Réseaux, 2007, nos 145-147, p. 291-334. En ligne : https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2007-6-page-291.htm ; voir également l’ANR https://musimorphe.hypotheses.org/.
[8] Voir par exemple Richard Peterson, « Mais pourquoi donc en 1955 ? Comment expliquer la naissance du rock », dans Patrick Mignon et Antoine Hennion [dir.], Rock, de l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991, p. 9-29. En ligne : http://www.persee.fr/doc/vibra_0295-6063_1991_hos_1_1_1092.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jedediah Sklower, « John Seabrook, Hits ! Enquête sur la fabrique des tubes planétaires, Paris, Philharmonie de Paris-La Découverte, 2016, 250 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 8 novembre 2016, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jedediah Sklower.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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