Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
François Chaubet, Sabine Jansen et Laurent Martin (dir.), Générations du xxe siècle. La France et les Français au miroir du monde. Mélanges en l’honneur de Jean-François Sirinelli, Paris, CNRS Éditions, 2019, 522 p. [1]
Philippe Poirrier
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : historiographie ; histoire politique ; histoire culturelle ; Science Po Paris
Index géographique : France ; monde
Index historique : xxe-xxie siècle
SOMMAIRE
I. Une histoire des intellectuels
II. Vers une histoire socio-culturelle du temps présent
III. L’historien baby-boomer : conjoncture et formes de la recherche

TEXTE

L’exercice des « mélanges » est un rituel universitaire, témoignage de reconnaissance et d’amitié des élèves, disciples et collègues à l’heure de la retraite institutionnelle. Cela donne souvent des volumes hétéroclites, avec des contributions inégales, pas toujours véritablement lues et (trop) souvent peu ou mal référencées [2]. Le volume offert à Jean-François Sirinelli n’échappe pas à la règle, même si les trois directeurs de la publication ont pris soin de classer les 26 contributions en quatre grandes parties qui reflètent les champs de recherches du dédicataire : « Histoire culturelle : méthodes et terrains » ; « De l’histoire des intellectuels à l’histoire intellectuelle » ; « Histoire politique et culturelle » et « Des relations internationales à l’histoire cultuelle des relations internationales ». Nous choisirons une lecture en creux de ce volume afin de revenir sur l’itinéraire de Jean-François Sirinelli. Et prendre au mot le Doyen Vedel : « on dirait qu’un livre de Mélanges n’a pas d’objet, mais seulement un sujet qui est la personne que l’on veut honorer » [3]. Quelques contributions plus personnelles – notamment celle de l’éditeur Denis Maraval ou encore celle de Jean-Pierre Rioux –, quelques annotations fugaces d’un texte à l’autre, et surtout l’entretien que donne Jean-François Sirinelli à Sabine Jansen, et qui clôt le volume (p. 465-517), permettent une lecture historiographique [4]. Le politiste Christian Lequesne, qui signe un texte sur la situation à Sciences Po au lendemain de la disparition brutale de Richard Descoings, dresse, en quelques phrases, un portrait du dédicataire, en insistant sur son urbanité légendaire : « La première fois que j’ai entendu s’exprimer Jean-François Sirinelli dans une réunion à Sciences Po, j’ai pensé que cet homme avait été éduqué chez les bons pères. Toujours calme et policé, le Professeur ne renonce jamais à cette voix douce qu’on parfois les ecclésiastiques lorsqu’ils s’adressent à leurs ouailles. En fait, je me trompais. Petit-fils d’instituteurs corses et fils d’un professeur de grec ancien respecté, qui fut recteur d’académie et directeur des enseignements supérieurs, Jean-François Sirinelli est un homme de la laïque très attaché au service de l’Éducation nationale ». Et d’ajouter une hypothèse probable sur ses affinités politiques : « J’ai toujours pensé que son cœur penchait plutôt à gauche ; cette gauche républicaine issue de la IIIe République croyant à l’intervention bienfaisante de l’État ». Jean-Pierre Rioux complète cette esquisse de portrait : « Rien ne nous prédisposait à rouler en tandem. Les atavismes de Jean-François se distinguent des miens. Il est plus “héritier” et mieux imprégné que moi de la pompe et des œuvres de l’Alma Mater. Je n’ai pas son urbanité, si pudique et si sincère, sous son couvert châtié ».

Spécialiste de l’histoire politique et socioculturelle de la France contemporaine, professeur à l’Institut d’études politique de Paris de 1998 à 2017, directeur du Centre d’histoire de Sciences Po de 2000 à 2013, co-directeur depuis 1997 de la Revue historique, président du Comité français des sciences historiques de 2000 à 2017, Jean-François Sirinelli a occupé une place institutionnelle centrale au sein du paysage académique. Né en 1949, à l’aube des Trente glorieuses, son itinéraire est représentatif de celui d’une génération d’historiens qui ont choisi d’élargir chronologiquement leur questionnement, de l’entre-deux-guerres vers le temps présent, et de quitter les rives de l’histoire économique et sociale, afin de contribuer à une réhabilitation d’une histoire du politique, bientôt fécondée par la montée en puissance de l’histoire culturelle.

I. Une histoire des intellectuels

Élève de René Rémond à l’Université de Paris X-Nanterre, et longtemps cadet en rémondie, reçu premier à l’agrégation d’histoire en 1973, Jean-François Sirinelli choisit un sujet de thèse consacré aux khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres. Centré sur l’engagement, ce travail, soutenu en 1986, lui permet de mettre en œuvre des outils conceptuels (la mise en lumière de générations, l’étude d’itinéraires croisés, l’observation de structures de sociabilité) qui seront ensuite mobilisés sur d’autres terrains. De plus, cette thèse est très attentive à la question de la mobilité sociale et à l’insertion des intellectuels au sein de la société. Jean-François Sirinelli ne reste d’ailleurs pas prisonnier de cette forme d’histoire des intellectuels qu’il a fortement contribué à structurer par la mise en place, en 1985, d’un séminaire à l’Institut d’histoire du temps présent du CNRS, et publie des textes, monographies et manuels, qui ont l’ambition de proposer une nouvelle lecture de l’histoire politique et culturelle de la France contemporaine. L’attention portée aux phénomènes de médiation, de circulation et de réception s’impose durablement dans ses travaux. Cette manière de faire allait colorer tout un courant de l’histoire culturelle en France au cours des trois décennies suivantes, notamment chez les spécialistes du xxe siècle.

Bibliographie sélective

Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours (avec P. Ory), Paris, Armand Colin, 1986.

Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988.

Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au xxe siècle, Fayard, 1990.

L’histoire des droites en France, Paris, Gallimard, 1992.

Sartre et Aron, deux intellectuels dans le siècle, Paris, Fayard, 1995.

Pour une histoire culturelle (avec J.-P. Rioux), Paris, Seuil, 1997.

Le temps des masses, tome IV de l’Histoire culturelle de la France (avec J.-P. Rioux), Paris, Seuil, 1998.

Les baby-boomers. Une génération 1945-1969, Paris, Fayard, 2003.

Comprendre le xxe siècle français, Paris, Fayard, 2005.

Les Vingt Décisives. Le passé proche de notre avenir 1965-1985, Paris, Fayard, 2007.

Mai 68 : l’événement Janus, Paris, Fayard, 2008.

La Ve République, QSJ n° 3821, Paris, PUF, 2008.

Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine (avec C. Delporte et J.-Y. Mollier), Paris, PUF, 2010.

L’Histoire est-elle encore française ?, Paris, CNRS Éditions, 2011.

Désenclaver l’Histoire. Nouveaux regards sur le xxe siècle français, Paris, CNRS Éditions, 2013.

Dictionnaire des historiens (avec Claude Gauvard), Paris, PUF, 2015.

Les révolutions françaises, 1962-2017, Paris, Odile Jacob, 2017.

Générations historiennes, xixe-xxie siècle (avec Yann Potin), Paris, CNRS Éditions, 2019.

II. Vers une histoire socio-culturelle du temps présent

À partir des années 1990, Jean-François Sirinelli plaide avec continuité pour une fécondation réciproque entre l’histoire culturelle et l’histoire politique. La notion de « culture politique », empruntée à la science politique, est très largement mobilisée dans l’Histoire générale des systèmes politiques (1997-1998). Il est également l’un de ceux qui tentent de mieux asseoir la légitimité de l’histoire culturelle. Amorcée dans le cadre de l’Histoire des droites en France (1992), cette réflexion, au centre du séminaire que Jean-François Sirinelli anime à partir de 1989 avec Jean-Pierre Rioux, aboutit en 2005 à une définition plus ramassée : « l’histoire culturelle, c’est-à-dire faire l’histoire de la circulation du sens au sein d’une société, le sens étant entendu tout à la fois comme direction et comme signification. L’une des définitions possibles de l’histoire culturelle est bien, en effet, qu’elle est une double histoire du sens, et l’attention portée sur deux aspects d’un même mot se justifie pleinement : la signification se modifie avec la circulation et les phénomènes de représentations collectives étudiés ne peuvent être dissociés des mouvements cinétiques qui les affectent ». Ses recherches se centrent de plus en plus sur le second vingtième siècle. Il est l’un des premiers historiens français à travailler sur les années 1960, à réfléchir à l’histoire de la « culture de masse », et à s’interroger sur la possibilité d’écrire une histoire du temps présent qui adopte les démarches de l’anthropologie historique. À ce titre, il est l’un des piliers de la rédaction de la revue Vingtième siècle, revue d’histoire, née en 1984, longtemps dirigée par Jean-Pierre Rioux, et qui contribuera, à la charnière de Sciences Po et de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS) à légitimer, en France, la pratique de l’histoire du temps présent. « L’historien sur le polder », comme aime à se définir Jean-François Sirinelli en mobilisant la métaphore de l’historien-paysan hollandais qui travaille sur les décennies progressivement dégagées par le cours ininterrompu du temps, conclut son volume Les Révolutions françaises, terminé en juin 2017, par une lecture générationnelle des résultats des élections présidentielles de 2017.

Ces publications diverses – monographies, entreprises collectives, manuels –, essentiellement centrées sur l’histoire de France, confortent la réception de ses travaux, et illustrent l’une des formes d’histoire culturelle et politique désormais bien installée. Jean-François Sirinelli regrette néanmoins la place de plus en plus réduite de l’école historique française, et de l’usage scientifique de la langue française, sur la scène internationale, à l’heure de la globalisation et de la domination croissante des modèles historiographiques anglo-saxons, et plaide pour un désenclavement et une ouverture à la « culture-monde » [5].

III.  L’historien baby-boomer : conjoncture et formes de la recherche

Jean-François Sirinelli appartient à une cohorte – celle des baby-boomers dont il se fait l’historien – qui a bénéficié d’une conjoncture sociétale et institutionnelle relativement favorable. Encore que les années 1970 constituent un étiage pour les concours et qu’il faille attendre le milieu des années 1980 et une politique universitaire plus volontariste pour assister à l’augmentation du nombre de postes offerts dans l’enseignement supérieur. Assistant à Paris I Panthéon Sorbonne (auprès de Maurice Duverger) puis à Paris X-Nanterre – où il est recruté en 1978 la même année que Pascal Ory –, il s’engage dans une thèse d’État, bientôt qualifiée, en 1984 avec la réforme des études doctorales, d’« ancien régime ». Il illustre la figure de l’enseignant-chercheur de la fin du xxe siècle, certes attentif au devenir de ses doctorants et particulièrement sensible au renouvellement générationnel, mais aussi attentif à la formation initiale. Certes le public de Sciences Po n’est pas celui de l’université de masse ; celle que Jean-François Sirinelli a connu à Lille de 1987 à 1998 : plus de 1 000 étudiants en première année, issus d’une région sinistrée par la crise des industries traditionnelles. Il a connu l’organisation progressive de véritables laboratoires de recherche en Histoire : encore presque inexistante à Nanterre à la fin des années 1970, elle se structure, comme à Sciences Po au début du xxie siècle, dans le cadre de groupes de travail thématiques. Entrepreneur scientifique dynamique, Jean-François Sirinelli a pu impulser, avec finalement assez peu de moyens financiers, des chantiers collectifs, articulés souvent sur des séminaires au long court et/ou des commandes éditoriales issues de partenariats avec des éditeurs (Gallimard, Hachette, Le Seuil ou encore les Presses universitaires de France).

La liste des contributeurs de ce volume de mélanges traduit d’une certaine manière l’influence de Jean-François Sirinelli sur la scène historiographique nationale. Quelques contemporains immédiats qui ont souvent mené des opérations éditoriales avec le dédicataire : la médiéviste Claude Gauvard, qui partage avec Jean-François Sirinelli la direction de la Revue historique et qui donne ici un texte malicieux sur les écrivains du Moyen Âge comme historiens du temps présent, Jean-Pierre Rioux – le doyen de ce volume –, Georges-Henri Soutou, Bernard Lachaise, Sylvie Guillaume, Robert Frank, Jean-Yves Mollier, Rémy Rieffel, Christine Manigand, ou encore Pascal Ory – « frère en thèse » comme l’écrit ce dernier. Ensuite, une première génération d’élèves (François Chaubet, Sabine Jansen, Pascale Goetschel, Jean-François Muracciole, etc.), une seconde (Jacques Cantier, Laurent Martin, Ludivine Bantigny, Patrick Clastres, Marie Scot, etc.), voire une troisième (Bibia Pavart, Angélique Escafré-Dublet, Elisa Capdevila, etc.) matérialisent l’attractivité du directeur de thèses. La diversité des sensibilités historiographiques est réelle, même si l’histoire pratiquée à Science Po domine largement. Jean-François Sirinelli n’a sans doute pas le tempérament d’un chef de clan et son ouverture d’esprit peut se lire dans cette diversité historiographique représentée. Cette configuration témoigne aussi de son souci de la transmission, dans le cadre d’ouvrages collectifs, de dictionnaires notamment, destinés aux étudiants et à un large public cultivé. On se souvient aussi de la série « La France contemporaine » qu’il impulsa comme éditeur scientifique, publiée au tournant du siècle dans la collection « Références » du Livre de Poche, et qui permit à une nouvelle génération – celle née au cours des années 1960 – de s’exprimer. Cette capacité, assumée et reconnue, à réunir large, au-delà des sensibilités historiographiques et des clivages partisans, est un atout lorsqu’il s’agit d’impulser des réflexions, dans une logique de diplomatie culturelle, au sein du Comité français des sciences historiques [6].

Jean-François Sirinelli a réalisé l’essentiel de son itinéraire académique dans le monde d’avant la grande transformation : celle de la « révolution numérique » et du Big Brother évaluateur. Il évoque, dans l’entretien donné à Sabine Jansen, les effets pervers liés à ces transformations : la course effrénée des institutions pour figurer dans les classements internationaux au détriment des impératifs de formation ; les critères d’évaluation basés sur les moyens, et non pas la création du savoir. On mesure mieux combien les transformations que nous vivons sont profondes, et combien ces mutations ont été rapides, alors même que pour notre discipline la conjoncture s’est retournée. Il n’est pas sûr que les mesures prises par les gouvernances des institutions de la recherche, au plus haut niveau et à l’échelle des universités, soient toujours les plus pertinentes : concentration des moyens de la recherche sur quelques équipes, ou sur quelques individus ; raréfaction des recrutements voire disparition de certains postes ; bureaucratisation croissante des tâches quotidiennes ; précarisation des jeunes chercheurs… Il n’est pas certain, pour notre discipline, que le gain pour la production scientifique soit à la hauteur ; même si l’université française continue (mais pour combien de temps…) de permettre à de nouvelles générations d’enseignants-chercheurs de s’épanouir et de trouver une juste place, à hauteur de leurs espérances et de leur talent.

AUTEUR
Philippe Poirrier
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Françoise Waquet, « Les “mélanges” : honneur et gratitude dans l’Université contemporaine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2006, vol. 53, n° 3, p. 100-121.
[3] Georges Vedel, « Préface », dans Droit et politique à la croisée des cultures. Mélanges Philippe Ardant, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1999, p. V.
[4] Cette recension peut se lire en complément d’un texte, publié en 2007, dans une revue canadienne : Philippe Poirrier, « L’Histoire culturelle en France. Retour sur trois itinéraires : Alain Corbin, Roger Chartier et Jean-François Sirinelli »,Cahiers d’histoire, vol. XXVI, n 2, 2007, p. 49-59. En ligne : https://tinyurl.com/wkukeuc.
[5] Voir aussi, le texte publié dans la revue électronique du Centre d’histoire de Science Po : Jean-François Sirinelli, « De la difficulté d’être historien du temps présent : entre histoire nationale et histoire-monde ? », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 24, septembre-décembre 2014. En ligne : https://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=24&rub=pistes&item=30.
[6] Deux ouvrages, issus des travaux du Comité français des sciences historiques, peuvent se lire comme des états des lieux historiographiques : Jean-François Sirinelli, Pascal Cauchy et Claude Gauvard (dir.), Les historiens français à l’œuvre, 1995-2010, Paris, PUF, 2010 ; Jean-François Sirinelli, Pascal Cauchy, Claude Gauvard et Bernard Legras (dir.), Les historiens français en mouvement, Paris, PUF, 2015.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Philippe Poirrier, « François Chaubet, Sabine Jansen et Laurent Martin (dir.), Générations du xxe siècle. La France et les Français au miroir du monde. Mélanges en l’honneur de Jean-François Sirinelli, Paris, CNRS Éditions, 2019, 522 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 8 avril 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Philippe Poirrier.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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