Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Fabrice Cahen, Gouverner les mœurs. La lutte contre l’avortement en France, 1890-1950, Paris, INED Éditions, 2016, 416 p. [1]
Colette Pipon
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : démographie historique ; histoire du genre ; politiques publiques ; politique démographique
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Peut-on « gouverner les mœurs » ? Telle est la question à laquelle Fabrice Cahen entend répondre à travers cet ouvrage, très complet et tout en nuances, qui retrace l’histoire de la lutte contre l’avortement en France entre 1890 et 1950. Il propose une analyse des relations entre un État qui prétend réguler les comportements démographiques et agir sur les mœurs et les individus concernés par le phénomène de l’avortement « clandestin ». Son étude interroge en réalité l’adéquation entre les prescriptions de l’action publique et la réalité d’une société agissante capable de contourner la volonté de l’État. Autant de stratégies individuelles et collectives qui soulignent les limites, voire l’impuissance du pouvoir face à la résistance de la société à l’égard des réglementations. Question émotionnellement chargée, l’histoire de la lutte contre l’avortement de Fabrice Cahen est nécessairement une histoire incarnée et son étude porte autant sur les modalités des politiques considérées que sur les différents acteurs impliqués, institutions mais aussi individus, tels que le nataliste Fernand Boverat ou le gendarme Hiriart.

Issue d’une thèse soutenue en 2011, cette étude initie une réflexion de l’auteur complétée depuis par d’autres recherches sur les politiques de reproduction et de population. Fabrice Cahen, chercheur à l’Ined depuis septembre 2013, aborde avec la lutte contre l’avortement un thème guère étudié pour lui-même par le monde académique. La démarche, ambitieuse, croise plusieurs champs de recherche : histoire sociale de la gestion des populations, histoire intellectuelle, histoire des sciences biologiques et médicales, socio-histoire du genre, pensée foucaldienne (concept de « biopolitique »), dialogue constant entre l’histoire et la sociologie du droit, de la justice et de l’administration. Fabrice Cahen se penche sur une pratique relevant de la sphère privée, secrète et clandestine, qui confronte automatiquement le chercheur à la difficulté de trouver des sources. Face à la rareté des matériaux empiriques disponibles, l’auteur s’est appuyé sur des sources variées : fonds des ministères ou des grandes administrations, recueil de témoignages, travaux savants, périodiques spécialisés, données statistiques, ou encore archives associatives et privées.

Sa réflexion s’articule en quatre temps. La première partie est consacrée à la naissance d’une lutte institutionnalisée contre l’avortement « criminel », progressivement établi en « fléau social ». Objet d’une prohibition souple jusqu’aux années 1910, l’avortement bénéficie d’abord d’une certaine marge de tolérance. L’auteur souligne d’ailleurs une absence de sentiment de transgression chez les individus concernés par l’avortement. C’est là tout le paradoxe de la volonté de l’institution : l’interdiction par la loi donne une visibilité à l’infraction. L’aversion sociale à l’égard de l’avortement apparaît dans les années 1880-1900, parallèlement aux premiers chiffres alertant sur les facteurs de « dépopulation » et justifiant ainsi l’action politique. En effet, la lutte contre l’avortement est d’abord une lutte pour la natalité. L’auteur examine dans un deuxième temps les techniques de gouvernementalité élaborées par les différents acteurs – État, Église, représentants du champ médical ou paramédical, membres de la société civile – pour combattre l’avortement « criminel ». Il analyse les motivations mais aussi les dissensions qui animent la nébuleuse anti-avortement et dresse un répertoire des argumentations, actions, procédés mis en œuvre pour imposer la lutte contre l’avortement. Il distingue trois manières d’envisager la régulation des comportements incriminés, entre persuasion et répression : le registre « idéaliste » (valeurs morales), l’approche « matérialiste » (incitations financières à la procréation, assistance aux femmes) et la voie « institutionnaliste » (règles juridiques). La troisième partie porte sur la radicalisation de la lutte entre la fin des années 1930 et la fin des années 1940, période où l’avortement suscite une haine passionnelle, galvanisée par une propagande sacralisant la « vie » et légitimée par des réformes autoritaires et violentes. La politique de lutte se fait répressive, en particulier sous le gouvernement de Vichy. Toutefois des failles, comme la guerre mais aussi les tensions et désaccords entre les différents acteurs, fragilisent le système et réactivent la question de l’effectivité de l’action publique dans la lutte contre l’avortement. La quatrième partie se penche alors sur les stratégies alternatives aux instruments répressifs, élaborées dans le contexte de la Libération. En effet, la seconde moitié du xxe siècle confronte les entrepreneurs de la lutte à la nécessité de renouveler leur argumentaire, face à la rupture politique de l’après-Vichy et dans un contexte de forte reprise des naissances. La législation reste identique jusqu’aux années 1970 mais la coercition fait place à l’« éducation » et à la responsabilisation, transférant la gestion du problème du pénal vers le corps médical et les travailleurs sociaux. Les années 1950 marquent à la fois la marginalisation des natalistes au sein des institutions en charge de la politique de population et l’acquisition d’une légitimité par de nouveaux acteurs tels que l’association Maternité heureuse fondée en 1956 ou encore le Mouvement français pour le Planning familial. Les années 1960 sont celles d’une nouvelle forme de prohibition douce, indulgence cependant insuffisante pour une partie de la société qui œuvre pour la dépénalisation de l’avortement jusqu’à la promulgation de la loi Veil en 1975.

Fabrice Cahen démontre finalement avec justesse que comme toutes les luttes, celle contre l’avortement n’a nullement été une évidence et s’est élaborée dans la durée, produit des différents contextes historiques et socio-économiques et fruit d’une co-construction civile et religieuse, stimulée par le « lobbying » d’organisations natalistes puissantes dialoguant avec les élus et portée par des militants tenaces. L’auteur a su pointer les limites de l’emprise de l’État sur la société sans pour autant affirmer l’ingouvernabilité du corps social. Bien que le phénomène condamné ait perduré, la lutte anti-avortement au xxe  siècle n’a pas été sans effets, à la fois sur les corps – l’illégalité et donc la clandestinité de l’avortement ayant entraîné sa dangerosité pour les femmes – mais aussi, d’après l’auteur, sur les mentalités – nos représentations collectives sur la question étant durablement affectées par le discours sur la sacralité de la vie.

AUTEUR
Colette Pipon
Professeur d'histoire-géographie au lycée Prieur de la Côte d'or, Auxonne

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Colette Pipon, « Fabrice Cahen, Gouverner les mœurs. La lutte contre l’avortement en France, 1890-1950, Paris, INED Éditions, 2016, 416 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 janvier 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Colette Pipon.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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