Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Guillaume Heuguet, YouTube et les métamorphoses de la musique, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2021, 142 p. [1]
Philippe Poirrier
Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire culturelle ; histoire de la musique ; histoire des médias ; Internet
Index géographique : États-Unis ; France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Comment le numérique transforme-t-il la musique ? L’interrogation est légitime, voire essentielle pour qui veut comprendre l’évolution récente des mondes de la musique [2]. Ce volume de Guillaume Heuguet, publié dans la collection « études & controverses » des éditions de l’INA, envisage la question à partir de la place de la musique dans le succes story de la plateforme YouTube. L’auteur, co-fondateur du label musical In Paradisum et de la revue de critique musicale Audimat, a consacré sa thèse en sciences de l’information et de la communication à ce sujet : Métamorphoses de la musique et capitalisme médiatique. Au prisme de YouTube, 2005-2018 (Sorbonne Université, 2018). Guillaume Heuguet mobilise une large bibliographie, essentiellement nord-américaine, et fonde ses analyses sur un travail empirique à partir des traces laissées par YouTube dans les archives du Web, sur une analyse de ses interfaces successives, des blogs et discours émanant de la start-up californienne et d’une sélection de chaînes et vidéos parmi les plus emblématiques.

YouTube, le site de publication de vidéos fondé en 2005 par trois anciens employés de PayPal et propriété de Google depuis 2006, est progressivement devenu le premier dispositif d’écoute en ligne, en France comme un peu partout dans le monde. Sa création s’inscrit à la confluence de deux dynamiques : la construction d’une innovation technique et médiatique ; l’adaptation d’un ensemble de formats musicaux et de pratiques musicales à l’environnement médiatique du Web. Le contexte immédiat est essentiel : la clôture de Napster, leader du peer-to-peer, à la suite de la pression des majors de l’industrie musicale ; le déclin de MySpace alors dominant dans le secteur du Web musical. Le premier chapitre souligne comment une innovation technologique (le player vidéo exportable) a permis d’attirer les internautes, et de prendre la main sur des flux de documents et de données audiovisuelles. Les deux chapitres suivants montrent comment la musique, d’abord présente à la marge, est devenue une ressource stratégique pour l’entreprise. YouTube, à partir de 2009, oriente à son tour l’appropriation et la publication de musique autour de références à la popularité et à la créativité. La construction d’un marché de la musique appuyé sur un contrôle technique et juridique des œuvres et sur le financement par la publicité, est envisagée dans les deux derniers chapitres. Le système de contrôle Content ID (2007) oriente le partenariat avec les acteurs des industries musicales et offre un choix (autoriser, bloquer ou monétiser) qui privilégie à la fois les conglomérats médiatiques et une culture de la variante musicale. Le système des « vues », chiffre qui traduit à la fois le succès potentiel et la force de prescription de la plateforme, amélioré par des outils complémentaires au service des annonceurs, permet de monétiser les vidéos.

Le travail n’obéit pas à une logique historienne mais Guillaume Heuguet, dans sa démarche généalogique, a le souci de mettre en évidence les principales inflexions qui gouvernent l’histoire de l’entreprise. À partir de 2008, la diffusion et l’écoute de musique ont été un usage particulièrement important de YouTube et ont participé à sa croissance. YouTube a ensuite multiplié les concours (YouTube underground en 2006, YouTube Awards et On the Rin en 2007), les cérémonies (YouTube Live en 2008, YouTube Music Awards en 2013), les partenariats avec des groupes de musique comme Weezer. La création, en décembre 2009, de la plateforme Vevo (abréviation de « Video evolution ») est née d’un accord entre YouTube et deux des trois majors du disque : Universal Music Group et Sony Music Entertainment. Ce service qui propose le visionnage gratuit et légal de vidéo-clips en haute définition entérine un changement de regard des majors : le clip n’est plus seulement un format promotionnel, mais est susceptible de devenir une source de rémunération via les recettes publicitaires. Ces vidéos, issues d’un fond de plus de 45 000 titres, bénéficient d’accords de rémunération plus avantageux que ceux que YouTube propose aux autres chaînes et réseaux de chaînes. En 2010, YouTube consacre une section musique à une sélection de concerts et des hits du jour.

En 2013, l’intégration des statistiques américaines du site dans les palmarès (Charts Hit : Hot 100, Hot Country Songs, Hot R&B/Hip Hop Songs, etc.) de Bilboard, média professionnel de référence, constitue une étape de la reconnaissance de YouTube comme média musical aux côtés de la radio et du disque. À partir de 2015, les contenus musicaux ont été vraiment mis en avant dans la stratégie commerciale de YouTube et son positionnement éditorial (YouTube for the Artist). Un outil spécifique (YouTube Mix), dans le cadre d’une « prescription douce », vise à retenir les internautes sur le site sous la forme d’un programme continu de vidéos et de publicités enchaînées. Cet outil de lecture/écoute en flux continu avait été précédé, en partenariat avec Vevo, de la mise en place d’un format de liste de lecture d’albums complets (Full album). Il s’agit d’adapter le site à un univers concurrentiel, en particulier le secteur émergent du streaming musical (Spotify depuis 2008, Deezer depuis 2007…). Depuis 2015 également, les abonnés YouTube Music Premium peuvent profiter de plusieurs millions de titres et vidéos sans publicité, une lecture en arrière-plan en mode audio uniquement, la possibilité de télécharger des contenus pour pouvoir ensuite les écouter sans connexion et d’écouter leur musique sur des appareils Google Home et Chromecast Audio. Cet abonnement, disponible en 2021 dans 95 pays, conforte le positionnement de YouTube comme média musical.

Finalement YouTube, éditeur de technologie, a un rapport essentiellement pragmatique et opportuniste à la culture et à la musique. Dès lors, YouTube intervient dans les formes des médiations et opère des choix qui pèsent sur les codes des musiques populaires par l’intermédiaire de l’encadrement éditorial et des logiques de formatage. Guillaume Heuguet a raison de souligner, en conclusion, que cette stratégie n’est pas nouvelle et qu’elle renoue avec les gestes initiaux des industries musicales :

des inventeurs d’appareils comme Edison, et des premières firmes de réseaux électriques et de radio comme RCA avaient en effet choisi d’investir la culture et les médias, de créer des labels discographiques et des émissions musicales, de développer un vaste marché de reprises de chansons afin de transformer leurs inventions techniques en débouchés commerciaux, et d’espérer les vendre auprès d’un large public.

En centrant son analyse sur les stratégies de l’entreprise, Guillaume Heuguet réussit son projet sans pour autant – il en convient d’ailleurs… – épuiser le sujet. Tous ceux qui écoutent de la musique enregistrée depuis les années 1960-1970 savent que la « révolution numérique » est plutôt à rechercher du côté des formes de la réception/appropriation et de la circulation, à l’échelle transnationale, et à moindre coût, des artefacts musicaux : YouTube est assurément un acteur majeur de cette inflexion culturelle de première importance. L’ouvrage de Guillaume Heuguet constitue une étape importante pour comprendre les liens entre les industries culturelles et les mondes de la musique. Il complète des travaux récents qui portent sur les plateformes de streaming [3]. De surcroît, il permet d’envisager de nouvelles recherches qui pourraient, dans une perspective socio-historique, ausculter l’autre versant du sujet en étudiant l’évolution des pratiques des musiciens et des internautes et la manière dont ceux-ci s’approprient les outils proposés par YouTube.

AUTEUR
Philippe Poirrier
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] On peut se reporter à plusieurs livraisons de la revue Réseaux : « Audiovisuel et numérique. Un décollage difficile (2006/5, no  139) ; « Sociologies des musiques populaires (2007/2-3, nos 141-142) ; « Musique et technologies numériques » (2012/2, n° 172) ; « Industries culturelles et Internet. Les nouveaux instruments de la notoriété (2012/5, n° 175), « Les activités menées sur les plateformes numériques I & II » (2018/6 n° 212 et 2019/1, n° 213) et « Globalisation de la culture » (2021/2-3, nos 226-227).
[3] Maria Eriksson, Rasmus Fleischer, Anna Johansson, Pelle Snickars et Patrick Vonderau, Spotify Teardown. Inside the Black Box of Streaming Music, Cambridge, The MIT Press, 2019.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Philippe Poirrier, « Guillaume Heuguet, YouTube et les métamorphoses de la musique, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2021, 142 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 juin 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Philippe Poirrier
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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