Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Jean-Louis Spieser et Thierry Fuchslock, Lettres à Elise. Une histoire de la guerre de 1870-1871 à travers la correspondance de soldats prussiens, Paris, Éditions Pierre De Taillac, 2020, 424 p.  [1]
Nina Viry
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : guerre franco-allemande ; correspondance ; expériences combattantes ; soldats prussiens ; archives du for privé
Index géographique : France
Index historique : xixe siècle ; guerre de 1870
SOMMAIRE

TEXTE

En 1910, le directeur du Zeughaus de Berlin – l’ancien arsenal militaire transformé en musée –, Edgar von Ubisch, lance une collecte de lettres et de journaux intimes produits en temps de guerre dans un article publié par le journal Die Grenzboten. Le ministère des Affaires culturelles charge alors les bibliothèques universitaires de Prusse de cette collecte qui s’avère être fructueuse. En effet, quatre années plus tard, un inventaire répertorie alors à Bonn 2 833 documents dont les trois quarts datent de la guerre franco-prussienne. À partir de 2012, la bibliothèque de l’université de Bonn entreprend la numérisation et la mise en ligne sur son site de ces archives. Ainsi, Digitale Sammlungen recense à ce jour près de 2 500 documents.

C’est principalement à partir de cette immense base de données en ligne que l’ouvrage se fonde. Après avoir traduit des pièces de théâtre de l’alémanique, dialecte suisse, ainsi que des récits de prisonniers de la Grande Guerre, Jean-Louis Spieser, professeur de lettres à Colmar, formule le projet de travailler sur des lettres de soldats prussiens. Il est rapidement rejoint dans ce travail considérable de paléographie et de traduction de l’allemand au français par Thierry Fuchslock, professeur d’histoire-géographie. Ensemble, ils traduisent 350 lettres de soldats prussiens.

En 1870, les soldats ont écrit, certes moins massivement que pendant la Première Guerre mondiale [2]. Ce corpus de lettres fait donc partie de ces ouvrages publiés à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire du conflit, à l’instar d’Une année terrible. Histoire biographique du siège de Paris de Thibault Montbazet [3] ou de Ballons montés. Correspondance et tendresse conjugale durant l’année terrible (septembre 1870-mai 1871) de Pierre Allorant et Jérôme Fehrenbach [4]. Mettre en lumière la parole des soldats durant un conflit armé s’inscrit dans une tradition d’approche anthropologique et sensible de la guerre. En rupture avec l’histoire bataille, il s’agit d’interroger la place du soldat, de l’individu au sein d’une expérience collective, la Landwehr.

L’objectif de Jean-Louis Spieser et de Thierry Fuchslock est de (re)découvrir et de retracer la guerre de 1870, que les auteurs qualifient d’« oubliée » (p. 9) [5]. Si Jean-François Lecaillon se proposait déjà de le faire en 2002 [6], le caractère inédit de l’ouvrage réside dans le fait qu’il s’agit de donner la parole aux soldats prussiens, c’est-à-dire à « l’ennemi ». Les lettres des cent douze soldats sélectionnés sont organisées en treize parties. Le lecteur se penche d’abord sur la mobilisation et le départ pour la France, puis sur l’été en Alsace et en Lorraine avec la description de Gravelotte et la question de la guerre navale. Des chapitres sont ensuite consacrés respectivement aux sièges de Strasbourg puis de Metz. Viennent ensuite les lettres rédigées pendant différents sièges comme ceux de Verdun, Thionville, Langres, Longwy ou encore Neuf-Brisach. Il est après question de la guerre menée contre la République, opposant les Prussiens à l’armée de la Loire puis à l’armée du Nord. Une partie conséquente relate le siège de Paris. Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la présence et à l’occupation prussienne en France, aux prisonniers français envoyés en Allemagne et, au retour dans la Heimat [7]. Le dernier et bref chapitre propose, sous la forme d’un post-scriptum, des lettres échangées peu après la guerre entre Français et Prussiens. Quelques lettres sont reproduites dans chaque chapitre, ce qui permet d’apprécier le travail de paléographie effectué. On peut parfois être déstabilisé par ce découpage, tantôt chronologique, tantôt thématique. Les annexes, riches, proposent une chronologie claire du conflit, une carte des opérations, un lexique bienvenu du vocabulaire militaire français et allemand, la répartition des lettres dans le temps, ainsi que des index des noms, des thèmes récurrents, des lieux géographiques et des personnages historiques.

Sur trois cent cinquante lettres traduites, seuls des extraits de deux cent cinquante ont été publiés pour des raisons de place et d’intérêt. À travers la narration des batailles et du quotidien de la vie en campagne, le lecteur est confronté régulièrement, comme les soldats, à la mort. Christian Ammann raconte comment il a été témoin, le 6 août, de la lente agonie d’un sergent dont la poitrine avait été transpercée d’un coup de feu ou comment il a abrégé les souffrances d’un zouave (p. 39). De son côté, Banklof, capitaine de cavalerie du 9e régiment des hussards et trois soldats annoncent à « Frau Wittwe Haass » [8] la mort de son fils, Heinrich, le 18 janvier 1871 (p. 214-215). On apprend en même temps de Barbara Theek, enceinte, que son mari, Wilhelm, a été tué au cours de la bataille de Villersexel le 9 janvier 1871 (p. 294). La nostalgie et la lassitude reviennent comme des leitmotivs. Les soldats relatent en outre les relations, plus ou moins fraternelles, avec la population et les soldats français, les rudes conditions de cantonnement ainsi que la nécessité d’apprendre le français. Certains sont consternés par la tournure que prennent les évènements et le début de l’insurrection à Paris en mars 1871. Parmi tous les scripteurs, un homme, Peter Grebel, soldat dans la 5e compagnie du 4e Garde-Grenadier-Landwehr Regiment, revient de façon régulière. Les dix-huit lettres que Peter envoie à sa fiancée Elise, restée à Coblence, constituent un fil rouge qui donne d’ailleurs son nom à l’ouvrage. Il arrive en Alsace, assiste au siège de Strasbourg, se dirige vers l’Eure puis participe au siège de Paris où il reste jusqu’au 5 mars 1871.

À la lecture de ce livre, plusieurs interrogations émergent. La première est celle de l’identité, de l’appartenance sociale des scripteurs. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Si aucune information n’est donnée par les auteurs, il faut cependant noter qu’elles ne sont pas non plus disponibles sur le site de la bibliothèque universitaire. Reconstituer le parcours biographique et social des soldats apparaît alors comme un travail de recherche en soi. Avec cette question de l’identité, se pose aussi celle des destinataires de ces lettres. La voix de la famille, celle des parents, des frères et sœurs et surtout des épouses manquent cruellement ici. Néanmoins, ce regrettable silence semble plutôt inhérent à la conservation. Clémentine Vidal Naquet écrit à ce sujet que « les lettres rédigées par les femmes ont été, depuis la guerre elle-même bien moins conservées, puis éditées que celles des soldats mobilisés » [9]. Par ailleurs, il aurait été appréciable que les cotes des lettres publiées fussent données afin de les retrouver plus facilement. Enfin, on ne peut que regretter les coupes opérées dans les lettres. Les passages qui témoignent de l’horreur de la guerre et de l’humanité des soldats – leur inquiétude pour leurs camarades, leurs amis, leur famille – ont été retirés alors que ce sont précisément ces extraits qui permettaient pleinement de restituer la sphère sensible du soldat. De même, ce qui éclaire le « cérémonial épistolaire » [10] et la codification de l’écriture, c’est-à-dire les formules de début et de fin des lettres ont été supprimées. Les deux auteurs l’annoncent toutefois dès l’avant-propos et justifient ce choix par des raisons de place et de lisibilité. Il s’agit également de respecter la ligne éditoriale définie : présenter la guerre franco-allemande à partir de ses différents théâtres d’opération.

Cet ouvrage est donc précieux à bien des égards. Il donne, en effet, à lire à un public francophone un autre point de vue, méconnu, sur la guerre franco-prussienne. Ce travail exigeant permet également une approche comparée des expériences de cette guerre à partir des témoignages des soldats français et des soldats prussiens.

AUTEUR
Nina Viry
Doctorante en histoire contemporaine
Université de Bourgogne, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Selon Agnès Steuckardt, dix millions de lettres ont été envoyées entre 1914 et 1918. Agnès Steuckardt (dir.), Entre village et tranchée. L’écriture des poilus ordinaires, Uzès, Inclinaison, 2015, p. 20.
[3] Thibault Montbazet, Une année terrible. Histoire biographique du siège de Paris : 1870-1871, Paris, Passés Composés, 2022.
[4] Pierre Allorant et Jérôme Fehrenbach, Ballons montés. Correspondance et tendresse conjugales durant l’année terrible (septembre 1870 – mai 1871), Paris, Les Éditions du Cerf, 2019.
[5] Sur ce sujet, Mareike König et Odile Roynette rappellent que, grâce aux travaux de François Roth et de Stéphane Audoin-Rouzeau, la guerre de 1870 n’est pas tant une guerre oubliée qu’une guerre engloutie par la mémoire des deux guerres mondiales. Mareike König et Odile Roynette, « Introduction. Être en guerre (1870-1871) : les formes d’un réexamen », Revue d’histoire du xixe siècle, 2020, n° 60, p. 75. En ligne : https://journals.openedition.org/rh19/6856.
[6] Jean-François Lecaillon, Été 1870, la guerre racontée par les soldats, Paris, Bernard Gioveanangeli Éditeur, 2002.
[7] Heimat est un terme récurrent dans les lettres. Il peut se traduire par « pays natal ».
[8] « Frau Wittwe Haass » se traduit par « Madame veuve Haass ».
[9] Clémentine Vidal-Naquet, « Écrire ses émotions. Le lien conjugal dans la Grande Guerre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2014, n° 47, p. 118. En ligne : https://journals.openedition.org/clio/14095.
[10] Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 223.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Nina Viry, « Jean-Louis Spieser et Thierry Fuchslock, Lettres à Elise. Une histoire de la guerre de 1870-1871 à travers la correspondance de soldats prussiens, Paris, Éditions Pierre De Taillac, 2020, 424 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 23 février 2023, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Nina Viry
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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