Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Yves Gagneux, Le glouton, le gourmand et le gastronome. Les plaisirs de la table de Balzac à Yourcenar, Paris, Vendémiaire, 2020, 241 p. [1]
David Michon
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : gastronomie ; littérature ; patrimoine ; sensorialité ; convivialité
Index géographique : France
Index historique : xixe-xxe siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Après son livre Reliques et reliquaires à Paris, xixe-xxe siècle (2007), pour lequel il avait reçu le prix Carlier de l’Académie des sciences morales et politiques, Yves Gagneux, conservateur du patrimoine et directeur de la Maison de Balzac, vient de tracer les contours de ce qu’est la gastronomie française. Si, depuis 2010, le classement du repas gastronomique des Français à l’UNESCO comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité propose une définition de ce qu’est la gastronomie, l’auteur mobilise ici de nombreux écrivains français pour saisir l’évolution des arts et plaisirs de la table.

Comment l’expérience culinaire évolue, au sens d’étapes successives [2], prémices des communautés de gastronomes identifiées aujourd’hui ? Si des éléments environnementaux aujourd’hui centraux [3] apparaissent au fil des pages, Yves Gagneux pioche chez les romantiques et réalistes du xixe siècle pour appuyer une approche plurielle de la gastronomie : sensorialité, interactions sociales et typologie de mangeurs sont au cœur de cet ouvrage qui s’organise en deux grands mouvements.

La première partie, « de la cuisine à l’assiette et du salon à la salle à manger », porte sur l’assiette et le plaisir des sens, les manières de recevoir et de conduire un repas pour le rendre agréable. L’objet n’est pas d’offrir au lecteur des connaissances techniques sur les mets et vins consommés. L’auteur répète assez que les écrivains, vivant chichement, ne connaissent pas toujours leur sujet et n’en parlent donc pas en gastronomes. Ils préfèrent en tirer des types sociaux et des règles de vie dépassant largement le périmètre de la cuisine ou de la salle à manger. En effet, les pratiques de table éclairent les fonctionnements et interactions de toute une société.

Véritable art de vivre, le repas gastronomique devient plus en plus central pour une littérature parfois discrète sur le sujet (Hugo, Lamartine, Musset) mais souvent conquise (Zola, Maupassant, Stendhal). Depuis l’apparition du mot gastronomie dans un poème de Joseph Berchoux (1801), les écrivains s’approprient la notion, à défaut de toujours bien comprendre la pratique. Bien sûr, Brillat-Savarin, dans sa Physiologie du goût (1825), va permettre d’ouvrir les questionnements au-delà même de l’acte de manger et, tout au long du xixe siècle, des écrivains livreront, à travers leurs personnages, les pratiques de table en société. C’est là un apport non négligeable de cet ouvrage : véritable étude des mœurs, il dépasse son sujet initial pour devenir peinture d’un temps par le prisme des écrits de grands romanciers comme de plus petits commentateurs. Dépassant l’assiette, c’est toute la table, et même toute une décoration intérieure qui participe de la réussite d’une réception gastronomique. À la vue des beaux objets se mêle le tintement de la vaisselle, les premières odeurs venant compléter cette harmonie. Ces descriptions donnent de belles pages, entendu que « les heures charmantes de notre vie se relient toutes, par un trait d’union plus ou moins sensible, à quelque souvenir de table », selon Charles Monselet en 1858.

À l’image de Grimod de la Reynière, l’entrée en scène d’auteurs qualifiés de « gastronomes » interroge la communication des plaisirs de table. Les caractéristiques d’un repas réussi se dessinent peu à peu : exotisme des mets, attention portée à la table et à son cadre, quantité raisonnable mais suffisante et brève incursion à propos d’une thématique très actuelle : le localisme. En effet, des auteurs s’inquiètent déjà de la perte du lien au territoire et évoquent la saisonnalité. Cette ouverture du champ alimentaire vers des considérations sociétales se précise et s’illustre par l’union entre la littérature et la gastronomie autour des années 1920, en particulier avec l’écrivain Marcel Rouff, l’un des fondateurs de l’Académie des gastronomes.

La seconde partie, « recevoir et être reçu », porte sur les codes sociaux et leurs évolutions. N’est-ce pas plus important que le reste ? Telle est la position de Grimod de la Reynière dans son Manuel des amphitryons, conscient que ni les convives ni même parfois l’hôte ne maîtrisent les produits et leur mise en valeur. Ainsi, les jeux politiques et sociaux occupent le cœur de l’action et de nombreux auteurs en profitent pour peindre spécificités physiques et traits de caractère.

Les écrivains, à défaut de diffuser une science culinaire, trouvent dans le repas littéraire l’occasion de faire naître des situations dramatiques ou comiques. La table est le lieu de tous les possibles par l’entremise de l’art de la conversation, rappelé par Brillat-Savarin. La conduite à tenir, en tant que commensaux mais surtout en tant qu’hôte, passionne les romanciers, et ici aussi se jouent des rapports sociaux qu’il est possible d’orienter grâce à la gastronomie. L’auteur se plaît à nous livrer des extraits marquant les évolutions de ce qui est accepté ou non, en somme révéler la frontière parfois floue entre norme et marge, et fixer les codes du savoir-vivre. Connaître les règles permet de se hisser parmi les sphères initiées dans l’art de la table, et la limite principale repose sur les excès du plaisir. Si les femmes ne peuvent s’y adonner comme les hommes, le plaisir coupable devient plus acceptable à la fin du xixe siècle. Ces éléments ouvrent vers une typologie de mangeurs, ici aussi évolutive, et vient justifier le titre de l’ouvrage.

Ainsi ce savoir-vivre se confronte au temps consacré aux pratiques de table. Un temps long, parfois silencieux, offre non pas abus et ivresse, largement rejetés par les premiers gastronomes, mais un accès certain vers l’art de la conversation. Si plusieurs écrivains déplorent le temps réduit consacré à la table, Yves Gagneux mobilise les romanciers pour livrer les spécificités du repas gastronomique des Français : une création noble, un art universel dont les lettres de noblesse ne sont pas que commentées par la littérature mais également diffusées, jusqu’à devenir de véritables sources pour les chercheurs d’aujourd’hui.

En somme, on termine cette lecture avec la sensation d’avoir abordé différemment notre rapport à la gastronomie. Pas seulement illustratifs, les extraits choisis témoignent d’une démarche progressive et holistique d’un domaine aujourd’hui largement travaillé par les chercheurs, questionné par les amateurs et discuté par toute une société. Ce livre est surtout l’occasion de (re)lire des extraits savoureux de notre littérature. En éclairant des auteurs parfois méconnus, Yves Gagneux nous pousse à comprendre comment la gastronomie est devenue un art de vivre, mêlant savoir-faire et savoir-être, et comment s’ancrent des pratiques et des traditions désormais défendues et officialisées au xxie siècle.

AUTEUR
David Michon
Docteur en histoire contemporaine
ATER à l’université de Bourgogne, CIMEOS-EA 4177

ANNEXES

NOTES
[2] Greg Richards, « Evolving Gastronomic experiences: From foodies to foodscapes », Journal of Gastronomy and Tourism, 2015, vol. 1, n° 1.
[3] Watson Baldwin, « Chef’s Sabbatical: An analysis of chef’s gastronomic research through culinary tourism », International Journal of Gastronomy and Food Science, octobre 2018, vol. 13.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
David Michon, « Yves Gagneux, Le glouton, le gourmand et le gastronome. Les plaisirs de la table de Balzac à Yourcenar, Paris, Vendémiaire, 2020, 241 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 6 octobre 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : David Michon.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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