Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Jean-Michel Chapoulie, Enquête sur la connaissance du monde social. Anthropologie, histoire, sociologie. France-États-Unis, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 407 p. [1]
Jean-Christophe Marcel
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : épistémologie ; sciences sociales ; régimes de preuves
Index géographique : France ; États-Unis
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Dans cet ouvrage, Jean-Michel Chapoulie se propose d’examiner comment sont produits les comptes rendus de recherche (ou « monographies ») entre 1950 et 2000, en histoire, sociologie et anthropologie, puis  de dégager des caractéristiques de ces « savoirs » dans leurs dimensions « concrètes » mises en contexte. Le choix de la période est justifié  par un développement sans précédent des sciences sociales à ce moment. Il ne s’agit pas de dégager des normes auxquelles les recherches devraient satisfaire dans leurs démarches, doxa dont l’auteur veut se dégager coûte que coûte, mais de les décrire telles qu’elles se sont faites, en allant aussi loin que possible dans l’explicitation des difficultés concernant l’acceptabilité des recherches. Il en ressort que les différentes démarches d’enquêtes sont associées à des régimes de preuves qui leur sont spécifiques et possèdent des points obscurs. Ces points obscurs relèvent surtout de ce qu’on peut appeler leur « ancrage empirique ». En effet l’organisation du matériel empirique relève d’un processus mental influencé par l’expérience du chercheur, et qui échappe en grande partie à sa conscience. De même, la genèse des schèmes conceptuels ainsi que les preuves et justifications empiriques, sont tributaires de la conjoncture politico-intellectuelle, de l’organisation disciplinaire, et de normes rhétoriques d’écriture plus ou moins implicites.

Dans les recherches ethnographiques ce sont le « choix » de l’univers restreint étudié, la sélection des éléments consignés dans les notes de terrain pour constituer la documentation, qui constituent une boite noire. En histoire, ce sont les aléas de la conservation d’archives et des choix pour partie arbitraires dans la documentation. Dans les enquêtes statistiques produites en sociologie, les points obscurs et les fragilités découlent des aléas des étapes successives de la production des données de base, et en ce qui concerne certains traitements statistiques, de conventions arbitraires introduites par les statisticiens, notamment pour effectuer la traduction entre le langage des enquêtés, le langage statistique et celui des sciences sociales.

Les trois démarches ont aussi  en commun de dépendre de conventions et d’hypothèses interprétatives en ce qui concerne l’imputation de la signification à la documentation de base. Elles partagent également les conséquences des usages variés et peu contrôlés du vocabulaire de la causalité, des difficultés engendrées par une instabilité conceptuelle qui rend malaisé le rapprochement des recherches, et des difficultés récurrentes à expliciter la dimension normative qui s’introduit subrepticement dans les analyses par le recours inévitable à des raisonnements de sens commun. Au final, les argumentations en sciences sociales ne débouchent selon Jean-Michel Chapoulie que sur des conclusions probables susceptibles d’être remises en cause. Si ces vulnérabilités sont mieux connues depuis les années 1970, elles n’ont pas débouché sur un renforcement substantiel de la solidité de l’ancrage empirique des monographies, selon l’auteur. Elles permettent juste des lectures mieux informées. Concernant leur cumulativité, les différentes disciplines des sciences sociales offrent pour de nombreux domaines et sujets de multiples schèmes conceptuels dont la compatibilité mutuelle reste indéterminée. Néanmoins, en vertu de l’expérience acquise, et de l’accumulation des recherches, celles-ci ont gagné progressivement une dimension critique. On peut dire que Jean-Michel Chapoulie adopte une position intermédiaire entre la volonté du « néopositivisme » [2] de calquer les sciences sociales sur le modèle des sciences de la nature, et la critique « postmoderne » qui assimile le discours scientifique au langage ordinaire.  

Au total on a ici un livre très dense, riche d’exemples et fort stimulant, qui est bien dans la lignée de précédents chantiers ouverts par l’auteur, par exemple l’accent mis sur la dimension rhétorique des comptes rendus de recherche en sciences sociales, qui est une entrée analytique pertinente et passionnante. Certains résultats, malgré le « pessimisme » général du propos (peut-on au final établir des résultats un tant soit peu solides en sciences sociales ?), sont salubres. En particulier le chapitre qui démystifie la « pseudo scientificité » des analyses statistiques, inlassablement brandie comme un étendard par ses tenants, et met à égalité ce type de démarche avec les autres. Au passif, on peut dire que la densité du propos rend parfois malaisés la lecture et le suivi du raisonnement, lequel n’est pas exempt non plus de répétitions. Pour finir, Jean-Michel Chapoulie stipule lui-même qu’il a choisi un échantillon de monographies qu’il connaît en vertu de ses intérêts de recherche. Ce choix, quoiqu’assumé et légitime, introduit un biais dans la réflexion parce qu’il aboutit à une surreprésentation de la littérature anglo-saxonne, dont l’auteur est un admirateur et un grand connaisseur. Or, les discours critiques ont été foisonnants aux États-Unis sur la période. De même, sa préférence pour le raisonnement historique, dont il se réclame depuis longtemps, le pousse-t-elle peut-être à ne pas assez rendre justice aux vertus cumulatives de l’analyse sociologique.

AUTEUR
Jean-Christophe Marcel
Professeur de sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Une manière simple de qualifier cette posture est de dire que selon ce point de vue, sous sa forme accomplie la science consiste en un corpus de propositions vérifiées, liées les unes aux autres par la logique, et constituant un système cohérent et compatible avec les observations empiriques. Plus les propositions sont universellement acceptables, plus grande est la variété des phénomènes auxquels elles s’appliquent.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean-Christophe Marcel, « Jean-Michel Chapoulie, Enquête sur la connaissance du monde social, Anthropologie, histoire, sociologie. France-États-Unis, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 407 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 novembre 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean-Christophe Marcel.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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