Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||
Charles Ridel, L'ivresse du soldat, Paris, Vendémiaire, 2016, 432 p. [1] | ||||
Christophe Lucand | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE |
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TEXTE | ||||
Le vin, plus couramment rebaptisé « pinard » durant la Grande Guerre, a été durablement associé à la vie quotidienne des poilus français qui affrontèrent le choc d’un conflit sans précédent. Porté par la guerre, puis consacré par la victoire en 1918, son succès dissimule pourtant des blessures de guerre inédites, exprimées par les effets d’un alcoolisme devenu rapidement omniprésent parmi les soldats et au sein de la population. Cette perspective, au cœur de l’ouvrage de Charles Ridel : L’ivresse du soldat, publié aux éditions Vendémiaire, conduit l’auteur à traiter d’un thème qui resta, jusqu’à une période récente, à l’écart du regard des historiens travaillant sur cette période. Articulé autour de six thèmes abordant, tour à tour, la place de l’alcool dans la société française au seuil de la Grande Guerre, la lutte opposant les « alcooliers » aux « abstinents » ou « prohibitionnistes », puis l’engagement des boissons alcoolisées sur le front, les défis, les usages et les dérives de cette consommation, le livre s’ouvre sur l’appréciation mesurée d’une victoire apparente de l’alcoolisme à la fin du conflit. Construit avec minutie et détails, le travail proposé bénéficie du traitement d’une large documentation puisée dans un corpus archivistique étendu. On retiendra en particulier l’exploitation du fonds des archives du Contrôle postal aux armées, extrait du Service historique de la Défense (SHD), et celle du Service des archives médicales hospitalières de l’armée (SAMHA). L’étude bénéficie également du traitement des carnets, correspondances et romans de guerre qui viennent conforter un sujet que Charles Ridel maîtrise sans conteste, porté par son point de vue d’historien spécialiste du premier conflit mondial. C’est là l’un des principaux atouts d’un ouvrage qui n’enferme pas l’auteur dans une perspective trop conventionnelle. L’argumentation est conduite à travers une logique dépassant les interprétations les plus traditionnelles et couvrant des approches à la fois politiques, culturelles, militaires et anthropologiques. L’ouvrage propose une série de graphiques, reproduits ou construits à partir de sources originales, huit pages d’illustrations en couleurs, et six annexes soutenant avec pertinence l’argumentaire. Le questionnement retenu par l’auteur est ambitieux et prometteur. Il engage une réflexion synthétique sur la place et la position de la consommation d’alcool en France durant la guerre. Si le conflit permet indiscutablement aux thèses liées à l’antialcoolisme de progresser, la valeur des alcools – et du vin en particulier – interdit l’émergence d’une législation prohibitionniste. Trop largement associé dans l’ouvrage au lobby des « alcooliers », le monde du vin n’est cependant ici pas assez perçu comme très singulier par son rattachement aux valeurs accordées à un produit toujours largement considéré comme une boisson « saine et hygiénique », par opposition aux innombrables alcools coupés, frelatés ou industriels. En enfermant les millions de viticulteurs, marchands et négociants en vins dans le cercle des « acteurs du marché de l’alcool », l’argumentation oublie la violence des oppositions qui se jouent à cette époque entre producteurs de vins et « alcooliers » ; les premiers n’étant pas encore parvenus à surmonter la plus grave crise vitivinicole qu’ait connue le pays. La guerre constitue alors bien une issue à la crise sociale et politique. C’est là l’une des clefs majeures de compréhension de l’étonnante facilité avec laquelle le vin se diffuse, presque sans limite, sur le front, par opposition aux alcools avec lesquels il n’est jamais confondu. Charles Ridel dresse le tableau de cette réussite, alors que le vin est distribué dans des proportions croissantes. Il évoque les défis que soulèvent son approvisionnement et sa distribution, jusqu’à la flambée des prix, qui mériterait toutefois d’être nuancée par une indexation à l’inflation courante. L’auteur montre avec précision comment le vin (et non l’alcool, la distinction est alors essentielle) s’impose dans les cœurs et dans les esprits, jusqu’à ouvrir une réflexion sur le rattachement de sa consommation aux origines des soldats envoyés sur le front et aux « petites patries » qui composent le pays. En s’appuyant sur les travaux de Sully Ledermann, Charles Ridel constate une « baisse sensible au cours du conflit » de la consommation de vin et d’alcool, sans que l’on soit en mesure d’apprécier réellement cette évolution (p. 222). Il faudrait ajouter toutefois que les innombrables piquettes et vins de ménage produits clandestinement et sans aucun contrôle dans les campagnes échappent bien aux relevés statistiques et faussent largement cette appréciation d’ensemble. Il n’est pas sûr alors que l’approvisionnement massif des troupes ait tant pesé sur la population civile. La mesure même de la consommation d’alcool sur le front (et celle de l’ivresse) est réorientée vers des témoignages qui ne soulignent sans doute pas suffisamment la spécificité qui s’impose alors à travers la consommation du vin et des boissons dites « hygiéniques ». L’auteur esquisse enfin trop brièvement, à notre avis, le lien qui s’établit entre l’alcoolisation des soldats, le maintien des hommes au combat, l’entretien de leur niveau d’agressivité, l’indiscipline et le déclenchement des mutineries. De la même façon, la question de l’introduction du vin et des alcools, utilisés comme facteurs de la victoire, dans un contexte de combat symétrique bloqué sur le front, aurait pu être développée. Plusieurs travaux antérieurs traitant du même sujet auraient sans doute mérité d’être prolongés. Devenue boisson de la victoire, le vin marque selon l’auteur le temps des contradictions où la célébration du pinard de la revanche dissimule mal les conséquences de la hausse de la consommation et l’essor du « vinisme » à l’origine de « psychoses alcooliques » que la médecine peine alors à identifier clairement. Charles Ridel s’interroge en conclusion notamment sur les « ambiguïtés de l’institution militaire » et les contradictions qui ont conduit à concevoir et à organiser un approvisionnement de masse des soldats tout en tentant d’en conjurer les effets les plus néfastes. Il souligne l’importance d’une perspective décloisonnée, bâtie sur le temps long, afin d’apprécier au mieux l’évolution des regards et des pratiques sur le vin et les alcools en France. Avec cet ouvrage très sérieux, Charles Ridel nous propose une synthèse passionnante qui, sans être réellement inédite, captivera ses lecteurs qui la liront sans modération ! |
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AUTEUR Christophe Lucand Université de Bourgogne Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES |
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Christophe Lucand, « Charles Ridel, L'ivresse du soldat, Paris, Vendémiaire, 2016, 432 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 27 septembre 2016, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Christophe Lucand. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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