Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Stéphane Le Bras, Le négoce des vins en Languedoc. L’emprise du marché, 1900-1970, préface de Geneviève Gavignaud-Fontaine, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2019, 495 p. [1]
Christophe Lucand
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : vin ; crise ; surproduction ; régulation ; appellation ; négoce
Index géographique : France ; Languedoc 
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE
I. Un ouvrage attendu, couvrant un travail d’investigation ambitieux
II. Le négoce languedocien restitué au cœur de son vignoble
III. Entre perte d’autonomie, quête d’efficacité et tentative de repositionnement
III. Le crépuscule d’un monde vitivinicole
III. La quête de sens et les facteurs d’une inéluctable extinction

TEXTE

I. Un ouvrage attendu, couvrant un travail d’investigation ambitieux

Issu d’une thèse soutenue en 2013 à l’université de Montpellier III sous la direction de Geneviève Gavignaud-Fontaine, l’ouvrage de Stéphane Le Bras s’inscrit dans la nouvelle dynamique historique qui a investi le champ fécond des mondes de la vigne et du vin depuis quelques années. En traitant du négoce des vins, inscrit dans le plus vaste vignoble du monde entre 1900 et 1970, l’auteur comble une évidente lacune du champ historiographique concernant l’évolution du Languedoc vitivinicole, à travers l’analyse du progressif déclin de son élite professionnelle. Si le négoce des vins a déjà fait l’objet d’études comparables, pour d’autres vignobles, l’apport premier de l’ouvrage de Stéphane Le Bras se situe dans la compréhension des mutations couvrant un espace et une période placés au cœur de la grande reconversion vitivinicole nationale du xxe siècle sous l’emprise du marché.

C’est en s’appuyant sur un corpus archivistique et documentaire très étendu (fonds publics et privés, presse et témoignages oraux, notamment, dont l’inventaire est relayé par un lien d’accès au texte original de la thèse), que l’auteur entreprend une analyse critique minutieuse de l’itinéraire d’un groupe professionnel, qu’il décrit comme étant à la fois incontournable et insaisissable dans l’espace géographique couvrant les trois départements languedociens (Aude, Gard, Hérault) qui retiennent son attention. Le champ chronologique couvert ouvre l’enquête en 1900, année désignée comme « point de rupture » spécifique marquant « la fin de la reconstitution post-phylloxérique et le début des crises de mévente cycliques ». Il s’achève en 1970, année présentée comme identifiant l’ouverture du Marché commun des vins et l’avènement d’un nouvel ordre vitivinicole. Entre ces deux bornes chronologiques, le vignoble du Languedoc sera passé de « l’épicentre d’une production de masse », cœur d’une monoculture industrielle conduite par des négociants qui font de cette région le « principal chai du pays », à un espace viticole profondément reconfiguré par la disparition de son élite vitivinicole. L’analyse des conditions de ce déclin décline trois dimensions : l’évolution du métier de négociant, la dimension sociale de cette catégorie professionnelle et son inscription – et celle de ses vins – sur le marché. Dans cette perspective, Stéphane Le Bras propose de confronter les sources collectées en variant « les focales et les échelles » afin d’offrir une étude « horizontalement et verticalement étendue ». L’ouvrage s’articule autour de trois parties chronologiques faisant succéder à « L’âge d’or du négoce méridional (années 1900 - années 1920) », la période « D’une guerre à l’autre : le négoce méridional au tournant », puis celle de « L’inexorable effacement (1945-1970) ».

II. Le négoce languedocien restitué au cœur de son vignoble

Le premier volet décrit la situation et la position d’un négoce défini à travers ses pratiques professionnelles et son envergure économique et commerciale. Stéphane Le Bras identifie ici les spécificités de la profession et son positionnement au sein de la filière rapportés au cadre de ses activités et à leur localisation en campagne et dans les villes. La position « pivotale fondamentale » de ce groupe d’acteurs incontournables, dominant une filière habilement repositionnée par l’auteur dans son contexte, le situe au cœur des réseaux et des circuits de commercialisation. Les négociants sont décrits dans leur rôle d’entrepreneurs soucieux de rationaliser, de perfectionner et de moderniser leurs pratiques. Les activités du négoce méridional sont analysées dans leur environnement traversé par un constant changement et le poids des incertitudes, à travers la question de la réputation des établissements, l’essor de la fraude et des contrefaçons, dans un contexte tourmenté qui met à l’épreuve les capacités d’adaptation. Le modèle du « capitalisme familial à la française » est justement retranscrit dans la question fondamentale de la pérennité des maisons de commerce et de leur assise. Il faut souligner ici la clarté des propos très utilement appuyés par des encarts explicatifs, des schémas et des graphiques qui se renouvellent tout au long de l’ouvrage. S’il faut saluer la qualité de l’argumentation et la précision des données alimentant une démonstration toujours ajustée avec habileté, l’enquête renonce à appréhender dans sa totalité le groupe professionnel qui est perçu à travers des statistiques globales, des sondages et des exemples. L’utilisation des archives consulaires et surtout fiscales (rôles et déclarations de patente, matrices des Contributions directes et indirectes, notamment) aurait été très complémentaire à celle des annuaires statistiques départementaux (pour l’Hérault dans l’étude) et mieux documentée. L’effectif précis des négociants par commune, au sein de chaque circonscription fiscale, leur identité, le volume du commerce déclaré annuellement par chacun, le montant des revenus et des patrimoines déclarés, auraient pu être ainsi appréhendés. Dans cette perspective, le négoce local des vins et les acteurs le composant auraient pu être saisis dans le cadre d’un travail prosopographique ouvrant la voie à une biographie collective.

III. Entre perte d’autonomie, quête d’efficacité et tentative de repositionnement

L’analyse engagée pour la période suivante prolonge les constats précédents. Stéphane Le Bras établit avec précision l’évolution de l’activité du négoce durant la Grande Guerre. L’activité retranscrite offre le panorama d’une mise à l’épreuve réussie avant de s’étendre aux transformations de l’entre-deux-guerres marquées par l’apparition de nouvelles pratiques, de nouvelles concurrences et d’un « renversement tendanciel fondamental » par l’avènement d’une dépendance accrue et la rapide perte d’autonomie du négoce. L’étude des relations Midi-Algérie démontre la contradiction des relations qui s’établissent entre les deux mondes viticoles. Stéphane Le Bras décrit la modernisation d’un négoce méridional en quête d’efficacité et de repositionnement face au danger de sa disqualification sur un marché de plus en plus instable et concurrentiel. L’étude de la Seconde Guerre mondiale est présentée comme « un virage fondamental pour la prospérité » du négoce méridional. Dans le texte, le groupe professionnel est replacé dans un contexte de double dépendance accrue ; celle de la montée en puissance de l’État autoritaire de Vichy et celle représentée par la pression des exigences de l’occupant. Pris dans l’étau des nécessités du ravitaillement et de la demande allemande, le négoce fait face à d’importants bouleversements dans une période sans précédent et alors qu’il est écrasé par les contraintes techniques et réglementaires. Il faut rappeler ici que le poids du marché noir, restitué par l’auteur dans le climat de guerre et d’assujettissement du pays, ne constitue pas qu’un élément de contexte, conséquence d’une conjoncture exceptionnelle. Il est un outil de captation commandé et alimenté par l’occupant nazi lui-même et qui produit ses effets à travers la mise en place d’une gigantesque économie souterraine parallèle. L’auteur rapporte enfin comment la fin du conflit laisse place à un négoce pour partie enrichi, mais largement dénigré et décrédibilisé.

IV. Le crépuscule d’un monde vitivinicole

Le retour à la « normalité économique » à partir de la seconde moitié des années 1940, traité dans le troisième volet de l’ouvrage, dresse le constat de l’inexorable et rapide effacement du négoce languedocien. Les négociants perdent leur position face à la production qui se réorganise (notamment sous l’impulsion de l’Union régionale des coopératives agricoles du Midi) et aux organismes de commercialisation, au moment où se conjuguent les effets de l’émergence d’une régulation internationale et de la baisse de la consommation dans un contexte d’instabilité chronique. L’auteur rappel comment le rôle de l’État dans la nouvelle organisation économique de la France s’inscrit dans la continuité de l’interventionnisme inauguré par Vichy, cette fois sous couvert de modernité, alors que le statut viticole rénové de 1953 perfectionne la politique d’encadrement et de régulation du marché des vins. Les conséquences de la Politique agricole commune et la rapide extinction des importations massives venues d’Algérie après 1962 frappent un négoce en régression (mouvement de contraction entrepreneuriale et spatiale), qui a perdu son autonomie commerciale dans un environnement concurrentiel poussé (négociants extra-méridionaux, magasins à succursales multiples, standardisation des vins de marque ou de grande distribution), avant l’ouverture européenne du marché des vins en avril 1970. Stéphane Le Bras ajoute que la crise s’accompagne d’une désaffection des consommateurs pour les vins du Midi alors que « les goûts des Français ont changé », mais sans que cette mutation du marché ne soit analysée. L’incapacité des acteurs du négoce à assumer un nouveau modèle est patente malgré la modernisation des techniques, la mise en place de nouvelles stratégies commerciales et l’émergence d’une dynamique qualitative basée sur la singularisation des productions.

V. La quête de sens et les facteurs d’une inéluctable extinction

L’ouvrage s’achève sur les éléments constitutifs de la singularité du négoce languedocien et les facteurs explicatifs de son extinction, décrite comme inéluctable dès le seuil du xxe siècle. En revenant sur l’impossible « portrait-robot » du négociant, acteur « insaisissable » du vignoble, l’auteur souligne son positionnement professionnel à contre-courant d’une dynamique qui s’exprime ailleurs sous les traits du « terroir », d’un solide ancrage foncier et d’une « permanence identitaire ».

Le négociant méridional est identifié au contraire comme un « artisan du vin », jouant de ses savoir-faire de vinificateur, de sa position au sein des réseaux marchands et de sa maîtrise stratégique de l’information. Dans l’argumentaire de Stéphane Le Bras, tout concoure à faire du négoce un groupe professionnel en sursis malgré « des décennies de résistance ». Il est présenté comme une élite économique en fin de vie à travers le récit d’un long et inexorable effacement inaugurant le grand mouvement de « dévinification » du Midi, perceptible selon l’auteur dès les premières années du siècle.

La restitution de cette évolution aurait sans doute pu être moins déterministe en intégrant d’autres échelles de compréhension couvrant d’importants facteurs exogènes. Car pendant les trois quarts de siècle couverts par l’ouvrage, le négoce languedocien a dû affronter le défi d’une surproduction endémique portée par le modèle industriel vitivinicole et colonial franco-algérien, produit d’un contexte toujours très incertain [2]. La croissance d’une viticulture industrialisée, qui identifie le Languedoc, résulte depuis la fin du xixe siècle d’une politique nationale assumée et résolument favorable à une production de masse délivrée sur un marché de consommation en constante expansion jusqu’aux années 1930. Le tournant des années 1940-1950, inauguré avant et pendant la période de l’Occupation, d’une part délégitime la consommation du vin selon des principes de santé publique de plus en plus prégnants, et d’autre part au nom de la modernisation du pays valorise l’inscription foncière des normes vitivinicoles malthusiennes, le petit artisanat rural et les productions distinctives susceptibles d’intégrer la rapide internationalisation des échanges. C’est ce changement brutal de paradigme économique – opéré à la suite de la Seconde Guerre mondiale dans un contexte de reconstruction du pays, de modernisation de son économie sous l’effet des exigences nouvelles d’ouverture des marchés et de perte de l’Algérie coloniale – qui disqualifie le modèle Midi-Algérie, dans un contexte de décolonisation et alors que la consommation totale de vin par habitant est divisée par deux en une génération [3]. Cette mutation fondamentale du marché national exprime la reconversion économique du pays et scelle le sort du négoce de vins courants de masse devenu inadapté. Les explications proposées de l’effacement du négoce méridional, principalement reliées à des facteurs internes au groupe, concentrent l’attention sur l’offre en sous-exploitant les conséquences des politiques publiques menées au même moment par l’État (lutte contre la consommation d’alcools, aménagement du territoire, nouvelle politique touristique, etc.), les conditions d’émergence des nouveaux goûts au sein d’une nouvelle classe moyenne enrichie, l’intégration des nouvelles normes du marché européen, le passage d’une orientation nationale protectionniste à une libéralisation économique globale, la consécration d’un modèle vitivinicole de luxe, la qualification du rapport du vin au lieu comme marque de singularité et de qualité portée sur les marchés internationaux en forte croissance, notamment ; autant de pistes qui complèteraient cet ouvrage qu’il faut saluer comme précieux et incontournable par ses nombreux apports pour de futurs travaux.

AUTEUR
Christophe Lucand
Université de Bourgogne Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Kym Anderson et Vicente Pinilla, Wine Globalization: A New Comparative History, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.
[3] Léo A. Loubère, The Wine Revolution in France. The Twentieth Century, Princeton, Princeton University Press, Princeton Legacy Library, 2014 [1990].

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Christophe Lucand, « Stéphane Le Bras, Le négoce des vins en Languedoc. L’emprise du marché, 1900-1970, préface de Geneviève Gavignaud-Fontaine, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2019, 495 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 26 juin 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Christophe Lucand.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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