Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||||
Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Tranformation of France, Ithaca and London, Cornell University Press, 2018, 278 p. [1] | ||||||
Christophe Lucand | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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Comme le bon vin, les livres ont leurs origines. Celui-ci est né à l’université de l’Iowa où Joseph Bohling a rédigé sa thèse sur la crise du phylloxéra en France avant d’inscrire plus résolument ses recherches concernant cette étude sur l’histoire du vin au xxe siècle en France. Appuyé par une communauté universitaire nord-américaine de plus en plus attentive à l’histoire des mondes du vin et par de prestigieuses institutions dont l’Alcohol Research Group à Emeryville en Californie, l’auteur a bénéficié de relais d’exception pour son travail de terrain en France. Dans cet ouvrage, Joseph Bohling porte l’attention sur la transition historique qui a conduit la France à abandonner le système vitivinicole de production industrielle de masse pour bâtir un modèle de vins de luxe fondé sur l’émergence de nouvelles normes valorisant la différenciation des productions inscrites dans des lieux. Cette mutation sans précédent, postérieure au grand dérèglement qui caractérisa le tournant des xixe et xxe siècles [2] est baptisée par l’auteur : la « révolution sobre ». Engagé par des acteurs éminemment introduits au sein des instances des gouvernances nationale et internationale, ce profond processus de transition a profité d’un contexte économique, politique et institutionnel hors de commun qui a conforté son succès en liant le règlement de la question des surplus vinicoles endémiques à la lutte contre le très haut niveau d’alcoolisme alors connu dans le pays. Pour assurer la réussite complète de leur entreprise, ces « révolutionnaires sobres » ont dû sevrer les consommateurs de vins franco-algériens au nom de la santé publique, entraînant une profonde restructuration de la production viticole française et contribuant à la remise en cause de l’ordre politique et impérial du pays. En tentant de démontrer que les excédents de vin et l’alcoolisme convergeaient pour attenter à l’ordre politique en faveur d’une France vitivinicole décolonisée, l’auteur insiste sur la contradiction historique qui s’impose alors entre le maintien d’un ordre vitivinicole industriel, impérial et dominant, d’une part, et la nécessaire modernisation économique qui s’impose à la France afin d’assurer la réussite de son intégration européenne et mondiale. En décloisonnant ainsi les approches et les échelles de compréhension, Joseph Bohling nous propose incontestablement un travail de synthèse inédit et stimulant qui rappelle le rôle central qu’ont tenu les acteurs des mondes du vin, et le produit vin, dans l’évolution politique, économique et culturelle de la France et celle de sa place dans le monde. I. La remise en cause du système vitivinicole industriel et impérial français Joseph Bohling rappelle à juste titre que la France vitivinicole du début du xxe siècle est encore largement placée sous l’influence de puissants producteurs locaux et nationaux qui garantissent la valeur économique incontournable que représente le vin pour les recettes de l’État. Agissant comme autant de lobbies de poids dans la vie politique nationale, ils assurent au modèle vitivinicole industriel une réussite sans partage ancrée dans l’ordre républicain impérial à travers notamment la fondation du plus grand vignoble d’exportation de vin de masse au monde en Algérie française. Les producteurs étaient alors organisés en grandes organisations régionales dont la Confédération générale des vignerons du Midi (CGVM) et la Confédération générale des viticulteurs d’Algérie (CGVA), soutenues par de fidèles alliés au Parlement, leur conférant un pouvoir et une influence incomparables en France. Le contexte est pourtant marqué par l’impossible règlement de la question des excédents colossaux de production d’alcools et de vins, renforcé par une politique protectionniste qui encourage la quantité au détriment de la qualité. Dans les vignobles industrialisés, où la misère est galopante, l’État protège les producteurs de la concurrence internationale, subventionne les excédents et encourage la consommation de masse. Ce système national de vin industriel, centré sur les vignobles de l’Algérie et du Languedoc, bloque toute tentative de réforme, d’autant que la dimension culturelle acquise par le vin l’écarte de toute mesure contraignant sa consommation. Si le choc de la crise de 1907 ouvre la voie aux grands troubles politiques, ruinant en partie les prétentions libérales des négociants, la série de lois qui émerge en 1905, 1908, 1919 et 1927, inaugure l’ère de l’interventionnisme étatique, puis d’une nouvelle discipline de production (CNAO) au moment où la prise en charge économique des excédents grève lourdement le budget de l’État. L’évolution réglementaire initiée dans l’entre-deux-guerres se poursuit sous le régime de Vichy qui jette les base de la « révolution sobre » dans un contexte de pénurie des approvisionnements et d’élargissement de dispositions hygiéniques et sanitaires. II. La convergence des luttes : surproduction et alcoolisme Si Joseph Bohling insiste sur la continuité du phénomène et des acteurs, des années 1930 aux années 1950, le grand changement issu de l’après-guerre réside selon lui dans le lien qui s’établit à partir de cette période entre la production et la consommation. Dans un contexte marqué par l’effondrement économique et politique du pays, les technocrates et les scientifiques de premier plan travaillent à éradiquer la croyance dans un vin perçu comme un aliment sain (Philippe Lamour, René Dumont, Alfred Sauvy, Jules Milhau qui prêtent leur action à la planification moderne de l’économie dans le contexte de l’annonce de la fin de l’aide Marshall), conjuguant leurs efforts à ceux des militants de la santé publique. L’alcoolisme n’est plus circonscrit à sa seule définition morale ou médicale comme c’était le cas depuis le xixe siècle, mais sa compréhension est désormais élargie à sa dimension politique. Le point de vue des nouveaux experts influence les normes et s’étend aux réseaux des institutions étatiques et non étatiques, ministère de la Santé, académies de médecines, comités nationaux de défense contre les alcools (CNDCA), notamment. Ce mouvement, décrit de manière très verticale – de l’impulsion nationale à l’application locale –, est accompagné des dispositifs portés par les talents de l’expertise vitivinicole. L’orientation décrite rompt avec la République parlementaire et impériale en renforçant de fait l’autorité centralisatrice de l’État. En faisant de l’alcoolisme un problème d’économie criminelle et en protégeant les arrangements économiques, la santé publique agit alors dans le sens promu par une poignée de technocrates décrits comme incontournables. C’est cette improbable coalition qui commence à renverser le mythe de la consommation de bien-être, la plaçant comme une cause du retard économique du pays, un instrument d’arriération et d’oppression. L’auteur explique comment s’engage alors un face à face entre les forces de la libéralisation des échanges et de la localisation des vins face aux tendances protectionnistes, garantes du statu quo en faveur d’activités économiques à la fois puissantes et peu rentables. Au même moment, l’influence américaine pèse en faveur de la constitution d’un marché commun ouest-européen libéral. La France doit se préparer à une concurrence nouvelle par des réformes portées par les commissions de planification, l’INED, les technocrates et experts institutionnels, l’inspection des Finances publiques, le ministère de l’Agriculture, le Conseil économique, qui indiquent tous comment gérer, rénover, libérer l’économie et défendre les intérêts des acteurs économiques qui en profiteraient le plus. Dans leur travail, les experts agitent la menace de la ruine économique du pays portée par le flot des vins d’Afrique du Nord. Parallèlement, le système vitivinicole industriel, colonial et monocultural de l’Algérie, est accusé de favoriser les privilèges féodaux, d’empêcher la prospérité, d’être anti-démocratique. Le vin, jusqu’alors source de fierté, devient une cause de mécontentement et de vives critiques largement entretenues au sein de l’opinion publique. C’est dans ces conditions que la politique de régulation de la production viticole est étroitement corrélée avec celle de la santé publique. La nouvelle génération de technocrates investis au sein des ministères des Finances et de la Santé publique, dans la Haute commission pour l’étude et l’information sur l’alcool (HCEIA), au sein de la Confédération nationale des vins et spiritueux (CNV), monopolise la production des connaissances dans un environnement de transformations sociales et culturelles qui portent le modèle de l’INAO en faveur d’une règlementation des pratiques vitivinicoles et d’amélioration de la qualité des vins. Joseph Bohling ancre ainsi avec habileté cette évolution dans le contexte politique de la Quatrième République dont le gouvernement Mendès-France forme le point d’orgue, notamment à propos des conséquences du processus de décolonisation et de l’intégration du pays au marché commun européen qui incitent l’État à rompre avec le passé. III. Le renversement des paradigmes : vers un nouvel ordre vitivinicole Les années 1950-1960 sont marquées par une progressive perte d’influence des artisans du lobby viticole industriel. La conviction l’emporte en faveur d’une France plus sobre, vue comme plus forte. Ce passage d’un système basé sur les vins industriels à un autre fondé sur les vins d’appellation n’a donc été rendu possible que par une vaste alliance politique qui milite pour que la France se retire de l’Algérie et s’intègre dans la construction européenne. L’orientation contextualisée est alors propice au renversement du paradigme vitivinicole en faveur d’une localisation de la production vitivinicole en France métropolitaine à travers le système des appellations. Dans cette perspective, l’identité des vins exprime une nouvelle modernité associée à la nostalgie des expériences rurales perçues comme authentiques. L’auteur rapporte quel a été le poids du tourisme automobile, des groupes de pression s’y rattachant, dans la localisation des noms des vins au cœur d’une société de consommation en plein essor, soutenant la mobilité et l’accomplissement des désirs individuels. C’est dans le contexte des années 1970, avec la progressive instauration du marché commun du vin, que le mouvement d’unification post-coloniale s’étend à l’échelle ouest-européenne à travers la généralisation de mesures initiées par la France : subvention des arrachages, distillation des excédents, promotion de la viticulture de qualité, restriction des droits de plantation, en faveur d’un nouvel ordre vitivinicole français, puis européen et mondial. La « révolution sobre » de Joseph Bohling exprime avec justesse la conversion économique de la France tournée vers l’internationalisation des échanges et une mondialisation des pratiques et des modes agro-alimentaires [3]. Elle s’inscrit dans de nouvelles légitimités ; celles de la diversité régionale des produits, de l’artisanat local et des traditions agricoles ancrées dans des lieux. De ce point de vue, l’essor du système des appellations montre bien selon l’auteur que le local et le global ne sont pas opposés mais interagissent de manière dynamique et inattendue. Or, cette logique est le fruit d’une longue évolution qui a puisé ses racines dans la France vitivinicole industrielle du seuil du xxe siècle et des crises excédentaires du système franco-algérien. Elle est surtout l’histoire d’une réussite ; celle de l’intégration de la France à une nouvelle forme de modernité soulignant l’étonnant succès d’une reconversion révolutionnaire qui a, depuis, étendu son influence au monde entier. Dans cette approche très positive, on pourra sans doute être plus nuancé. En s’émancipant très largement, le modèle français de l’appellation d’origine connaît aujourd’hui une réelle crise de crédibilité marquée par la difficile généralisation de son contenu à l’échelle internationale. Son adaptation aux normes et aux règles internationales interroge en effet de nombreux observateurs alors que l’appellation demeure un objet complexe dont la crédibilité n’est pas assurée, notamment dans des régions et des pays demeurés étrangers à ce type de protections localisées. L’extension et la généralisation du principe des appellations pourraient conduire le modèle à perdre sa spécificité initiale au risque de ne devenir plus qu’un simple label commercial au cahier des charges bien peu sélectif dans un monde en transition porté par des échanges de produits hors-sol, déracinés et déréglementés. En somme, le progressif succès mondial d’appellations d’origine plus ou moins diluées sous la forme d’inscriptions foncières banalisées et portant leur identité géographique et culturelle reste à analyser. De ce point de vue, l’appellation d’origine, inventée par la France il y a un siècle et la « révolution sobre » qui lui succède, portent bien en elles une stimulante réflexion sur les hypothèses de développement futur d’un modèle économique mondial régulé dans laquelle le livre de Joseph Bohling s’impose comme une étude incontournable. |
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AUTEUR Christophe Lucand Université de Bourgogne Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[2]
Gilbert Garrier, « Le grand dérèglement du marché des vins (1893-1907) », Revue des œnologues, n° 83, avril 1997, p. 45-46.
[3]
Kym Anderson et Vincente Pinilla, Wine Globalization: A New Comparative History, Cambridge University Press, 2018 ; Laurence Bérard et Philippe Marchenay, Les produits de terroir entre cultures et règlements, Paris, CNRS Éditions, 2004.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Christophe Lucand, « Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Tranformation of France, Ithaca and London, Cornell University Press, 2018, 278 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 11 février 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Christophe Lucand. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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