Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Philip Schlesinger, Melanie Selfe et Ealasaid Munro, Curators of Cultural Enterprise. A Critical Analysis of Creative Business Intermediary, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, 306 p. [1]
Jean-Marc Leveratto
Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
MOTS-CLÉS
Mots-clés : conseil économique ; sociologie de l’expertise culturelle ; entreprenariat culturel ; économie créative
Index géographique : Écosse ; Royaume-Uni
Index historique : 1997-2015
SOMMAIRE

TEXTE

Selon ses auteurs, la recherche sociologique que restitue l’ouvrage est l’une des rares enquêtes consacrées, au Royaume-Uni, à une nouvelle fonction professionnelle, celle de « curator of cultural entreprise », consistant dans le suivi, le conseil et la formation de jeunes artistes, designers et artisans « créatifs » afin de les aider à stabiliser leur emploi et à gérer leur entreprise. Le terme de « curator », qui désigne habituellement la fonction de conservateur de musée, retrouve ici son sens juridique de « tuteur », de quelqu’un chargé de prendre soin d’une personne ou d’une chose. Le titre pourrait ainsi se traduire approximativement Les tuteurs en entreprenariat culturel. Une analyse critique du conseil économique en matière de création. Soulignons immédiatement que la lecture de l’ouvrage éclaire la difficulté à en proposer une traduction complètement satisfaisante – « creative business » fait partie du jargon institutionnel utilisé au Royaume-Uni en matière de justification des politiques culturelles publiques – en même temps que notre facilité à comprendre ce dont il s’agit, le soutien au « travail créateur » et aux « industries créatives » caractérisant aujourd’hui la politique culturelle française.

L’enquête a consisté dans l’approche monographique d’une agence localisée à Glasgow, l’Office de l’entreprenariat culturel (Cultural Enterprise Office) dont l’acronyme CEO, l’équivalent de PDG en français, est un clin d’œil au monde de la grande entreprise. Après avoir reconstitué le contexte institutionnel de la création de cette agence en 1997, les auteurs éclairent, en combinant approche documentaire et entretiens, la nature du service qu’elle rend aux jeunes « créatifs », et son évolution jusqu’en 2015. Cette évolution s’explique par la dépendance financière de l’agence vis-à-vis des pouvoirs publics et des subventions européennes, mais aussi par le développement d’une concurrence, et par les efforts de l’équipe des professionnels de l’agence pour tirer les leçons de leur expérience pratique et s’adapter à un environnement institutionnel changeant. Commanditée et financée au titre de « Projet d’échange de connaissance en matière d’économie créative » (creative economy knowledge exchange project) par le Conseil de recherche en arts et humanités du Royaume-Uni (UK Arts and Humanities Research Concil), l’enquête a pris la forme d’une recherche-action, caractérisée par « l’échange entre les chercheurs et ceux qu’ils observent », en l’occurrence les membres de CEO interrogés en 2013-2015 sur le fonctionnement de l’agence et leurs pratiques.

Pour leurs auteurs, cette recherche-action a du même coup un double intérêt.

Elle répare la rareté des études, dans le monde anglophone, sur les intermédiaires culturels qui apportent un soutien en matière de gestion financière et commerciale de leur activité à de jeunes « créatifs ». Il ne s’agit pas, cependant, d’en rester à la description du contenu et des modalités pratiques de cette médiation économique, de faire un simple « compte rendu détaillé du fonctionnement intérieur de ce type d’agence », même s’il s’agit d’une première. Ce qui intéresse les auteurs est « d’analyser le tissu de relations que le CEO entretient avec ceux qu’il conseille et assiste – ses « clients » – aussi bien qu’avec le monde beaucoup plus large du gouvernement et des organismes qui soutiennent son activité – ses « actionnaires » –, pour montrer comment « la prestation offerte par ces intermédiaires culturels est le produit de l’environnement institutionnel plus large et du changement des idées et des pratiques qui s’y produit. »

Après cette explicitation de leur projet donnée dans le chapitre 1, l’exposé s’organise donc logiquement comme suit :

Le chapitre 2 reconstitue le processus de globalisation au Royaume-Uni et la localisation en Écosse de l’« idéologie » de l’« économie créative » à partir de sa promotion par le gouvernement du New Labour, et l’émergence de la notion de « creative expertise » – d’une expertise au service des entreprises culturelles – qu’il a entraînée.

Le chapitre 3 recompose l’histoire du CEO de 1997, date de la première étude de faisabilité, à 2013-2014, la période d’observation de la structure par les trois auteurs.

Le chapitre 4 examine les pratiques d’accompagnement du CEO, fondée sur une division du travail entre suivi des clients par les membres du CEO et recours ponctuel et au cas par cas à des experts extérieurs. Il en dégage les trois « valeurs centrales » : le « sur-mesure » (le conseil doit être personnalisé), le non-jugement (de la qualité du projet du client) et le choix du « coaching » (le faire faire) – ainsi que l’attention au « parcours du client » (client’s journey) comme instrument de diagnostic. Il signale la structuration progressive de l’expérience du conseil par l’élaboration de programmes de formation et la remise en cause du conseil « sur mesure » qu’entraîne la numérisation.

Le chapitre 5 examine les efforts de la direction du CEO pour sécuriser financièrement son futur et résister à la concurrence de plus en plus grande. L’idée de développer une recherche critique indépendante et d’imaginer de nouveaux modèles de service physique et digital achoppe, au moment de l’observation, sur le non-financement par Creative Scotland du projet.

Le chapitre 6 enfin, débouche sur des préconisations pratiques, en soulignant les conditions précaires d’existence du CEO, et la nécessité de tenir mieux compte de la spécificité du contexte économique et culturel écossais.

 

Du point de vue d’un chercheur français, la lecture de l’enquête est éclairante à plusieurs titres.

– Elle permet aux chercheurs français en histoire et sociologie de la culture d’échapper au « nationalisme méthodologique » (Ulrich Beck) et d’objectiver les présupposés inhérents au cadre de l’État culturel qui structurent le regard passé et présent sur le travail artistique en France. L’ouvrage vaut tout à la fois par l’observation qu’il propose de la mise en œuvre d’une politique culturelle publique régionale – « nationale » si l’on tient compte du fait que « l’Écosse est une nation sans État » qui, à la suite du référendum de 2014, est de plus en plus soucieuse d’affirmer son autonomie en matière de politique culturelle – au Royaume-Uni et par notre confrontation, en tant que lecteur français, à une pratique britannique de la sociologie de culture.

– Ainsi, les auteurs commencent par restituer la manière dont le cadre politique institutionnel de la Grande-Bretagne éclaire la création de l’agence étudiée, en tant qu’effet de « l’idéologie » de « l’économie créative » promue par la politique culturelle du New Labour et pérennisée jusqu’aujourd’hui par les différents gouvernements conservateurs et libéraux. Le contexte « national » spécifique de l’Écosse n’a pas constitué un rempart à l’adoption de cette idéologie, il a favorisé au contraire le surenchérissement par le parlement écossais des vertus créatives de l’investissement public dans le secteur culturel. La démonstration par les auteurs du rôle des chercheurs universitaires dans l’élaboration de ce paradigme économique et son adoption, non seulement par les responsables politiques régionaux et nationaux, mais aussi par le Conseil de l’Europe, est l’un des intérêts de l’ouvrage. On retiendra, notamment, la flexibilité de la définition des « entreprises créatives » selon les experts et les observatoires, la dimension volontariste et partiellement « utopique » de la catégorisation constituant une limite évidente de sa valeur empirique mais favorisant son adoption.

– Par ailleurs, la démarche des trois chercheurs – qui combine sciences politiques, sociologie économique et sociologie de l’innovation – les préserve du basculement, fréquent en France, dans une sociologie critique des représentations de la culture, d’un côté, ou dans une sociologie institutionnelle du travail artistique, de l’autre, détachées de l’observation des situations. Ce sont le cadre économique, le développement matériel et l’organisation du marché local de l’emploi culturel sous l’effet de politiques municipales volontaristes (le « boosterism », soit le fait de promouvoir une ville, en tant que cité ou en tant qu’organisation, dans le but d’améliorer sa perception par le public), la politique culturelle du gouvernement écossais soucieux de valoriser, via Creative Scotland, le patrimoine culturel de l’Écosse, et des subventions européennes, qui ont permis la création, à Glasgow, de l’agence étudiée, CEO. Elle n’est au départ, d’ailleurs, que la réplique d’une agence de Cardiff, Cultural Enterprise Cardiff (CEC, active de 1995 à 2007), une compagnie indépendante, à but non lucratif, proposant un service d’information, des conseils personnalisés, un réseau de mentors créatifs et spécialistes du savoir commercial, et de l’expertise-conseil, cette dernière à visée d’autosuffisance financière. Le CEO, fondé en 1997 en tant que projet de trois ans avec un financement provisoire pour capitaliser la dynamique économique locale impulsée par la manifestation Glasgow, Capital Européenne de la Culture, deviendra, comme le CEC de Cardiff, une entreprise à but non lucratif, passant en dix ans de 3 à 17 employés et possédant une implantation régionale. Cette croissance importante et cette portée régionale résultent du soutien financier apporté par la chambre de commerce de Glasgow, par Creative Scotland (l’agence culturelle du gouvernement écossais), NESTA, (le Fonds national de financement pour la science, la technologie et les arts, créé en 1998 par le New Labour), mais aussi par les fonds européens. Le non-renouvellement de ces derniers à partir de 2013 obligera donc le CEO à redéfinir son mode de fonctionnement et ses objectifs

– Le point de vue choisi par les auteurs leur permet d’objectiver, à travers l’étude de cas du CEO, les tensions inhérentes à l’action de médiation visée par ce type d’agence. En effet, « elles sont alignées, d’un côté, sur les aspirations à grande échelle des faiseurs de politiques publiques désireux d’augmenter la valeur économique des entreprises culturelles, et de l’autre, elles doivent s’efforcer de satisfaire les besoins très spécifiques, complexes et variés de praticiens ». Les intermédiaires se retrouvent ainsi « pris entre des injonctions top-down qui visent à renforcer une performance et des demandes bottom-up de services par ceux qui cherchent un moyen de survie ou, au-delà, de faire une carrière avec leurs talents ».

– Cette situation de double-bind met les professionnels du CEO tout à la fois dans l’obligation de satisfaire les exigences de leurs financeurs tout en devant composer avec les limites de leur propre efficacité, dès lors qu’ils doivent répondre à toutes les demandes – le principe de non-jugement – et proposer un service personnalisé – le sur-mesure, le principe de l’accompagnement (coaching) – qui laisse le client décider de ses actions – constituant le meilleur positionnement pratique. Sous la contrainte – la réduction du financement de l’agence –, la prise en charge a évolué vers la dématérialisation d’une grande partie de l’interaction, la numérisation permettant d’opérer à distance, et proposer des programmes que l’usager peut utiliser en fonction de ses besoins.

 

Pour conclure, l’apport fondamental de l’ouvrage consiste dans une sociologie de l’expertise culturelle sous sa double dimension de « l’expertise créative » (creative expertise) étudiée – soit le « savoir spécialisé » en matière de financement et de commercialisation utile aux jeunes « créatifs » désireux de vivre de leur passion – et de l’expertise socioéconomique, universitaire ou indépendante, servant d’aide à la décision aux concepteurs des politiques culturelles publiques et de justification de l’attribution des subventions publiques, expertise dont le discours sur l’« économie créative » constitue le contexte sociocognitif de la recherche. Le rapport de recherche publié par les trois auteurs constitue de ce point de vue un exercice de réflexivité, puisqu’ils interrogent d’un point de vue critique l’idéologie qui justifie l’expertise socioéconomique à laquelle ils participent. Le rapport d’observation qu’ils proposent – la reconstitution du réseau des acteurs institutionnels qui ont permis la création du CEO et son développement, la reconnaissance de la cristallisation qu’elle constitue de l’idéologie de « l’économie créative » et l’identification des difficultés pratiques de la « traduction » de cette idéologie en une réalité économique locale – débouche sur la valorisation de la réalité du service rendu par le CEO, « même si son besoin n’est pas avéré », le signalement du problème que constitue la précarité financière de l’agence, et un appel à mieux adapter le service rendu au terrain particulier que constitue l’Écosse. En conjuguant l’étude généalogique du discours de « l’économie créative » et l’observation des conditions de sa mise en œuvre effective dans un contexte particulier, ils ont effectivement satisfait leur ambition affichée de concilier utilité pratique de l’observation et recherche fondamentale.

La présentation d’exemples de séance avec les clients aurait sans doute permis au lecteur de mieux visualiser l’exercice de la fonction de « curator » en relation avec les trois critères de qualité défendus par les professionnels du CEO. Mais, comme le souligne l’article méthodologique passionnant que les trois auteurs ont consacré à cette recherche – et qui constitue un complément très éclairant à la lecture de l’ouvrage [2] – leur juste positionnement en tant que chercheurs leur imposait de faire une « ethnographie de l’organisation » en devenir qu’était le CEO, un devenir dont ils étaient partie prenante, au lieu d’en rester à la simple description d’une fonction.

Bref, cette recherche exemplaire d’un point de vue français – bien peu de chercheurs, en sociologie de la culture notamment, réfléchissent à l’instrumentalisation de leur discipline et de l’enquête sociologique par l’État culturel – constitue un modèle et une incitation à développer en France des enquêtes équivalentes, permettant de mieux connaître le fonctionnement des marchés de l’emploi « créatif » en région…

AUTEUR
Jean-Marc Leveratto
Professeur émérite de sociologie
Université de Lorraine, Laboratoire lorrain de sciences sociales 2L2S

ANNEXES

NOTES
[2] Philip Schlesinger, Melanie Selfe et Ealasaid Munro, « Inside a Cultural Agency: Team Ethnography and Knowledge Exchange », Journal of Arts Mangement, Law and Society, vol. 45, 2015, p. 66-83. En ligne : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10632921.2015.1039741.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jean-Marc Leveratto, « Philip Schlesinger, Melanie Selfe et Ealasaid Munro, Curators of Cultural Enterprise. A Critical Analysis of Creative Business Intermediary, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, 306 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 octobre 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jean-Marc Leveratto.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

OUTILS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer
Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins