Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
|
Territoires contemporains | |
Varia | ||||||
Olivier Goetz, Le geste Belle Époque, Strasbourg, ELiPHi, 2018, 410 p. [1] | ||||||
Jean-Marc Leveratto | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||
MOTS-CLÉS
|
||||||
SOMMAIRE
|
||||||
TEXTE | ||||||
Spécialiste de l’œuvre d’Edmond Rostand, Olivier Goetz nous propose, dans la continuité d’un ouvrage qu’il a dirigé avec Isabelle Moindrot sur le spectaculaire dans les arts de la scène, ce qui est à la fois un panorama original du spectacle à la Belle Époque et un essai sur le geste comme moyen de reconstitution de l’expérience de ce spectacle. C’est dire que son livre présente un triple intérêt. En réactivant l’efficacité de certains gestes, performances artistiques ou conduites corporelles, refoulés, du fait de leur extravagance, de leur vulgarité ou de leur fonction sexuelle, hors de l’histoire de l’art de cette période historique, il reconstitue l’hétérogénéité vécue, au jour le jour, de la vie culturelle à la Belle Époque, en montrant comment ces objets indignes d’attention savante y communiquaient, au plan de l’expérience ordinaire du loisir, avec des objets emblématiques aujourd’hui des avant-gardes artistiques et littéraires et de leurs apports. En réinscrivant l’histoire du théâtre d’art dans le contexte de l’industrie du spectacle et de la consommation culturelle qu’elle alimente et qu’elle stimule, il redonne aux spectateurs leur rôle dans l’élaboration de la culture du spectacle qui se constitue alors en France sous l’effet de la scolarisation, du développement économique, du progrès technologique et de la première « mondialisation » des échanges culturels. Enfin, en nous stimulant à assumer pratiquement, en tant que chercheur, le point de vue du spectateur attentif à son plaisir, l’ouvrage est une invitation à privilégier dans le champ de l’histoire de l’art une approche pragmatique du geste, pour éviter notre enfermement aussi bien dans la théorie de l’Art que dans la sociologie de la réception, incapables de rendre compte de « l’art de faire » que constitue tout spectacle pour le spectateur. I. Le spectacle de la Belle Époque Cette formulation offre un moyen commode de présenter un livre qui, dans un rapport anaphorique avec le discours qu’il tient, se présente comme un geste éditorial original. Il consiste dans la mise en scène d’une collection d’objets pour beaucoup inattendus dans un ouvrage universitaire sur l’art de la Belle Époque – le numéro du pétomane ou le bordel homosexuel par exemple –, sélectionnés pour leur valeur exemplaire du spectacle de la Belle Époque, qui englobe et excède, comme nous le rappellent les abondantes illustrations intégrées dans le texte – photographies, caricatures, affiches, illustrations, peintures, gravures, témoignages, paroles de chansons, extraits de romans, etc. –, les seules productions des artistes du spectacle. Le commentaire éclaire, pour chaque objet sélectionné, le caractère spectaculaire du geste, de l’usage du corps qu’il constitue, en s’efforçant de comprendre la manière dont ce geste concerne l’ensemble du public de la Belle Époque, par delà ses divisions sociales, sexuelles et idéologiques. Il ne s’agit pas pour autant d’un simple catalogue, le livre enferme une progression dans laquelle, par le biais des illustrations qui aident le lecteur à éprouver leur caractère spectaculaire, les objets commentés deviennent les acteurs de la démonstration de la valeur heuristique du modèle d’analyse du spectacle défendu par l’auteur. A contrario de son usage péjoratif qui conduit à l’opposer, en tant que simple occasion de divertissement, à l’expérience artistique authentique, il retrouve son sens pratique de situation de découverte de l’efficacité esthétique d’un objet, d’épreuve cognitive et affective du plaisir qu’il est susceptible de nous procurer. C’est ainsi l’expérience « totale » du spectateur de la Belle Époque – une expérience à la fois privée et publique, recherchée et ordinaire, triviale et intellectualisée, exceptionnelle et courante – que l’auteur nous invite à réactiver, en prêtant notre corps à l’action des gestes spectaculaires de la Belle Époque qu’il a sélectionnés pour leur capacité à nous faire ressentir à la fois l’unité et la diversité des facettes de cette expérience collective selon la manière dont les individus l’investissent. L’organisation de l’exposé nous fait passer de la caractérisation du spectacle de la Belle Époque, à travers les témoins survivants de cette période que sont les objets présentés, par « le triomphe du geste » (1ère partie) à l’examen de l’investissement personnel du geste par les spectateurs, comme moyen d’exploration de leur identité sexuelle (2e partie : « Érotique du sexe »), puis à l’observation de son investissement professionnel, en tant que travail artistique (3e partie, « le théâtre en tant qu’art du geste »), à l’analyse enfin de son investissement savant, les débuts de l’objectivation scientifique du geste (4e partie, « Saisir le geste »). La relativisation de cette posture d’objectivation scientifique et la nécessité pour le chercheur en arts du spectacle de s’inclure dans l’observation constituent, pour ainsi dire, l’aboutissement de la démonstration. Il n’y a pas, en effet, de spectacle sans spectateur, et le spectacle du geste présuppose le geste du spectateur qui se rend sensible à l’action du geste, l’accompagne et le transmet. II. Le geste comme cadre de l’analyse Il existe du même coup deux manières de rendre compte de l’apport de l’ouvrage, selon que le lecteur le savoure comme un flâneur – un geste en accord avec l’érudition encyclopédique de l’auteur, l’acuité de son coup d’œil, la simplicité et la légèreté avec laquelle il redonne vie à des gestes spectaculaires oubliés et nous intéresse, en passant, à l’œuvre d’auteurs déshumanisés par une glose purement technique – ou s’attache au contraire à objectiver le motif intellectuel de la tapisserie patiemment tissée par l’auteur pour en apprécier l’intérêt historique et la portée théorique, même si son artisan se défend d’avoir voulu élaborer une « théorie du geste ». Le parcours spectaculaire, qui commence devant la porte Binet – un « chromo » publicitaire de la porte monumentale d’ouverture de l’Exposition universelle de 1890 – et se termine avec une vue chronophotographique d’Étienne-Jules Marey du « quatrième temps du galop du cheval », permet d’éprouver la communication esthétique qu’instaure la Belle Époque entre les essais de l’avant-garde artistique et littéraire, le développement des arts décoratifs, le progrès technique, la modernisation de l’industrie du spectacle et la masse des produits destinés à la « masse des consommateurs » dont le comte Léon de Laborde saluait, en 1856, la naissance dans son Rapport sur l’Exposition de Londres de 1851. C’est cette communication esthétique que fait disparaître tant la spécialisation des études et leur promotion exclusive (et souvent impérialiste) d’une certaine technique artistique – là où le geste d’Olivier Goetz nous propose une traversée et un va-et-vient constant entre plaisirs du texte (romans, poèmes, feuilletons et essais), de la scène (théâtre, café-concert, danse, opéra) et de l’image (gravure, lithographie, photographie, cinéma, sculpture, architecture) – que l’autonomisation, au motif de leur visée artistique, de certains produits du marché du loisir et de la mode dans lequel pourtant ils s’insèrent. Or, cette autonomisation, au nom de l’art, de certains objets expérimentaux, fait précisément disparaître l’intérêt esthétique particulier que leur confèrent leur intégration à la masse des produits de la Belle Époque et la circulation physique et mentale des spectateurs entre des genres de consommation socialement différenciés et éclectiques d’un point de vue technique. L’apport de l’exploration de la collection d’échantillons de gestes spectaculaires de la Belle Époque que la passion d’Olivier Goetz pour cette période de l’histoire de l’art lui a permis de récolter est donc de corriger tout à la fois une vision élitiste, car focalisée sur l’avant-garde et son public, de la vie culturelle de cette époque, aussi bien que la vision irénique et nostalgique d’une sociabilité disparue, dont même les objets les plus vulgaires nous communiquent le parfum particulier, qui fait aujourd’hui la fortune des antiquaires. Réactiver les relations oubliées ou négligées entre des monuments (aujourd’hui) de l’histoire littéraire et artistique – Colette, Proust, Isadora Duncan, etc. – et des occasions de divertissement – phénomènes de cirque, vedettes de music hall, littérature « malsaine » – permet de rendre visible les accords, mais aussi les désaccords d’opinion, qui résultent de l’engagement corporel de l’individu dans ce qu’il prend plaisir à voir, à écouter et à lire, et de la manière dont il cultive les émotions qu’il a éprouvées. La sexualité de Proust et de Colette, par ce biais, redeviennent des éléments pertinents, au delà de l’anecdote biographique, d’une compréhension sociologique de la vie culturelle de la Belle Époque ; symétriquement, l’organisation à cette époque de la prostitution, hétérosexuelle et homosexuelle, et les publications et les mises en scène qu’elle engendre, éclairent les aspirations latentes, aussi bien des hommes que des femmes, à une redéfinition des rapports de sexe permettant à chacun de se réaliser. L’efficacité heuristique de ce parcours est qu’en contraignant le lecteur à prendre physiquement la place du spectateur de l’époque, il nous fait reconnaître l’intérêt épistémologique et méthodologique pour la compréhension de la vie artistique et intellectuelle d’une époque de garder systématiquement à l’esprit la participation du spectateur en chair et en os à l’action esthétique d’une œuvre, au lieu de réduire son rôle à celui d’un inspirateur ou d’un commanditaire. Une lecture attentive, au delà de la qualité particulière d’une écriture simple, précise et élégante, à la construction conceptuelle par Olivier Goetz de son propos, ne peut que vérifier l’apport intellectuel de l’usage qu’il propose de la notion de geste, pour les études culturelles en général et pour l’étude de la création artistique en particulier. En choisissant d’analyser systématiquement tant l’action artistique que la consommation culturelle du point de vue de l’événement qu’elles constituent en tant que situation d’interaction directe ou à distance, l’ouvrage participe à un aggiornamento méthodologique du mode d’analyse de l’expérience artistique stimulé à la fois par le succès de la philosophie pragmatique et par la valorisation de la performance par l’art contemporain. Prenant le contrepied d’une tradition sociologique bien établie qui, au nom de l’objectivation du « milieu visuel » (Francastel) ou du « champ artistique » (Bourdieu), prive de toute consistance l’événement artistique, en tant que situation d’interaction localisée impliquant un corps-à-corps direct ou indirect, l’approche d’Olivier Goetz propose de réintroduire systématiquement le geste, l’action corporelle, en tant qu’elle est à la fois la condition, la matière et le produit de l’expérience artistique. Ceci revient à réhabiliter, à l’encontre d’une attribution exclusive de l’action à l’artiste, le spectateur comme quelqu’un qui agit sur son corps avec son corps pour se rendre sensible à l’action de l’artiste et des objets qu’il manipule. Olivier Goetz s’inscrit du même coup, sans revendiquer particulièrement cette convergence méthodologique, dans la perspective de l’anthropologie symétrique promue par Bruno Latour et sa théorie de l’acteur-réseau. Elle valorise la nécessité, pour comprendre le processus de l’innovation scientifique ou artistique, d’intégrer les objets au nombre des actants – au lieu de ne considérer que les seuls sujets humains – et de refuser l’attribution exclusive de la responsabilité de cette innovation aux « modernes » doués de rationalité critique par opposition aux « primitifs » prisonniers de la tradition. Et c’est bien l’apport théorique majeur de l’ouvrage d’Olivier Goetz que de montrer la nécessité de dépasser l’opposition, aujourd’hui systématique dans la recherche en arts, entre le domaine de la création artistique – réduite à un fondement purement intellectuel – et celui de la consommation culturelle, assimilée à une forme d’addiction à des plaisirs artificiels, ce qui fait du terme de « consommateur » une étiquette infâmante, synonyme d’aliénation et de passivité. C’est ce qui autorise à faire bon marché du public – comme étant « par définition toujours en retard sur la création » (Duvignaud) – et à participer, sans complexe, au prétexte de rendre compte du travail artistique, au culte de l’artiste. L’usage flou de la notion de geste, qui peut dérouter au premier abord le lecteur de l’ouvrage, apparaît, de ce point de vue, comme fonctionnel : il est parfaitement justifié épistémologiquement, dès lors qu’il permet de dépasser l’obstacle épistémologique qu’entraîne la sacralisation d’une technique artistique. Un bon exemple de la vision essentialiste d’une technique artistique que favorise cette sacralisation est l’attribution exclusive à l’acteur de théâtre de l’efficacité esthétique du spectacle, efficacité dont le cinéma serait du même coup dépourvu, ce qui revient à compter pour rien la sensibilité du spectateur et son implication corporelle dans la situation. C’est neutraliser tout à la fois l’intermédialité – décor, texte, musique, etc. – constitutive du spectacle théâtral, mais aussi la manière dont l’investissement physique et psychologique du spectateur lui permet d’éprouver à distance la présence de l’artiste non seulement sur la scène mais dans l’image filmique ou le texte littéraire qu’il s’approprie. Olivier Goetz souligne, à l’unisson d’autres spécialistes du geste, le modèle de compréhension de l’efficacité esthétique de toute œuvre d’art – qu’il s’agisse d’arts plastiques, d’arts visuels ou d’arts du spectacle – qu’offre le succès massif de l’art contemporain, à travers la normalisation de la performance comme mode d’expression artistique. Au sens de l’exécution physique d’une action corporelle éphémère qui constitue un événement artistique, elle ne fait pas que rapprocher, par le sacrifice de leur intimité physique qu’ils exposent au regard du public (leur nudité dans le cas d’Abramovic, de VALIE EXPORT, de Barney, etc.), le plasticien qui l’effectue et l’acteur de théâtre. Mais dès lors que nombre d’artistes contemporains vont mobiliser des objets techniques – la projection vidéo, la diffusion de musique ou de textes enregistrés notamment – pour réaliser et conserver ces performances éphémères, le succès de ce type d’œuvre justifie d’appréhender en terme de geste artistique, au delà de la représentation théâtrale et de la performance d’art contemporain, aussi bien la production filmique que la production littéraire. D’admettre donc, sans nier la spécificité de chaque discipline artistique, que le geste considéré à la fois comme matière instrument et produit artistique ne se réduit pas au geste théâtral. Dès lors que tout événement artistique est une co-construction, il est juste de parler « d’une performance des images, d’une corporéité dont les images se trouvent chargées » (Anne Creissels) ou d’une performance du texte, puisque « le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi » (Roland Barthes). C’est donc à une forme de déplacement épistémologique que contribue pratiquement le livre d’Olivier Goetz, en substituant l’étude de cette réalité hybride qu’est– en tant que situation de co-construction de l’événement artistique – le geste artistique à l’étude historique et esthétique des œuvres, d’un côté, et à l’observation de leurs usages culturels et sociaux de l’autre. Pratiquement, c’est à dire en travaillant sur pièces, et en évitant le confort de l’élaboration d’un modèle théorique basé sur la lecture d’une seule œuvre (comme le fait Michael Fried dans La place du spectateur, avec l’œuvre de Diderot) ou de la démonstration, par le biais d’œuvres sélectionnées pour ce faire, de la pertinence heuristique d’une notion (comme Frédéric Jameson et son analyse du « postmodernisme »). On peut, de ce fait, caractériser cette contribution comme une proposition méthodologique, celle d’une pragmatique du geste spectaculaire. III. Une pragmatique du geste spectaculaire L’hétérogénéité déjà souligné et le nombre des illustrations – plus de 250 – qui viennent alimenter ou appuyer le discours d’Olivier Goetz offrent une première manière de justifier cette caractérisation. Si, selon la célèbre définition de Morris, la pragmatique traite de la « relation des signes aux usagers des signes », l’originalité de l’ouvrage d’Olivier Goetz résulte non seulement de son effort courageux pour reconstituer, sans aucune exclusive et sans crainte du mauvais goût, le caractère pléthorique du spectacle de la Belle Époque, mais aussi de son souci de réactiver, au travers des gestes qui ont été enregistrés, la présence des usagers et la manière dont ils se sont approprié ce spectacle. Et dans la mesure où il n’est pas question que de signes, mais de conduites corporelles des usagers, ceci éclaire la progression de l’exposé, qui tient compte conjointement de la massification et de la rationalisation du spectacle artistique qui s’enclenche à la Belle Époque. Le succès massif, malgré la censure, du geste érotique à la Belle Époque éclaire l’importance donnée, dans la seconde partie, par Olivier Goetz à l’observation de son instrumentation clandestine par des formes de sexualité – homosexualité féminine et masculine – alors réprimées comme déviantes. L’érotique du geste Belle Époque l’ancre, en effet, sans exclusive, dans toutes les classes sociales et concerne, explicitement ou implicitement, tous les usagers, quelles que soient leurs pratiques sexuelles. Elle révèle et confirme, du point de vue d’un regard contemporain, la fonction de « techniques de soi » (Foucault) du spectacle pour tous ceux qui l’investissent personnellement et s’intéressent plus à la personnalité sexuelle incarnée par l’acteur qu’à son travail d’interprétation, même s’ils sont évidemment touchés par son excellence. De même la troisième partie corrige une vision académique du spectacle théâtral à la Belle Époque qui survalorise l’appropriation de la technique théâtrale par des réseaux d’amateurs ayant fait des études secondaires et le succès de certaines des expérimentations artistiques qu’ils ont réalisées, du Théâtre Libre au Vieux Colombier. Cette survalorisation a fait oublier à notre regard contemporain le caractère socialement partagé du plaisir procuré par la performance technique des étoiles de la scène – de l’Opéra au Music Hall – et l’expérience de leur efficacité émotionnelle. La démocratisation du loisir théâtral qui se produit à cette époque, jointe à la généralisation de l’instruction publique, a favorisé la reconnaissance de la fonction des « techniques du corps » (Mauss) de l’acteur dans la qualité du spectacle, un souci de la qualité de la performance gestuelle que le public de la Belle Époque dans son ensemble, et pas seulement celui du théâtre d’art, à contribué à promouvoir. Ceci explique, comme nous l’avons signalé, la progression choisie par Olivier Goetz et la visée réflexive de la quatrième et dernière partie de l’ouvrage. Elle reconstitue l’enclenchement du processus d’observation scientifique du geste, qui se produit également à la Belle Époque. Cette partie offre l’intérêt de restituer tout à la fois la pratique scientifique et son envers, son enrôlement spiritualiste et son exploitation mondaine. Si le chercheur en arts du spectacle se retrouve en terrain connu, l’intérêt de la synthèse proposée est de souligner l’attribution par la Belle Époque, au scientifique, d’une fonction d’expertise technique du geste artistique à l’intention du grand public. Elle rend compte ainsi de la constitution d’un marché éditorial où la revendication d’une posture scientifique est un moyen pour le chercheur en Arts de conquérir un public cultivé, l’adoption de cette posture scientifique d’objectivation du geste artistique l’obligeant à s’exclure de l’observation. Ce geste réflexif de l’auteur Olivier Goetz confère ainsi à son livre sur le geste Belle Époque, au delà de histoire de l’art de ce moment historique, la valeur d’un discours de la méthode pour les études esthétiques, qu’elles portent sur les arts ou les lettres. Le livre d’Olivier Goetz propose donc une approche originale et stimulante du plaisir du spectacle, une anthropologie historique du geste spectaculaire, dont l’intérêt excède largement les recherches sur la Belle Époque et le cadre des études théâtrales. Sans nouer explicitement un dialogue avec « l’anthropologie théâtrale » promue par Eugenio Barba et les « performance studies » impulsées par Richard Schechner, l’anthropologie du geste spectaculaire défendue par Olivier Goetz partage leur valorisation de la performativité de l’expérience théâtrale et des savoirs du corps qu’elle mobilise. Mais elle s’efforce de dépasser le risque d’enfermement intellectuel qu’elles comportent, de la première dans le cadre professionnel alternatif de l’expérimentation théâtrale et des secondes dans le contexte militant de l’expérimentation sociale et de la critique artiste. Elle nous invite du même coup – et nous aide – à observer et à réfléchir la manière dont les spectateurs font communiquer, dans leurs loisirs quotidiens, différents types de performance artistique, sans souci de leur séparation institutionnelle, une évidence que l’art contemporain contribue aujourd’hui à faire reconnaître. S’il est hors de propos, dans ce compte rendu, de pointer certaines petites faiblesses factuelles de l’exposé – et il ne peut qu’y en avoir compte tenu du nombre et de la diversité des objets artistiques et littéraires qu’Olivier Goetz nous fait découvrir ou redécouvrir – on peut exprimer cependant un regret. L’ampleur de l’exploration qu’il a entreprise n’a pas permis à l’auteur de traiter de manière approfondie l’émergence à la Belle Époque du cinéma, le contraignant de se limiter à commenter l’invention et l’usage de l’enregistrement cinématographique. Or, sa préoccupation anthropologique de ne pas séparer l’invention et la diffusion des techniques artistiques de l’expérience du geste lui aurait permis sans aucun doute d’éclairer précisément le rôle du spectacle théâtral dans la formation du geste cinématographique, une question qui reste un véritable trou noir des études théâtrales et cinématographiques. Nul doute que la curiosité historique, le sens du problème et le souci d’interdisciplinarité qui font l’intérêt majeur de ce panorama du geste Belle Époque, en même temps que la réception positive que cet ouvrage ne manquera pas de remporter, le conduiront à l’affronter dans un futur plus ou moins proche. |
||||||
AUTEUR Jean-Marc Leveratto Professeur émérite de sociologie Université de Lorraine, Laboratoire lorrain de sciences sociales 2L2S |
||||||
ANNEXES |
||||||
NOTES |
||||||
RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Jean-Marc Leveratto, « Olivier Goetz, Le geste Belle Époque, Strasbourg, ELiPHi, 2018, 410 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 11 mars 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Jean-Marc Leveratto. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
||||||
OUTILS |