Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Caroline Van Eck, François Lemée et la statue de Louis XIV. Les origines des théories ethnologiques du fétichisme, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2013, 104 p., 24 ill. [1]
Anne Lepoittevin
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : place des Victoires ; statue ; idole ; fétiche ; François Lemée
Index géographique : France ; Allemagne
Index historique : xviie-xixe siècles
SOMMAIRE

TEXTE

Caroline Van Eck consacre un essai au Traité des statues de François Lemée. En 1688, ce juriste proche du duc de la Feuillade cherche à justifier les gestes de vénération rendus à la statue en pied de Louis XIV réalisée par Martin Desjardins. Ce monument de douze mètres de haut avait été installé sur la place des Victoires deux ans auparavant en commémoration de la paix de Nimègue. La réalisation d’une effigie du roi de son vivant d’une part, les honneurs rendus à la statue pendant la cérémonie d’inauguration de l’autre ont en effet suscité une flambée de libelles qui critiquent vivement des pratiques qualifiées d’idolâtres.

La place des Victoires a récemment fait l’objet d’importants travaux qui la situent tant dans l’histoire urbanistique parisienne que dans la politique artistique menée par Louis XIV. L’ouvrage collectif dirigé par Isabelle Dubois, Alexandre Gady et Hendrik Ziegler retrace l’histoire de la place monumentale projetée par Jules Hardouin-Mansart, alors intendant général des Bâtiments du roi (Place des Victoires : histoire, architecture, société, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2004). Les essais de Thomas W. Gaethgens, de Bettina B. Cenerelli et d’Hendrik Ziegler rendent respectivement compte du programme iconographique du monument élevé au roi, de sa cérémonie d’inauguration et des critiques faites à la statue du souverain. Également issue d’une collaboration franco-allemande, l’édition critique du traité de Lemée marque la nouveauté d’un texte écrit pour justifier l’importance donnée à la statue royale dans l’espace urbain (François Lemée, Traité des Statuës, éd. Diane Bodart et Hendrik Ziegler, Weimar, VDG, 2012, 2 vol.).

C’est à ce stade de la recherche en histoire de l’art que doit être lue la proposition de Caroline Van Eck. Comme l’indique le sous-titre retenu, la chercheuse n’entend pas revenir sur l’histoire de la statuaire proposée par Lemée. En philosophe, elle souhaite au contraire constituer ce Traité des statuës en socle « des théories ethnologiques du fétichisme » dont elle étudie les développements en France puis en Allemagne au xviiie siècle. Dans la lignée des nombreux travaux d’anthropologie des images, souvent religieuses, initiés en leur temps par Aby Warburg (dont elle est spécialiste), et repris depuis par Alfred Gell à travers son concept d’« agency », Caroline Van Eck étudie la sensation de présence vivante éprouvée devant la statue qui brouille la distinction entre l’œuvre et son prototype. Elle s’intéresse ainsi à l’abandon progressif des positions religieuses issues de l’interdit vétérotestamentaire (« tu ne feras pas d’image taillée », Exode, 20:4) au profit de théories ethnologiques et esthétiques. Le lexique est un bon indice de cette évolution puisque l’« idole » fait progressivement place au « fétiche » et à l’« œuvre ».

1. Après avoir rappelé les circonstances de la création de la place royale et présenté le monument, Caroline Van Eck décrit les hommages rendus à la statue du roi absent lors de la cérémonie d’inauguration. Les réactions des parisiens furent virulentes au point qu’on renonça aux quatre fanaux qui devaient brûler en permanence sur la place, instaurant de fait une similitude entre statue du roi et Saint-Sacrement. C’est dans ce contexte que Lemée compose son Traité des statuës, au vrai une histoire de la statuaire de l’Antiquité au monument de la place des Victoires. Au discours théologique ordinairement porté sur l’idole, Lemée oppose des arguments historiques, philosophiques (Aristote) et même ethnologiques (des récits de voyage) expliquant l’adoration des statues. Pour lui, le pouvoir agissant de la statue naîtrait des rituels sociaux qui l’entourent et non pas de la statue elle-même ou de la qualité de son exécution. Pour autant, la statue du roi est légitime car la nature sublime du personnage autorise les hommages adressés à son image.

2. Caroline Van Eck montre ensuite la fortune de la méthode de Lemée dans la France des Lumières (Charles de Brosses, Octavien de Guasco) et du néoclassicisme (Quatremère de Quincy). Premier théoricien du fétichisme, de Brosses a forgé le mot et définit le phénomène. Est fétichiste tout adepte d’une « religion qui a pour objet de culte des animaux ou des êtres terrestres inanimés » (Du culte des dieux fétiches, 1760). Quelles que soient les raisons qui sous-tendent les démarches de de Brosses et, quelques années plus tard, de Guasco (De l’usage des statues chez Les Anciens, 1768), ces auteurs puisent dans l’histoire et l’ethnologie les arguments qui leur permettent d’associer l’idolâtrie aux pratiques sociales des religions primitives. Le risque idolâtre appartient au passé (De Guasco s’intéresse notamment aux Égyptiens) mais peut aussi frapper d’autres continents (De Brosses parle du fétichisme des tribus d’Afrique Noire et des Antilles). Quelques cinquante ans plus tard, Quatremère de Quincy expliquera comment la superstition a façonné l’apparence de ces simulacres (Jupiter Olympien, 1815). L’ami de Canova insiste notamment sur la polychromie des statues de l’ancienne Grèce.

3. Le dernier volet de la démonstration concerne l’Allemagne du xviiie siècle, terreau de l’esthétique. Les penseurs cherchent désormais à fonder l’autonomie de l’art et les conditions de spectateur et de collectionneur. Pour eux, l’amour des statues procure une émotion esthétique. Les philosophes analysent ainsi la sensation de présence procurée par le toucher et le vertige sensuel que peut procurer la statue, jusqu’au pygmalionisme (Herder, La Plastique, 1778), le rapport parfois trouble qui unit le collectionneur à sa collection (Goethe, Le collectionneur et les siens, 1799), et enfin l’autonomie de l’art et du jugement esthétique en son lieu idéal : le musée (Kant, Critique de la faculté de juger, 1790).

Reste que le fétiche a la vie dure. Si les Lumières critiquent durement le culte des images, Goethe énumère quant à lui les situations dans lesquelles le collectionneur est susceptible de développer un rapport fétichiste aux pièces de sa collection, notamment aux portraits, masques, images mortuaires, cires moulées, peintes et coiffées qui semblent favoriser une confusion entre statue et personne représentée. Pour Goethe, le fétichisme n’épargne donc pas le spectateur occidental et s’émancipe des seules limites de la religion.


Ce court texte théorique fourmille de pistes et d’idées lumineuses. L’historien regrettera parfois son abstraction et sa concision même s’il est évident qu’il entendait ouvrir des axes de recherche et non proposer une synthèse définitive sur le devenir de l’idolâtrie à la fin de l’époque moderne. En dernière lecture, il constitue également une histoire génétique de l’agency.

AUTEUR
Anne Lepoittevin
Maître de conférences
Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366
Chercheur-résident à l'École française de Rome

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Anne Lepoittevin, « Caroline Van Eck, François Lemée et la statue de Louis XIV. Les origines des théories ethnologiques du fétichisme, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2013, 104 p., 24 ill. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 1er mars 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Anne Lepoittevin.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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