Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Florence Descamps, Archiver la mémoire. De l’histoire orale au patrimoine immatériel, Paris, EHESS, 2019, 216 p. [1]
Lucas Le Texier
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : archives orales ; histoire orale ; mémoire orale ; patrimoine mémoriel ; patrimoine culturel immatériel
Index géographique : France
Index historique : xixe-xxie siècle
SOMMAIRE
I. La lente acclimatation de l’histoire orale
II. Histoire orale ou archives orales ?
III. Corpus oraux, mémoire et patrimoine
III. L’histoire orale à venir

TEXTE

L’historien, l’archiviste et le magnétophone [2], fruit de l’expérience de l’historienne Florence Descamps dans la constitution de corpus oraux pour le ministère des Finances et de ses activités de pédagogie autour de l’utilisation des sources orales en histoire contemporaine, est une référence pour l’historien qui s’intéresse aux enjeux épistémologiques et méthodologiques liés aux sources orales. L’ouvrage Archiver la mémoire propose une reprise concise des thèmes développés dans le précédent livre et une actualisation des recherches de la chercheuse autour de l’articulation entre les sources orales et les concepts de la mémoire et du patrimoine [3].

I. La lente acclimatation de l’histoire orale

C’est l’occasion pour elle de revenir dans la première partie de son livre sur la lente et difficile intégration des sources orales dans la discipline historique française au xxe siècle : la source orale est disqualifiée à la fin du xixe siècle par la première école historique française, l’école méthodique (ou positiviste), au profit du document (écrit) issu des archives publiques. Ce « procès positiviste contre les témoignages oraux » (p. 35) perdura pendant tout le siècle, la source orale étant alors perçue comme peu fiable et n’ayant pas de recevabilité scientifique.

À la suite de l’occasion manquée dans l’entre-deux-guerres qui aurait pu conduire à l’enregistrement de la parole des Poilus – exemple qui permet à Descamps de faire prendre conscience de l’importance de la constitution de corpus oraux –, c’est l’historien Marc Bloch qui va jouer un rôle pionnier dans une évolution de la réflexion sur le rapport entre les sources orales et l’historien. Bloch propose de dépasser la critique de l’école méthodique dans deux ouvrages posthumes : dans la pratique, par L’Étrange défaite [4] que Descamps considère comme « “une histoire immédiate” […] qui unit le témoin, l’essayiste et l’historien du temps présent » (p. 42) ; et surtout, dans la théorie, grâce à son ouvrage posthume édité par Lucien Febvre : Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [5], où il insiste sur la nécessité du travail de l’historien sur le témoignage oral (qui doit alors se substituer au rejet catégorique de la source orale). Ignoré par les historiens des année 1960 et 1970 dans la vague de l’histoire économique et sociale et de l’histoire sérielle, ce « legs de Marc Bloch à la discipline historique » (p. 43) sera redécouvert par les historiens du temps présent des années 1990 et constituera une référence pour les historiens usant des sources orales.

L’histoire orale en France se déploie réellement dans les années 1960 à la faveur de la diffusion du magnétophone, inventé en 1948 à l’université de Columbia, et à la propagation de la « méthode de l’entretien » (p. 50) comme technique de recherche dans de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales : histoire de la guerre par les témoignages oraux ; histoire sociale par en bas avec les récits des travailleurs, des métiers et des mouvements sociaux ; histoire des langues régionales et/ou en voie de disparition et de leurs supports ; histoire de la mémoire consacrée à des groupes sociaux/politiques/culturels/religieux spécifiques ; histoire politique des institutions depuis Vichy. Dans le domaine historique plus spécifiquement, c’est le « soutien épistémologique et institutionnel » (p. 59) du laboratoire CNRS de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) dans les deux dernières décennies du siècle qui va normaliser le recours à l’entretien tout en se faisant l’intermédiaire de l’histoire orale européenne et internationale.

II. Histoire orale ou archives orales ?

Pour autant, l’historienne insiste sur la spécificité de l’acclimatation des sources orales en France sous deux concepts différents. En effet, l’histoire orale est concurrencée par l’émergence d’un concept alternatif forgé par la sociologue Dominique Schnapper [6] dans les années 1980 : les « archives orales ». Dominique Schnapper préfère ce second terme au regard de la méthode historique et du travail de l’historien car il permet de pacifier le rapport houleux et antagoniste entre témoin et historien par l’introduction d’un tiers : l’archiviste. Le triptyque fonctionne de la manière suivante : le témoin produit une source ; l’intervieweur fixe et rend exploitable cette source (il archive) ; et l’historien sera à même d’exploiter cette source ainsi constituée. Grâce à ce procédé, les sources orales se normalisent comme sources historiques : « Dominique Schnapper repositionne les sources orales à leur juste place, à côté des autres sources de l’histoire, qu’elles soient archivistiques, manuscrites, iconographiques ou audiovisuelles, et les soumet aux mêmes règles critiques » (p. 64). Mais c’est surtout l’« adoption massive » (p. 67) par les organisations publiques et privées de ce terme à la fin des années 1980 et dans les années 1990 qui va accélérer le développement de la création de corpus oraux. Ces archives orales sont plus faciles à créer et moins coûteuses pour ces organisations que les archives écrites, certes, mais ces corpus sont également plus facilement exploitables (en vue de leur valorisation notamment) et favorisent le retour sur investissement desdites organisations. En effet, repensées pour s’adresser non plus à la sphère académique mais à la collectivité, les archives orales entraînent « une démarche volontaire de documentation » (p. 71) et incitent à l’élévation des standards pour enregistrer, conserver, pérenniser et reproduire ces corpus. Ce « tournant archiviste et documentaire […] alimente la naissance d’une ingénierie des archives orales » (p. 71) qui correspond aux méthodes de création des corpus oraux et à la professionnalisation des activités liées aux archives orales.

III. Corpus oraux, mémoire et patrimoine

 Les concepts de mémoire et de patrimoine furent décisifs dans l’expansion de la constitution et de l’utilisation de corpus oraux. À ce titre, le traitement de la mémoire du nazisme et de la guerre d’Algérie dans les années 1980 incite à recourir à la parole des acteurs et témoins : le témoignage devient le fer de lance et la vitrine de l’histoire orale, générant d’importantes collectes dans les années 1980 et 1990 par des chercheurs, des acteurs collectifs et institutionnels et des fondations publiques commémoratives. L’archivisation de la parole des acteurs est directement pensée en termes d’accessibilité et de communicabilité – facilitant particulièrement son insertion dans l’institution scolaire. Dans cette « ère du témoin [7] », les « émotions mémorielles » (p. 83) que suscitent les témoignage à l’école et dans le monde politico-médiatique [8] alimentent de nouvelles collectes [9], bien qu’elles soient souvent partiales : si les témoignages des survivants et des victimes sont récoltés, les campagnes de collecte semblent plus réticentes à collecter la parole des bourreaux [10] : « C’est là un angle mort de l’histoire orale et des archives orales lorsqu’elles sont mises au service de la mémoire et de la commémoration » (p. 88).

Ce processus de patrimonialisation qui touche les mémoires des traumatismes du xxe siècle contamine progressivement l’ensemble des archives orales. Selon Florence Descamps, il permet aux archives orales de renouer avec les préceptes premiers de l’histoire orale qui furent de constituer une histoire « par le bas », puisqu’il lui semble qu’« est patrimoine ce qui est désigné et déclaré comme tel par les acteurs sociaux (communautés sociales ou professionnelles, producteurs, publics), sans exclusive [sic] réservée aux experts ni aux institutions étatiques » (p. 92) dans le cas des archives orales. La convention de l’UNESCO sur le patrimoine culturel immatériel de 2003 (ratifiée en 2006 par la France) accentue cette tendance, faisant de ce concept un formidable outil de valorisation des corpus oraux constitués malgré une utilisation qui « ne répond pas exhaustivement aux critères du texte de l’UNESCO » (p. 109).

L’intérêt de la réflexion de Descamps ne réside pas dans le jugement d’une bonne ou mauvaise utilisation de ces concepts, mais bien dans le questionnement de la double identité du concept d’archives orales qui, en dotant la mémoire « d’une forme tangible, objectivable et collective », permettrait peut-être d’en faire « non seulement un objet de recherche pour les historiens ou les sociologues […] mais aussi un héritage partagé et “un réducteur d’incertitude” en ces temps de mutations accélérées ? » (p. 112-113) [11]. En d’autres mots, les sources orales participeraient à concrétiser le patrimoine mémoriel, permettant la collecte et la conservation pour les acteurs qui y sont liés affectivement, et le travail du chercheur qui trouve un support pour l’étudier.

IV. L’histoire orale à venir

Quid d’une histoire orale à la française ? Les concepts d’« histoire orale » et d’« archives orales » marquent moins aujourd’hui une différence d’approche qu’ils ne témoignent de la difficile acclimatation académique de l’histoire orale en France – dont on comprend alors la faible institutionnalisation « en tant que spécialité propre » (p. 135) [12]. En réalité, ce qui caractérise cette histoire orale à la française concerne d’abord « la multiplicité des termes utilisés pour désigner le recours aux témoignages oraux » (p. 136) et la non-utilisation par les sciences humaines et sociales du terme d’« histoire orale » [13]. Si l’on peut se réjouir de la popularisation du recours aux témoignages oraux, elle va de pair avec une profusion de la « “parole témoignante” dans de multiples enceintes (presse, radio, télévision, cinéma, numérique, storytelling, musées, spectacles, etc.) » (p. 185) vis-à-vis desquelles Florence Descamps met en garde le chercheur et l’invite à ne pas « baisser sa garde méthodologique » (p. 137).

Malgré cette popularisation, le travail sur les sources orales reste inachevé : si l’historien a une appétence certaine pour des approches réalistes ou narratives des témoignages (études du fond ou de la forme des discours pour le dire vite), il reste à effectuer sur ces corpus oraux des analyses documentaires (l’organisation et le traitement des sources orales), acoustiques (étude de l’oralité, des sons et de l’écoute), visuelles (étude des entretiens lorsqu’ils sont filmés) et mémorielles (qui étudie le souvenir mais aussi le processus de ressouvenance dans le temps présent). C’est sur ce dernier référentiel que Descamps insiste car il permet de marquer une rupture épistémologique forte avec l’école méthodique : « Là où Seignobos et Langlois voyaient dans les témoignages oraux une source secondaire […] il faut voir en eux une source primaire et directe pour toute étude des processus de ressouvenance et de remémoration » (p. 150). D’une part, l’accumulation de corpus de témoignages individuels fait advenir et coexister des micro-mémoires (groupes, corps, communautés, villages, vallées, villes, ports, quartiers, associations, syndicats, professions, partis, administrations), qui permettent de substituer à l’approche institutionnelle de la mémoire collective, des mémoires au pluriel [14]. D’autre part, les témoignages oraux permettent aussi de comprendre les « processus de remémorations » à grande échelle (p. 152) ainsi que les « contextes de production des témoignages oraux, leurs contenus et leur forme narrative » (p. 153).

 

Il va sans dire qu’Archiver la mémoire est une excellente entrée en matière pour quiconque s’intéresse à l’acclimatation de ce courant historiographique dans la discipline historique française ainsi que pour cerner les enjeux liés d’une archivisation méthodique des sources orales afin d’en garantir toute la scientificité. À cet effet, le guide méthodologique à la fin du livre permet de trouver les opérations et les considérations (notamment juridiques) à garder en mémoire pour toute constitution et éventuelle(s) exploitation(s) de corpus oraux.

Il faut conclure sur le constat semble-t-il amer des historiens oraux eu égard au recours aux sources orales dans la discipline historique. Si les utilisations non académiques se sont multipliées (au risque de s’éloigner d’une rigueur dans la constitution des corpus oraux), les rapports entrent « histoire universitaire et oral […] n’ont pas beaucoup progressé [15] », observait en 2012 l’un des spécialistes de l’histoire orale, Philippe Joutard. Cette situation pourtant ne saurait durer, car l’histoire orale permet de réinjecter dans la discipline historique des documents qualitatifs qui ont tendance à disparaître au profit des discours télématiques [16]. Les historiens contemporanéistes n’auront guère que cette alternative : « ou ils acceptent d’intégrer la source orale, à côté et en dialogue avec les autres sources, ou ils se mettront hors du champ [17] ».

AUTEUR
Lucas Le Texier
Doctorant en histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001, 860 p.
[3] Voir aussi Florence Descamps, « En guise de réponse à Giovanni Contini : de l’histoire orale au patrimoine culturel immatériel. Une histoire orale à la française », Bulletin de l’AFAS [en ligne], n° 41, 21 décembre 2015, disponible sur : http://journals.openedition.org/afas/2948, DOI : 10.4000/afas.2948, consulté le 07 janvier 2020.
[4] Marc Bloch, L’étrange défaite : témoignage écrit en 1940, Paris, Éditions Franc-Tireur, 1946, 194 p.
[5] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949, 110 p.
[6] Il faut signaler que Florence Descamps fut formée par Dominique Schnapper (p. 68).
[7] Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, 189 p.
[8] Deux exemples sont cités par Descamps : le témoignage du Général Aussaresses en 2001 qui évoque ses pratiques de torture et conduit à la destitution de sa légion d’honneur ; et le film Indigènes de 2006 qui fait agir le Premier ministre d’alors, Dominique de Villepin, sur les pensions des anciens combattants issus de l’ancien empire colonial français (p. 83).
[9] Il faut noter que ces collectes peuvent aussi être « soumis[es] à des protocoles de confidentialité restrictifs » (p. 84), pouvant en limiter partiellement ou totalement l’exposition et/ou la valorisation.
[10] C’est le cas pour les mémoriaux dédiés à la dictature et à l’expérience de l’internement en ex-RDA (p. 88).
[11] La conclusion de Florence Descamps ne laisse aucun doute sur la réponse à cette question : « La transformation des témoignages oraux en sources orales constitue un instrument utile pour passer de la mémoire à l’histoire ; elle est un chemin de pacification pour apaiser les mémoires concurrentes ou conflictuelles et ouvre la voie à leur potentielle patrimonialisation » (p. 156).
[12] En 2015, Florence Descamps pointait la possibilité d’une spécificité de l’histoire orale française par l’approche institutionnelle des grandes organisations publiques et privées – engendrant une histoire orale « par le haut ». Dans Archiver la mémoire, elle semble être revenue sur cette opinion au vu de la fécondité de l’histoire orale « par le bas » en France (p. 135). Voir aussi Florence Descamps, « En guise de réponse à Giovanni… », art. cit., p. 18.
[13] Ibid., p. 19.
[14] « Dans ce qui apparaît comme un appel aux historiens futurs, l’auteur encourage le recours à la mémoire afin d’échapper à toute forme de déterminisme. Car la mémoire permet d’appréhender au travers des témoignages un passé qui, lorsqu’il était encore présent, représentait de multiples futurs. Elle présente également l’avantage de constituer un contrepoint utile aux archives documentaires souvent produites par les pouvoirs en place ». Quentin Verreycken, « Philippe Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance », Lectures [en ligne], les comptes rendus, 19 juillet 2013, disponible sur https://journals.openedition.org/lectures/11949, page consultée le 14 janvier 2020, § 7.
[15] Philippe Joutard, « L’oral comme objet de recherche en histoire », Bulletin de l’AFAS [en ligne], dossier « Les phonothèques entre recherche et culture, L’oral et la recherche en sciences humaines et sociales », 12 avril 2012, p. 3, disponible sur https://journals.openedition.org/afas/2683,  page consultée le 14 janvier 2020.
[16] Ibid., p. 20.
[17] Ibid., p. 18.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Lucas Le Texier, « Florence Descamps, Archiver la mémoire. De l’histoire orale au patrimoine immatériel, Paris, EHESS, 2019, 216 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 16 janvier 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Lucas Le Texier.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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