Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Christian Le Bart, Johnny H. Construction d’une icône, Paris, Éditions Les Petits Matins, 2018, 128 p. [1]
Lucas Le Texier
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : Johnny Hallyday ; légitimité culturelle ; culture populaire ; communauté émotionnelle ; industrie musicale française
Index géographique : France
Index historique : xxe-xxie siècles
SOMMAIRE
I. Johnny, un héros français ?
II. Du provocateur au ringard
III. Musicalement illégitime, sociologiquement authentique

TEXTE

Comme le rappelle David Looseley [2], la figure de Johnny Hallyday a suscité peu d’attention de la part des études académiques, en France ou dans les études étrangères portant sur la culture française [3]. Pourtant, étudier « Johnny », c’est déjà constater un phénomène qui attise la curiosité du chercheur : celui d’un musicien à la fois populaire et non légitime, constat d’autant plus troublant à l’ère où les frontières entre cultures « savante » et « populaire » deviennent certes poreuses mais surtout facilitent l’interdépendance et les échanges entre deux mondes nettement distincts jusque dans la deuxième moitié du xxe siècle [4].

Christian Le Bart propose dans son ouvrage d’étudier la construction et les évolutions médiatiques de la figure du chanteur, face au constat du manque de données fiables sur le public de Johnny Hallyday formulé par Yves Santamaria dans ce qui constitue le premier véritable ouvrage académique sur l’artiste [5] (p. 82). Le livre de Le Bart repose alors sur l’analyse des discours de presse pour comprendre la fabrication de l’« icône », mais surtout déceler comment Johnny a fait l’objet d’une véritable entreprise médiatique de totémisation durkheimienne : une instrumentalisation visant à faire du personnage Johnny Hallyday une figure « suffisamment [ambivalente], [multiple] et [changeante] pour parler à tous, [disponible] aux projections affectives et identitaires les plus diverses » (p. 35) [6]. Le livre se compose de trois chapitres : l’hommage posthume ; la désillusion du rockeur rebelle et sa ringardisation ; et enfin, sa relative rédemption médiatique. L’occasion est donc ici donnée d’observer quelles sont les caractéristiques appliquées au « totem » Johnny, et comment la totémisation, loin d’évoquer des attributs stables, « permet de raisonner en termes de processus dynamiques » (p. 35), dont le sens et la portée se modifient au fil du temps et en échos aux évolutions de la société.

I. Johnny, un héros français ?

Le premier chapitre est consacré au « Johnny » d’Emmanuel Macron. Que nous dit l’hommage présidentiel  rendu à un « simple artiste de variété » (p. 26) ? Selon l’auteur, elle permet d’initier une réflexion sur les figures panthéonisées des sociétés modernes [7] : aux icônes célébrées en raison de leur inscription dans ce qui constitue les valeurs de l’idéal républicain, se sont substitués des héros plus accessibles, plus ordinaires, dont la légitimité fut acquise par leur visibilité plutôt que par leur mérite (p. 27). En politisant a posteriori, par l’hommage, des personnalités de la culture, du sport ou encore du monde humanitaire, l’État français cherche d’abord à conserver son auctoritas dans les entreprises de légitimation culturelle. Ceci est particulièrement crucial dans une société où les médias sont devenus des instances concurrentes par leur capacité propre à faire d’une personnalité un symbole de la communauté nationale ; il acte aussi la « rentabilité décroissante des symboliques républicaines classiques » en choisissant « un tel artiste pour faire communauté » (p. 34) : Emmanuel Macron n’hésite pas à comparer Johnny a un héros français dans une interview donnée à Alger en 2017 [8]. Face aux médias devenus « orchestrateurs de l’émotion collective » (p. 33) et devant un chef de l’État qui se plia, sans réellement l’infléchir, à la partition de l’évènement dictée par ceux-ci, Le Bart montre, avec cet hommage aux allures de funérailles d’État, que le pouvoir politique puise maintenant dans des imaginaires alternatifs pour faire passer la France d’une « communauté mémorielle » à une « communauté émotionnelle » [9] (p. 34).

II. Du provocateur au ringard

Dans le deuxième chapitre, Le Bart recense les premières considérations médiatiques sur Johnny Hallyday : à ses débuts, le chanteur s’inscrit pleinement dans le versant libertaire de la contre-culture jeune des années soixante [10], dont la musique américaine agit comme un puissant vecteur de diffusion dans la société française : Jean-Philippe Smet, devenu l’un des premiers rockeurs sous le pseudonyme américanisé de Johnny Hallyday sur scène au début des années soixante va incarner à merveille ces nouvelles aspirations juvéniles. Cette dimension « catalysatrice » est facilitée par la position de passeur qu’occupe l’artiste : « il parle anglais [11] (ce qui n’est pas si courant à l’époque, même dans le milieu de la chanson), il est déjà allé aux États-Unis, [et] il maîtrise les codes de la culture anglo-saxonne » (p. 65). D’abord perçu comme un rockeur provocateur, l’ouverture internationale du marché musical français le délégitime de sa position de médiateur et bouscule les hiérarchies symboliques lui permettant de prétendre à la légitimité artistique [12]. Pour la presse « “légitime”, celle que lisent les élites cultivées et qui est en position de formuler des verdicts qui feront autorité » (p. 41), Johnny (et plus largement toute la première génération des yé-yé) ne correspond pas aux critères requis et la figure de l’artiste rebelle se transforme vite en symbole du rockeur ringard, voire de l’artiste « grosse variet » (p. 47). À la lecture de cette presse (Télérama, Le Monde et Libération), Le Bart note que Johnny incarne en une « forme condensée quasiment idéale-typique [13] tous les attendus de la critique bourgeoise sur la culture populaire » (p. 47) [14]. S’opèrent alors deux lectures parallèles face au succès (en terme de public et de rentabilité) et au gigantisme (effets spéciaux abondants, pléthore de musiciens et techniciens réquisitionnés, shows visuels et musicaux plutôt que « simple » concert) des représentations de Johnny Hallyday : d’un côté, il devient la risée des milieux cultivées qui considèrent que l’« esthétique populaire […] ignorerait la subtilité et la demi-mesure » (p. 46) et voient en Johnny le triomphe de la rentabilité économique sur la performance artistique (p. 52) ; d’autre part, la presse « populaire » (Gala, France-Mag notamment) valorise ces indices de grandeur qui se lisent chez elle comme la consécration et récompense juste du talent du chanteur (p. 53).

III. Musicalement illégitime, sociologiquement authentique

Les discours médiatiques cités par Le Bart sont surtout l’occasion de voir l’évolution du traitement de Johnny Hallyday dans la presse légitime. Selon le chercheur, une partie de l’explication provient d’une caractéristique de l’histoire culturelle française : la culture la plus distinguée est à gauche alors que son public n’est pas forcément populaire (un euphémisme pour Le Bart), tandis que des artistes populaires (au double sens du refus de l’avant-garde et de la représentation devant un public de milieu populaire) ont « de fait occupé l’espace à droite, souvent par lassitude d’être méprisés par l’“intelligentsia de gauche” » (p. 76). Ce qui se joue d’abord, ce sont les désillusions progressives par la presse « légitime » : singularité artistique qui ne se manifeste pas ; crédibilité du « rebelle » qui s’effondre lorsque le chanteur s’associe aux hommes de droite – et surtout à Nicolas Sarkozy –, amitiés forcément interprétées comme (fiscalement) intéressées (p. 77-78) ; et enfin, l’absence de reconnaissance internationale – notamment par une américanophilie manifestée par Johnny plus stéréotypée et kitsch qu’authentique pour cette presse (p. 68-69).

Si le décès de la star a contribué aux transformations de sa perception médiatique, il n’en est pas la seule cause, et un basculement s’opère à partir des années 2000 au travers de quatre nouveaux cadres : Johnny séduit les tenants de la culture légitime – notamment grâce au passage progressif [a] d’un modèle culturel de consommation des élites sociales longtemps centré voire exclusivement dédié à la musique classique à [b] un modèle d’amateur « omnivore », qui « joue finalement en faveur des artistes les plus populaires » (p. 88) ; Johnny est un phénomène de l’industrie musicale française dont les commentateurs sont obligés de « faire avec » ; l’œuvre du chanteur demeure critiquable mais l’homme devient un mystère et fascine ; et, surtout, Hallyday devient un martyr, grandi par la succession des épreuves traversées (p. 89-90) et sublimé par le discours d’Emmanuel Macron qui sollicite ce « ressort symbolique de la reconnaissance envers un artiste qui a tout donné » (p. 113). Le Bart observe que les critères (du totem) qui furent apposés péjorativement par la presse légitime s’enrobent d’un nouveau sens plus favorable au chanteur : par exemple, si l’on désigne toujours le rocker en puisant dans les registres de l’instinct ou de l’animalité, on y lit progressivement une « fascination » plutôt que l’ancien mépris de classe [15]. En mettant l’accent sur la vie de Johnny et sur sa capacité à surfer sur les modes successives, plutôt qu’épiloguer sur sa musique – restée largement indéfendable pour une large partie de la presse légitime –, le chanteur se retrouve « en phase avec une postmodernité esthétique qui valorise le nomadisme identitaire, s’enivre de la mise en abyme des masques et des costumes, et entend même parfois bousculer l’idéologie de l’authenticité. Johnny, finalement, rejoint David Bowie/Ziggy Stardust » (p. 108). Cette objectivation de Johnny comme figure de pop art par la presse légitime autorise un consensus entre milieux populaires et milieux élitistes (p. 109).

On pourra reprocher à l’ouvrage de s’appuyer sur un corpus de textes de presse assez réduit – que l’on peut grosso modo résumer à Gala et France-Mag pour la presse « populaire », et Télérama, Libération, Le Monde et Les Inrockuptibles pour la presse « légitime », mais l’étude a le mérite de montrer la nette évolution du rapport à Johnny dans ces médias [16]. Il y a cependant moins substitution de perceptions médiatiques que cohabitation entre elles : si Johnny fait la couverture de Télérama dans le numéro du 1er novembre 2014, symbole d’une réconciliation, ses disques sont plutôt sévèrement critiqués (voire moqués) par le quotidien dans les exemples donnés par Le Bart en 2011, 2012 et 2015 (p. 44-45 et p. 109). Finalement, Johnny H. inaugure peut-être les nouveaux travaux académiques [17] sur cet artiste que la conclusion de l’ouvrage semble appeler de ses vœux en questionnant l’« icône » : Johnny Hallyday, « symbole national sans avoir vraiment réussi à devenir un artiste légitime » ? Et/ou sorte de phénomène de « panthéonisation sans embourgeoisement [18] » ? (p. 117).

Si l’hommage national rendu à Johnny ne fait pas l’unanimité, son décès a néanmoins concrétisé autour d’un plus grand consensus son aspiration à représenter l’un (voire le) des vrais visages du rock’n’roll français. L’authenticité de Johnny pour les acteurs de la sphère publique et pour Emmanuel Macron se joue de façon posthume : Johnny Hallyday devient l’artiste qui francisa les styles pop et rock nés en Amérique, pour en faire des marques d’expression propres à la culture française, devenues aujourd’hui mainstream [19]. À côté de cette politisation a posteriori, la dimension mythique de Johnny se joue peut-être dans sa capacité à avoir incarné « contre vents et marées un idéal rock’n’roll qu’il savait ne pouvoir incarner à lui seul » (p. 116) : magnifié et reconnu par les médias au début du xxie siècle, toute une génération avait cependant déjà fait de sa personne ce « lieu de mémoire », persistance et souvenir devenu mythe d’une époque, « [celle] d’une France des années 1960 qui aurait été la parenthèse enchantée de notre histoire nationale [20] ».

AUTEUR
Lucas Le Texier
Doctorant en histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] David Looseley, « ‘Une Passion Française’: The Mourning of Johnny Hallyday », French Cultural Studies, 2018, vol. 29, n° 4, p. 379. En ligne : https://doi.org/10.1177/0957155818791283.
[3] Lorsque le rockeur est cité comme l’archétype de la jeunesse des années soixante (babyboomeuse, amatrice de rock), il est d’abord cité comme un exemple d’un phénomène social. Ces mentions ne concernent ni son œuvre, ni sa carrière, et ne s’aventurent guère plus loin que cette décennie.
[4] En témoignent, comme le constate Christian Le Bart, les emprunts à la littérature ou la poésie par des artistes de pop rock/folk comme Bob Dylan, Jim Morrison ou Leonard Cohen, qui distillent une musique « largement [alignée] sur les normes dominantes » tout en proposant « des univers singuliers » (p. 58).
[5] Yves Santamaria, Johnny, sociologie d’un rocker, Paris, La Découverte, 2010.
[6] Le Bart rappelle que l’un des invariants anthropologiques de la notion durkheimienne de totem est la « nécessité pour toute société de se projeter collectivement en une série d’objets à la fonction d’abord symbolique » (p. 29). La totémisation comme instrumentalisation symbolique serait en ce sens une logique inhérente à toute communauté.
[7] Voir Alain Corbin, Les Héros de l’histoire de France, Paris, Seuil, 2011.
[8] David Looseley, « ‘Une Passion Française’ »…, art. cit., p. 384. À ce titre, Looseley montre très bien les ressorts symboliques (imaginaire de la Résistance, enfant de la France, etc.) mobilisés dans le discours présidentiel pour héroïser la figure d’Hallyday.
[9] « Les politiques mémorielles n’ignorent certes pas l’émotion, c’est même bien à des égards cette dernière qui commande l’adhésion aux valeurs de la République, mais cette émotion contenue, qu’il s’agit à la fois de susciter, de canaliser et de réguler, se situe très en deçà de l’émotion médiatique associée aux grandes cérémonies télévisées » (p. 34).
[10] Entre autres, la libération des corps, la libération de la parole et de la manière de s’exprimer, ou encore le désir d’être diverti (entertained). Voir Todd Gitlin, The Sixties: Years of Hope, Days of Rage, New York, Bantam Books, 1993, p. 5-6.
[11] Dès 1961, il reprend en anglais le succès de Chubby Checker, alias « Mr Twist », « Let’s Twist Again ». Voir « Johnny Hallyday “Let’s Twist again”, Archive INA », Ina Chansons [en ligne], disponible sur : https://www.youtube.com/watch?reload=9&v=wufykQtq-5w, page consulté le 07/01/2019.
[12] Les critères retenus pour y prétendre forment un triptyque : la singularité de l’artiste projetée sur l’œuvre, l’authenticité, et l’internationalisation (p. 43).
[13] Le concept est emprunté à Max Weber, soit « une catégorie permettant de théoriser un phénomène social » (p. 47).
[14] Un clivage qui est résumé par Bernard Lahire dans La Culture des individus et reproduit dans le livre : « D’un côté, le primat donné au contenu et à la fonction de l’œuvre, aux expériences collectives, émotionnelles ou sensuelles ; de l’autre, le primat accordé à la forme de l’œuvre, à l’expérience individuelle et intellectuelle » (p. 47).
[15] L’auteur mobilise alors la notion de « nostalgie romantique » de Norbert Elias : l’attrait ressenti par les élites culturelles pour Johnny proviendrait de ce qu’il leur rappelle un monde disparu à la suite du processus de civilisation (accroissement de l’autocontrôle par une intériorisation progressive de ses émotions) (p. 103).
[16] « En diagnostiquant les visages successifs de Johnny d’abord rebelle, puis ringard, puis de plus en plus légitime, et finalement incroyablement consensuel, nous n’avons fait que prendre acte des verdicts formulés, depuis des positions variées et sociologiquement significatives, par les médias. À défaut de se substituer parfaitement à une sociologie qui montrerait, données d’enquête en main, qui aime et qui n’aime pas Johnny, l’analyse de la presse écrite fait plus que suggérer une série de corrélations entre classe sociale et perception du chanteur » (p. 115).
[17] David Looseley, « Fabricating Johnny: French Popular Music and National Culture », French Cultural Studies, 2005, vol. 16, n° 2, p. 191-203. En ligne : https://doi.org/10.1177/0957155805053707.
[18] Bien que, comme le reconnait Le Bart, il n’est pas resté « fidèle à sa classe d’origine, mais celle-ci ne lui en a pas tenu rigueur, fascinée qu’elle était par la gloire donnée à l’un des siens » (p. 117).
[19] Looseley, « ‘Une Passion Française’ »…, art. cit., p. 386.
[20] Jean-François Sirinelli, « “Johnny”, un lieu de mémoire ? », Histoire@Politique, 2012, n° 16, p. 174, disponible sur : http://histoire-politique.fr/index.php?numero=16&rub=autres-articles&item=63.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Lucas Le Texier, « Christian Le Bart, Johnny H. Construction d’une icône, Paris, Éditions Les Petits Matins, 2018, 128 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 10 janvier 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Lucas Le Texier.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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