Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Didier Francfort, La dernière valse du Titanic ou les tribulations d’une œuvre musicale, Paris, Nouvelles éditions Place, 2018, 175 p. [1]
Lucas Le Texier
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire comparée ; nationalisme méthodologique ; appropriation culturelle ; musique savante/musique populaire ; musiques banales
Index géographique : Europe ; monde
Index historique : Belle Époque ; xixe-xxe siècles
SOMMAIRE
I. Une mondialisation à la veille de la Première Guerre mondiale
II. Au-delà des clivages
III. Pour une histoire des musiques « banales »

TEXTE

Lors d’un entretien donné en 2014, Didier Francfort décrivait son approche historique comparée de la musique. En premier lieu, une petite phrase : « Je suis arrivé à travailler sur la musique par paresse, tout simplement [2] ». Au-delà du trait d’humour que s’était autorisé le chercheur en histoire contemporaine, la musique apparaissait pour lui comme un moyen de « percevoir peut-être mieux et beaucoup plus vite les réels changements dans les représentations et dans les mécanismes sociaux [3] ». En second lieu, il considérait cette approche comme nécessaire en tant que démarche historique et scientifique mais aussi du point de vue politique et moral : pour comprendre les phénomènes sociaux, il fallait sortir du cadre national et la musique apparaissait à ses yeux comme « l’une des voies possibles pour faire une histoire européenne », notamment en « permettant de rendre compte des pratiques de ces différents espaces qu’autrement nous percevrions comme périphériques ».

La dernière valse du Titanic nous propose une promenade au travers des différentes appropriations d’une des plus célèbres valses du début du xxe siècle, « Songe d’Automne » composée en 1908 par un musicien britannique considéré comme l’un des maîtres du genre, Archibald Joyce. Plus largement, c’est l’objet « valse » qui est étudié, à la fois comme genre musical et comme un élément générateur de pratiques socio-culturelles. L’ouvrage nous inscrit très vite dans les considérations méthodologiques évoquées ci-dessus qui invitent le chercheur dans les débats les plus contemporains autour de la pertinence du cadre « naturel » que serait l’État-Nation (le « nationalisme méthodologique [4] ») pour les études historiques ; c’est particulièrement le cas pour les « productions musicales [qui] ne relèvent pas du “tout national” » (p. 11).

Pour garantir l’intérêt de sa démarche, il est donc nécessaire de ne pas définir le corpus au préalable ; c’est bien celui qui apparaîtra, au fil de nos pérégrinations, qui illustrera les circulations de l’œuvre et plus largement de la valse. Cela implique, dans la démarche proche du relativisme [5] propre à l’historien du culturel, de ne pas considérer « la question de la légitimité, de l’authenticité ou de la qualité esthétique comme préalable à l’étude » (p. 12) mais bien de chercher à distinguer les nombreuses formes d’appropriation comme des créations à part entière [6].

I. Une mondialisation à la veille de la Première Guerre mondiale

Le premier chapitre constitue un premier tour de valse autour de la recherche d’un air qui permettrait d’écrire cette histoire : son choix va se porter sur une valse lente yougoslave Jesenje lišće « Les feuilles d’automne » –, dont la mélodie lui provoque une sensation de « déjà-vu ». Le chercheur décide alors de consulter les autres versions de la région, qui oscillent entre variétés et airs de rues. Puis des Balkans, nous nous dirigeons vers la mer Baltique : on y découvre la version finnoise Syysunelmia (« Rêves d’automne ») adaptée pour les styles de danse populaires (tango, valse, et polka) ; la version norvégienne Høstdrømmer dans le répertoire des fanfares ; la version suédoise Höstdrömmar où la valse devient, dans les années cinquante, une version binaire et twistée… Francfort fait le choix de n’aborder la « source » de cette valse, Archibald Joyce et l’Angleterre victorienne puis édouardienne, qu’à la fin de son livre et d’une façon assez modeste. L’idée est moins d’accentuer un « schéma diffusionniste » (p. 30) que d’identifier par un important corpus « un phénomène d’appropriation réussie » (p. 31), et donc « de mettre en évidence les modalités d’appropriation, de transformation de productions culturelles sans rechercher nécessairement une source première dont tout découlerait » (p. 32).

Pour s’écarter de la structure classique production/diffusion/réception, Francfort s’attarde à décortiquer les « plaques tournantes de redistribution et de redéfinition » (p. 111) des produits musicaux. Si les nombreux compositeurs russes et soviétiques de musique aiment s’inscrire dans la composition des valses mélancoliques comme celle de Joyce – par tradition musicale propre au pays mais aussi parce que la valse propose une atmosphère qui l’écarte de toutes les récupérations enthousiastes ou hommages du régime totalitaire soviétique –, la Russie (et l’URSS) constitue aussi un réceptacle et une exportatrice de valses : le trajet de la valse Les Flots du Danube, composée par le roumain Iosif Ivanovici en 1880, arrangée pour orchestre américain sous le nom de The Anniversary Song par Saul Chaplin pour Al Jolson dans les années quarante et repris par Artie Shaw ou Bing Crosby, remise à la mode par Lénid Outiossov dans une version russe avant de donner une version finlandaise binaire et rock par la chanteuse finlandaise Marija « Muska » Babitzin dans les années soixante précise l’importance de la Russie dans la diffusion de produits culturels certes, mais aussi dans sa participation aux réseaux d’échanges.

Au côté de la Russie, les États-Unis apparaissent comme la seconde plaque tournante pour la musique valsée. Francfort propose alors de s’intéresser au répertoire des orchestres qui sont exploités par la compagnie maritime de la White Star Line (dont le Titanic faisait partie) et dont la gestion fut confiée à l’agence Black Talent Agency : les musiciens devaient maîtriser une liste de 300 morceaux considérés comme le répertoire de base et pouvant être mobilisés à tout moment par les passagers. Plusieurs éléments et témoignages amèneraient à penser que « Songe d’Automne » correspond au dernier morceau joué par l’orchestre du Titanic avant que le bateau ne sombre définitivement. La diversité du catalogue qui reprend les « tubes » (p. 121) européens et américains, des chansons populaires jusqu’à des mélodies classiques en passant par les valses viennoises, les opérettes londoniennes ou le ragtime et le one-step états-uniens, [a] montre la création d’une « culture anglophone transatlantique » dont la musique « qui a été créée dans ce socle commun est un modèle d’invention par hybridation » (p. 126-127) ; et surtout, [b] validerait la thèse qu’« une approche systématique du répertoire du Titanic met en évidence les limites d’une perception “nationale” des cultures musicales, mais aussi […] de l’opposition entre musique savante et musique populaire » (p. 128).

Au-delà des clivages

L’étude de la valse et de ses appropriations vient proposer une alternative à la dichotomie savant/populaire. Que ce soit pour les orchestres travaillant le « song book » de la White Star Line, les compositeurs de musiques savantes de l’Europe centrale et orientale qui firent « appel à des musiques populaires pour légitimer leur œuvre » (p. 32), les orchestres de jazz symphonique américains et britanniques qui jouèrent « un rôle important dans le maintien de la valse […] dans le répertoire des bals » (p. 91), la recherche de Francfort sur les appropriations musicales de la valse illustre une certaine plasticité entre des genres que le regard et l’étude a posteriori peuvent avoir tendance à amenuiser voire à annihiler [7]. Au vu de ce panorama, « le doute sur la nature populaire ou savante de la valse » (p. 37) est permis, et l’ouvrage cherche moins à répondre à cette question qu’à souligner les interstices partagés par les musiques, par le truchement des interprètes mais aussi par les espaces sociaux qui les rassemblent.

Mais si l’on veut chercher comment circulent les sensibilités, les idées et les hommes, il serait vain d’isoler cette valse et de la rattacher à un genre musical ou à un usage social de la musique. Retrouver le fil des circulations, même lorsque les régimes politiques cherchent à les rompre ou à les contrôler, conduit à restituer un espace ouvert de contacts possibles et de proximités humaines et esthétiques. Valse, jazz et tango partagent un espace social collectif, celui du salon mondain, du grand bal, du dancing, selon les époques et les lieux. (p. 33)

Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’évacuer les différences stylistiques. Si, pour l’exemple de l’opérette, il semble vain pour Didier Francfort « d’insister sur des différences stylistiques entre opérette, comédie musicale et opéra-comique » ces différences « font les délices des puristes des genres “légers” » (p. 133). Une des manières de rendre compte de ces différences stylistiques sans les exacerber au point de rendre tout genre musical imperméable à ou aux autres est de les restituer dans le dispositif d’appréciation des amateurs pour lesquels la discussion esthétique est une partie prenante et intégrante de leur plaisir musical.

III. Pour une histoire des musiques « banales »

Le livre permet aussi de revaloriser une approche historique de la musique, et particulièrement de ce que l’on pourrait appeler des musiques banales (sans que le terme ne soit péjoratif), celles qui ne sont pas des « instruments de mobilisation, ni de résistance, ni de consentement passif » et qui conduisent « à une histoire moins spectaculaire que celle qui peut révéler la complicité d’un musicien avec un régime d’oppression ou avec des idées extrémistes, ou sa résistance » (p. 141).

L’observation de la « grande plasticité du matériau musical, susceptible d’être approprié et réapproprié de façon très contradictoire » (p. 141) passe aussi par un travail autour des différents paroliers qui ont apporté leur plume à la mélodie de « Songe d’Automne », par une recontextualisation de celle-ci dans le système unitaire de l’auteur et d’une culture commune de référence [8]. L’un des fils conducteurs du récit est d’évoquer comment « Songe d’Automne » et la valse lente renvoient à un phénomène ou à un signe de nostalgie (p. 40 et 144). Or, ce sentiment se manifeste différemment en fonction des environnements musicaux où se niche notre valse : les références à l’automne qui sont présentes dans notre valse constituent une métaphore de la tristesse et de la nostalgie dans les cultures européennes, une connexion « bien étrangère à la plupart des Brésiliens » (p. 72-73). La version brésilienne Sonho de Outono (enregistrée par Orlando Silva, paroles de Ariovaldo Pires) tient à « représenter l’automne dans ses aspects climatiques exotiques avec les feuilles qui se dessèchent et le vent qui se lève » (p. 73) ; cependant le texte ne parle plus de nostalgie mais de saudade, terme portugais qui s’en rapproche du sens tout en l’altérant – et que l’on présente comme « intraduisible » (p. 73). Les paroles et les traductions jouent donc pleinement leur rôle dans l’appropriation : on retrouve ici une valse et des paroles qui évoquent la nostalgie et la mélancolie mais avec les particularités et les subtilités de l’espace où elles se déploient.

 

Le livre est pensé comme « une invitation à une recherche participative généralisée » (p. 13), où les très nombreuses références invitent le lecteur curieux à aller les écouter – bien que celles-ci pourront également alourdir quelque peu la lecture.

Elles témoignent d’un travail colossal d’accumulation d’extrait sonores, mais soulignent aussi que les premiers phénomènes de mondialisation et de la modernité ne sont pas l’apanage de l’Amérique et de la Première Guerre mondiale : du point de vue des genres musicaux, les valses et l’opérette s’inscrivent aussi dans la modernité sonore « comme un contrepoids » (p. 113) au ragtime et au jazz naissant ; du point de vue des Hommes, les archétypes de ces « compositeurs-forçats capables d’inventer en grande hâte des musiques de films, d’opérettes, de revues, des chansons, des valses, des tangos, des romances, des airs comiques » (p. 115) qui se détachent du « statut romantique de l’être d’exception » (p. 114) pour se lier par « l’industrie musicale naissante […] au monde qui [les] entoure[nt] » (p. 115) se retrouvent dans tous les pays étudiés par Francfort.

En cela, l’histoire proposée remplit ses objectifs initiaux qui privilégient une approche comparée où la focale transnationale favorise l’observation des circulations et des appropriations des produits culturels. Nous ajouterons que l’analyse de la valse apporte des éléments bienvenus qui défocalisent notre regard de l’Ouest – ou, comme le précise Didier Francfort, montrent que « la voie américaine vers la modernité n’a pas été la seule voie » (p. 115) pour les Européens.

AUTEUR
Lucas Le Texier
Doctorant en histoire contemporaine
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Luis Velasco-Pufleau, « La musique comme voie possible d’une histoire comparée des conflits armés. », Transposition [en ligne], 2014, n° 4, disponible sur https://journals.openedition.org/transposition/512, page consultée le 12/04/2020. Toutes les citations de ce paragraphe proviennent de cet article sauf mention contraire.
[3] Il faut ajouter ici que ce constat fut dressé lors du travail de thèse de Didier Francfort sur l’histoire de la sociabilité et de la vie associative dans le Nord de l’Italie. Si un « travail historique classique en dépouillant la presse, des archives d’associations et des sociétés – des clubs sportifs, des sociétés agraires – et aussi la liste des abonnés au théâtre » avait été effectué au prix de nombreux efforts pour « en définitive peu de résultats », la consultation de la programmation de l’Opéra nommé « Théâtre Social » avait permis au chercheur de « mieux comprendre et de façon plus rapide ces phénomènes de changements historiques et de mutations sociales ». Ibid.
[4] Patrick Boucheron et Nicolas Delalande, « Récit national et histoire mondiale. Comment écrire l’histoire de France au xxie siècle ? », Histoire@Politique, 2017, vol. 31, n° 1, p. 3, disponible sur https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2017-1-page-17.htm, page consultée le 14/04/2020. Francfort cite ici les travaux de l’historien Blaise Wilfert-Portal qui invite à ne pas considérer le cadre national comme « le cadre naturel de l’étude des productions culturelles », ce qui par comparaison et juxtaposition, indiquerait une « géopolitique culturelle de l’Europe comme un assemblage » et donc artificielle (p. 11).
[5] Laurent Martin, « Culture et médias : quelles approches aujourd’hui ? », Le Temps des médias [en ligne], 2009, vol. 12, n° 1, p. 8, disponible sur https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2017-1-page-17.htm, page consultée le 13/04/2020.
[6] « J’aimerais suivre, dans ce livre, une démarche un peu équivalente, mais en essayant d’éviter de me heurter à cette question de l’origine, de l’exclusivité et plutôt en posant l’idée que l’appropriation est bien une forme de création » (p. 12).
[7] Comme le rappelle le philosophe canadien Ian Hacking, « les catégories et les gens qui les composent sont apparus main dans la main ». Ian Hacking, « Façonner les gens », Philosophie et histoire des concepts scientifiques, Collège de France [en ligne], p. 554, disponible sur https://www.college-de-france.fr/site/ian-hacking/course-2001-2002.htm, page consultée le 15/04/2020.
[8] Francfort insiste particulièrement sur ce processus d’analyse dynamique qui ne réduit pas l’analyse des paroles de chansons à une simple analyse de texte : « Les chansons n’apparaissent pas comme des reflets, mais comme des acteurs des faits historiques. Les paroles sont réinvesties de sens nouveaux, parfois de sens cachés, pour rendre compte d’évènements qui ont eu lieu après leur élaboration » (p. 65-66). Sur cette analyse et sur le développement d’une prise en compte des usages des paroles des chansons, voir Simon Frith, « Pourquoi les chansons ont-elles des paroles ? », dans Simon Frith, Une sociologie des musiques populaires, Dijon, Les Presses du réel, 2018, préface de François Ribac, p. 23-67.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Lucas Le Texier, « Didier Francfort, La dernière valse du Titanic ou les tribulations d’une œuvre musicale, Paris, Nouvelles éditions Place, 2018, 175 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 20 avril 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Lucas Le Texier.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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