Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Marguerite Figeac-Monthus et Stéphanie Lachaud-Martin, Ville et Vin en France et en Europe du xve siècle à nos jours, La Crèche, La Geste-Presses universitaires de Nouvelle Aquitaine, 2021, 314 p. [1]
Jérôme Loiseau
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : vin ; vigne ; alcool ; ville ; histoire urbaine ; histoire politique ; histoire économique ; histoire culturelle
Index géographique : Europe ; France
Index historique : xve-xxie siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Voici un beau livre imprimé sur un papier glacé dont le propos se soutient par des illustrations variées et de qualité ; souligner d’emblée ces points, c’est dire le plaisir que le lecteur prend à la lecture des quelque vingt-trois chapitres, encadrés par une introduction et une conclusion de la main des directeurs de l’ouvrage. Issues d’un colloque tenus en 2017, les diverses contributions, de plus d’une trentaine d’auteurs, brossent un panorama très large des rapports entre la ville et le vignoble saisis sur la longue durée – du bas Moyen Âge jusqu’à l’inauguration de la Cité du vin de Bordeaux – et au travers d’un prisme géographique substantiel, principalement français (Le Mans, Bordeaux, Gaillac, Strasbourg, Cahors, Rouen, Paris, Dijon, Beaune, Bergerac, Saint-Étienne, Saumur, Nogaro) tout en s’ouvrant aux horizons européens : la Rioja, la Ligurie, Porto, la Hongrie ( Köszeg), Varsovie et en filigrane Londres, les Pays-Bas, le Saint-Empire.

Trois parties structurent l’ouvrage d’où l’on peut extraire trois problèmes : le territoire (8 chapitres), la commercialisation (7 chapitres) et l’identité culturelle (8 chapitres). Ils viennent organiser une réflexion riche concernant ce que la ville fait au vignoble et ce que les vins font à la ville. Cette dialectique recoupe de nombreux thèmes renseignant les domaines de la production, du contrôle de la qualité et des ventes, de la fiscalité, des stratégies de valorisation incluant les arcanes de la patrimonialisation par laquelle le vin devient un véhicule culturel urbain et une ville le label d’un vin, gage d’une réputation qui, à son tour, nourrit la ville. Bien évidemment, l’idée selon laquelle la ville serait la condition nécessaire au développement vitivinicole n’est pas le propos. Comme le rappelle, en sa conclusion, Marguerite Figeac-Monthus il existe des vignobles sans ville comme celui de Madiran et des vignobles suburbains qui périclitent à l’instar de celui du Mans. Enfin, le cercle vertueux de la croissance n’est pas irrésistible ; il se heurte aux aléas économiques comme l’illustre l’exemple de Béziers parfaitement maîtrisé par Dominique Ganibenc et encore plus aux maladies du vignoble comme celle du Phylloxéra sur lequel reviennent nombre de chapitres pour dire les incertitudes de l’entreprise.

Par-delà une grande diversité des contributions, se dégagent aussi des lignes de force qui font du vin une civilisation, pour reprendre le mot de Fernand Braudel. À n’en pas douter, elle est d’abord économique ; on suit alors avec bonheur les récits qui nous sont proposés pour la décrire, et surtout tout un vocabulaire qui, au fil des pages, constitue une véritable poétique vitivinicole : les « planches » et « les rottes » du vignoble manceau (Benoît Musset), les toppes ou friches de Bourgogne (Jean-Pierre Garcia et al.), le tinal à Gaillac (Adeline Béa), la distinction strasbourgeoise entre le kaufwein et le trinkvein, ou encore celle entre la vente a taverna (devant chez soi) et celle en taverna, pour dire un commerce. L’économie n’est pas qu’une affaire de mots mais bien aussi de flux ; ces derniers sont parfaitement documentés par diverses contributions qui convergent pour souligner combien les autorités municipales, aux époques médiévale et moderne, ont très étroitement contrôlé les entrées de vin dans leur enceinte et son commerce, privilégiant systématiquement le vin de leur territoire afin que la ressource profite d’abord à ceux qui l’habitaient, avec les inévitables conséquences comme la contrebande ou les effets de frontière, bien illustrés par les guinguettes autour de Paris (Pierre-Benoît Roumagnou). La ville, comme par exemple celle de Saumur pour les vins mousseux du xixe siècle, accompagne et soutient l’activité économique (Valentin Taveau). Ces villes, quels que soient les temps, contribuent de ce fait à nourrir un sentiment d’appartenance, à fabriquer une identité. Les flux s’établissent également à des échelles plus petites et mettent en lien des zones de consommation dans et à l’extérieur du royaume de France. À ce titre, particulièrement passionnantes sont les contributions concernant le commerce du vin italien (Alessandro Carassale, Daniele Lombardi, Paolo Calcagno), la présence d’une communauté de marchands français en pleine Rioja organisant les expéditions des vins vers la France (José Luis Gomez Urdanez, César Luena Lopez). Tout aussi bienvenues et captivantes sont les descriptions du commerce rouennais au xvie siècle et celle des manières de contourner les barrières douanières établies par le parlement anglais à l’endroit des vins de Bordeaux après la Glorieuse révolution et qui ont eu, in fine, pour effet de faire découvrir et apprécier aux Anglais le vin de Porto (Charles C. Ludington). Dans tous ces exemples, les villes comme pôles économiques, commandent.

Le vin est ensuite un objet politique. Pour le Magistrat de Strasbourg (Claude Muller) ou les municipalités de l’Aquitaine médiévale (Sandrine Lavaud), la question du vin est au cœur du bon gouvernement ; non seulement il s’agit d’approvisionner la communauté des habitants mais encore de dégager des recettes fiscales qui permettent de financer l’idéal d’autonomie politique. La viticulture sert aussi à affirmer socialement une position de pouvoir ; les revenus qu’elle permet de dégager alimentent un capital symbolique qui s’exprime par l’architecture : longueur démesurée des façades des hôtels particuliers de Gaillac (Sophie Baccaunaud), le domaine de Bagatelle, propriété de Guillame Joseph de Cazaux, président à mortier du parlement de Bordeaux  (Michel Figeac) ou encore la soixantaine de châteaux viticoles qui parsèment le contado biterrois sans oublier les hôtels et les travaux d’édilité propres à la ville de Béziers et liés directement à la prospérité vinaire qu’il faut bien parvenir à exprimer. Plus simplement, la politique du vin est aussi une affaire de règlements derrière lesquels se tiennent des rapports de force puissants ; ainsi en est-il, sans doute, des raisons qui poussèrent la municipalité de Bergerac, en 1750, à réserver le privilège de la vente des vins aux seuls bourgeois de la ville et non plus aux seuls vins produits dans le ressort ou vinée de cette ville (Michel Combet) ; Saint-Étienne, ville sans vignoble mais pas sans cabaret, sous la plume de Didier Nourrisson, se présente comme une capitale de la consommation du vin, « un terminal alcoolique » qui résiste jusque dans les années 1950 à l’antialcoolisme tant l’attachement à la culture vinophile y était puissant.

La culture est enfin le dernier aspect, et non le moindre, des rapports ville et vin que le volume illustre. Le cas bourguignon servi par un quatuor (Jean-Pierre Garcia, Thomas Labbé, Guillaume Grillon et Olivier Jacquet) en deux contributions différentes donne à voir un bel exemple de construction discursive de la qualité et de la hiérarchie des vins à partir de la seconde moitié du xviie siècle et les transferts de propriété des moines aux parlementaires et autres officiers résidant principalement à Dijon. Se repèrent alors au siècle suivant, sous la forme de traités, de véritables « entreprises de communication », mêlant arguments commerciaux et considérations scientifiques qui contribuent à la relégation de la marque des villes pour faire advenir la notion de climat et de cru. La construction intellectuelle du vin de Bourgogne ne faiblit pas avec l’époque contemporaine et Olivier Jacquet montre combien Gaston Gérard, maire de la ville et un temps sous-secrétaire d’État au Tourisme, a travaillé l’idée de vin pour en faire une ressource culturelle. Cette dynamique du lieu et du nectar se retrouve aussi à Nogaro que la maison de négoce Dartilongue contribue à ériger en capitale de l’Armagnac, fabriquant et diffusant une image valorisante de la ville en fourbissant « une mythologie identitaire », celle de « la tradition et de l’ancienneté d’une production vieille de 700 ans » que l’historien, qui n’aime que trop débusquer les mythes, vient, archives à l’appui, nuancer (Stéphane le Bras). Les contributions de Jean-Pierre Williot sur le vin des buffets de gare et de Gabriel Kurczewski sur les vins hongrois conservés dans la cave des Fukier, marchands de vin à Varsovie, contribuent elles aussi à souligner que le vin est bien plus qu’un breuvage mais une représentation mentale, un songe à habiter.

Ces quelques notations disent bien la richesse de ce volume qui offre un tour d’horizon passionnant et une véritable phénoménologie qui n’est pas sans faire penser aux analyses de Corinne Pelluchon [2]. La philosophe, en rappelant que l’individu est un sujet incarné, souligne que l’alimentation le relie dès lors au monde et aux êtres vivants ; la prise en compte de la matérialité de l’existence est le point de départ de sa réflexion concernant le politique dans les sociétés contemporaines. Si manger est un bien un acte politique, boire du vin l’est tout autant ; l’un des grands mérites de toutes les contributions ici rassemblées est de nous permettre de le comprendre ; toutes nous invitent alors à ne plus seulement considérer le vin comme étant une essence géologique et climatique révélée par le travail, toujours un peu mystérieux, du vigneron, mais surtout un rapport au monde construit par les privilèges puis la loi, par des choix fiscaux emportant avec eux une indéniable dimension politique, et encore plus par des discours dont les inspirations révèlent en dernière analyse les obsessions de leur temps : l’histoire, la science, le commerce, le tourisme. Ainsi, le goût ne serait pas tant dans le vin que dans la société qui l’abrite, le produit et le consomme, en l’occurrence la ville.

AUTEUR
Jérôme Loiseau
Professeur d’histoire moderne
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Corinne Pelluchon, Les nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Le Seuil, 2015.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Jérôme Loiseau, « Marguerite Figeac-Monthus et Stéphanie Lachaud-Martin, Ville et Vin en France et en Europe du xve siècle à nos jours, La Crèche, La Geste-Presses universitaires de Nouvelle Aquitaine, 2021, 314 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 mai 2022, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Jérôme Loiseau
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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