Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||
Claire Leymonerie, Le temps des objets. Une histoire du design industriel en France (1945-1980), Saint-Étienne, Cité du design, 2016, 260 p. [1] | ||||
François Jarrige | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE |
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TEXTE | ||||
Le moulin à café et le batteur électrique Moulinex sont des objets quotidiens qui remplissent encore les cuisines – et de plus en plus les greniers – de beaucoup de Français. Bien que démodés, ils incarnent toujours l’entrée dans la consommation de masse au cours des années 1950-1970, ses bas prix, son esthétique singulière avec ses formes souples et lisses censées séduire les ménagères. À l’origine, Moulinex était une petite entreprise de matériel agricole dont le fondateur – Jean Mantelet – a déposé en 1932 un brevet pour un moulin à légume. Le succès commercial ne démarre toutefois que dans les années 1950. L’industriel choisit alors de motoriser ses appareils en profitant de l’électrification générale et en s’entourant de nouveaux experts comme le spécialiste d’« esthétique industrielle » Jean-Louis Barrault, chargé de remodeler la forme des objets pour séduire la clientèle, profiter au maximum de l’emploi nouveau du plastique tout en réduisant les coûts de fabrication. Le succès commercial est rapidement au rendez-vous. Depuis que l’entreprise Moulinex a été liquidée en 2001, et la marque rachetée par son rival SEB, ses innombrables appareils électroménagers sont devenus des icônes des décennies de haute croissance de l’après-guerre. L’une des grandes forces du livre de Claire Leymonerie est de restituer la complexité de ces objets, d’en faire des sujets d’histoire, en examinant les conditions d’élaboration de leurs formes et les nombreuses controverses qu’elles ont suscitées. À travers l’étude de ce « temps des objets », cet ouvrage original et très riche – y compris par ses illustrations – nous aide à comprendre comment s’est installée la société de consommation de masse si récente et pourtant devenue si banale et évidente. Si l’historiographie de la consommation et des consommateurs s’est considérablement développée depuis plusieurs décennies, elle accorde généralement assez peu d’attention aux objets eux-mêmes, à leur matérialité concrète, à leur forme, comme à ceux qui étaient chargés de les modeler, questions abandonnées aux historiens de l’art et des techniques. L’un des atouts de l’ouvrage de Claire Leymonerie – issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2010 à l’EHESS – est de placer la forme de l’objet – son design – au cœur d’une analyse sociale et culturelle de l’émergence d’une nouvelle discipline, de sa professionnalisation et des luttes incessantes qui n’ont cessé de l’accompagner. Mais qu’est-ce que le design ? Tenter de circonscrire ce concept et ses usages ambigus et flous est l’un des objectifs du livre. Le design prend sa source durant la crise des années 1930, il vise à magnifier les objets et leur modernité pour mieux relancer la croissance. Alors qu’il était déjà utilisé depuis plusieurs décennies outre-Atlantique, le terme design ne se diffuse réellement en France que dans les années 1960. À cette époque, les professionnels hexagonaux s’alignent sur les normes internationales et tentent de justifier l’usage de ce concept pour se distinguer de l’ancienne « esthétique industrielle » tout en promouvant leur position dans l’entreprise. Pour les professionnels, le design désigne d’abord – selon la définition canonique donnée en 1969 par le théoricien argentin Tomas Maldonado – « une activité créatrice dont le but est de déterminer les qualités formelles des objets produits industriellement », pas seulement la forme extérieure mais surtout « les rapports de structure et de fonction qui convertissent un système en une unité cohérente tant du point de vue du producteur que du consommateur » (p. 124). Mais avant de s’imposer dans tous les domaines le mot est contesté et suscite de nombreux malentendus et oppositions. Certains regrettent l’adoption de ce néologisme anglais alors qu’il existe tant de termes français ; les profanes s’emparent quant à eux rapidement du mot pour décrire ce qui est chic et moderne, à l’image de tout ce qui vient à l’époque des États-Unis. L’ouvrage éclaire l’émergence, l’autonomisation, les réussites et les échecs du design industriel en France de l’après-guerre au début des années 1980. Ces décennies sont celles de la production industrielle en série couplée à l’augmentation des niveaux de vie grâce à la Sécurité sociale, à la hausse des revenus du travail et à l’essor du crédit. L’essor de la consommation a certes commencé bien avant, mais c’est durant ces années décisives que les machines pénètrent les foyers européens, notamment sous la forme d’un petit électroménager qui habitue les populations à l’utilisation de l’électricité. L’électricité est en effet l’une des caractéristiques centrales de ce « temps des objets » – sans doute insuffisamment soulignée dans l’ouvrage –, c’est elle qui permet d’accroître les usages tout en rendant invisibles les ressources nécessaires à leur fonctionnement, comme les déchets et les pollutions inséparables de leur fabrication. C’est aussi durant ces décennies que les intermédiaires marchands commencent à proliférer entre le producteur et le consommateur : publicitaires, commerciaux et designers deviennent des prescripteurs de goût et de désir, ils accompagnent la société de consommation en remodelant sans cesse la subjectivité des individus au service de la construction des marchés et de l’accroissement des profits. Suivant une dynamique chronologique, l’ouvrage montre comment la France – pays phare des arts décoratifs où dominait la question du style – s’est peu à peu convertie au design industriel via une multitude de petites adaptations et de processus d’acculturation. L’ouvrage examine ainsi les expositions et les salons des arts ménagers ; il décrit aussi les divers mouvements collectifs – comme le mouvement « Formes utiles » ou « l’institut d’esthétique industrielle » – et certaines figures qui jouèrent un rôle décisif dans le processus, à l’image de Jacques Viénot (1893-1959). Cet homme à la fois galeriste, décorateur, éditeur, directeur artistique aux grands magasins du Printemps, joua en effet un rôle important dans les années 1950 en promouvant « l’esthétique industrielle » définie comme « la science du beau dans le domaine de la production industrielle ». Il fut influencé par un autre Parisien, Raymond Loewy, parti aux États-Unis trouver la fortune en carrossant les automobiles et les paquets de cigarettes. Par ailleurs, loin de se cantonner au récit hagiographique des grands pionniers qui inventèrent une nouvelle profession, Claire Leymonerie montre très bien les incessantes querelles et tensions qui n’ont cessé de traverser l’histoire du design industriel, toujours à la charnière entre les intérêts parfois contradictoires des consommateurs, de l’État et des industriels. Au fond, à quoi doit servir le designer ? Doit-il éduquer le public, l’aider à s’orienter dans un marché des biens de consommation en pleine expansion ? Doit-il optimiser l’usage des objets et leur maniement ? Ne doit-il pas d’abord être au service du profit des entreprises qui l’emploie ? Et comment réconcilier ces différentes représentations possibles du « design industriel » ? À la Libération, les théoriciens du mouvement « Formes utiles » sont par exemple inquiets devant le déferlement des objets industriels qui, selon l’architecte Pingusson, « ne menace pas seulement l’espèce humaine de destruction, mais de dégradation » (p. 33). Loin de s’enthousiasmer, comme le Corbusier, pour les beautés de la machine toute puissante, beaucoup des premiers théoriciens de l’esthétique industrielle se méfient de l’obsolescence programmée des objets, des dérives possibles de « l’esthétique de l’enveloppement » qu’incarne la mode du carter perçue avec méfiance comme un outil de dissimulation de la vérité du moteur. Par ailleurs, le design suscite d’emblée des doutes et des interrogations de la part des observateurs de la société industrielle, et Claire Leymonerie montre très bien le rôle qu’ont pu jouer à cet égard des théoriciens critiques comme Georges Friedmann, Roland Barthes ou Jean Baudrillard. Après la génération des pionniers, qui tentaient parfois de développer une approche réflexive du nouveau monde industriel et de ses objets, vient le temps des professionnels à partir des années 1960. Les nouveaux designers industriels deviennent de plus en plus des entrepreneurs, ils fondent leurs agences et tentent de s’insérer au cœur même du fonctionnement des entreprises. Pour cela, ils s’efforcent de rassurer les industriels en mettant à distance l’aspect artistique du métier, comme sa dimension critique. Celle-ci tend d’ailleurs à s’émousser alors que les « designers veulent se présenter comme des collaborateurs responsables, mesurés et raisonnables, prêts à intégrer au mieux l’ensemble des impératifs inhérents à l’activité productive » (p. 148). Pourtant c’est aussi dans les années 1970 que fleurit la critique de la société de consommation, divers auteurs dénoncent alors la connivence entre design et capitalisme prédateur, mais la contestation vient alors surtout de l’extérieur du métier. La critique du productivisme s’énonce à l’encontre de la profession, laquelle réagit en tentant de s’adapter et en réinventant sa fonction sociale au service du consommateur. On voit à quel point les débats et enjeux qui étaient à l’origine même de l’institutionnalisation progressive du design industriel après 1945 demeurent décisifs aujourd’hui. Les interrogations sur la place des objets dans nos sociétés, et notamment sur leur coût écologique à l’heure de l’effondrement environnemental et des tensions croissantes sur les ressources permettant de les fabriquer et de les faire fonctionner, restent déterminantes. Certains des enjeux initiaux ressurgissent comme jamais : le design et ses praticiens doivent-ils participer au processus de production et de commercialisation en ouvrant des marchés ? Ne devraient-ils pas davantage penser – comme y invite aujourd’hui l’éco-conception ou ecodesign – la finalité même des objets, leur empreinte matérielle, énergétique et écologique ? Comment réduire l’impact des objets tout en conservant leur qualité d’usage, est-ce même possible ? Au lieu d’être mis de côté au nom de la croissance et de la diminution incessante des prix, ces questions devraient être au cœur de la réflexion ; au lieu de viser à la multiplication toujours plus poussée du nombre des objets il faudrait réfléchir à leur rôle, à leur utilité réelle dans un temps libéré des idéologies consuméristes du xxe siècle. |
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AUTEUR François Jarrige Maître de conférences Université de Bourgogne, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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NOTES |
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : François Jarrige, « Claire Leymonerie, Le temps des objets. Une histoire du design industriel en France (1945-1980), Saint-Étienne, Cité du design, 2016, 260 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 mai 2016, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : François Jarrige. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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