Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Xavier Daumalin et Isabelle Laffont-Schwob (dir.), Les Calanques industrielles de Marseille et leurs pollutions. Une histoire au présent, Aix-en-Provence, REF.2C éditions, 2016, 335 p. [1]
François Jarrige
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire sociale ; histoire environnementale ; pollution 
Index géographique : France ; Marseille
Index historique : xixe-xxie siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Depuis 2012, le massif littoral des Calanques, proche de Marseille, composé de falaises calcaires, de criques et d’îlots paradisiaques fréquentés chaque année par des millions de touristes, est devenu un parc national protégé. Cette création institutionnelle est le fruit de décennies de revendications environnementales et préservationnistes, de tentatives pour concilier l’industrie, l’urbanisation rapide et la protection du patrimoine humain et naturel, alors que la biodiversité est menacée par la surfréquentation touristique et les rejets industriels. La plupart des visiteurs occasionnels de ce site ignorent sans doute la riche et complexe histoire industrielle de ces territoires, alors que le scandale actuel des « boues rouges » rappelle combien, en dépit du parc, les entreprises soutenues par les pouvoirs publics continuent de déverser leurs déchets et contaminants. Au nom de l’emploi, de la prospérité régionale, le site des Calanques est depuis deux siècles au cœur de vives luttes d’influence et de polémiques environnementales.

Cet ouvrage propose de retracer cette histoire tout en présentant un panorama de la situation actuelle, en associant étroitement sciences humaines et sociales et sciences de la nature, historiens et biologistes. Il offre un tableau passionnant de l’histoire sociale, économique et naturelle de ce territoire. À l’heure où les polémiques continuent de faire rage localement, il s’agit « d’une histoire au présent », soucieuse d’explorer le passé pour offrir des pistes et des réponses aux défis d’aujourd’hui. En matière d’étude des pollutions, s'il est fréquent d’entendre proclamer la nécessité de la pluridisciplinarité, il est en revanche beaucoup plus rare de la voir réellement mise en pratique. C’est le cas dans cet ouvrage très richement illustré, publié en édition bilingue franco-anglaise, rédigé par une douzaine de chercheurs, historiens, sociologue, juriste, chimistes, biologistes ou encore écologues, tous en poste au sein de l’université Aix-Marseille. Les deux directeurs du volume sont deux spécialistes reconnus de ces questions. Isabelle Laffont-Schwob est écologue, spécialiste des métaux lourds et de leurs impacts sur l’environnement. Xavier Daumalin est de son côté l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire économique et sociale de Marseille, auteur de nombreux travaux sur les entrepreneurs et négociants locaux et les formes de la « Révolution industrielle » à Marseille. Sa trajectoire témoigne de la montée en puissance de l’histoire environnementale longtemps peu présente en France, et du passage d’une histoire économique centrée sur les entreprises à une histoire soucieuse de réinscrire les activités productives dans leur cadre naturel, en explorant les nuisances, rejets et contaminations de l’industrie.

L’ouvrage offre en premier lieu un essai synthétique sur l’histoire des pollutions industrielles des Calanques depuis deux siècles. Il apporte une pierre supplémentaire à l’édification en cours d’une histoire environnementale de la France confrontée aux risques et nuisances de l’industrie. Si au xviiie siècle il existait déjà des activités insalubres, comme les savonneries, qui rejetaient leurs résidus polluants, celles-ci s’accroissent et se diversifient au cours du xixe siècle. Les industries s’étendent, encouragées par les pouvoirs publics et par la tolérance accrue pour des pollutions perçues comme le revers inéluctable du progrès économique. Dans la lignée de travaux antérieurs, notamment ceux de Thomas Le Roux sur la transformation des régulations au début du xixe siècle [2], Xavier Daumalin et Olivier Raveux montrent ainsi comment l’expertise médicale et les pouvoirs publics légitiment et encouragent l’implantation d’activités à risque comme la production de soude, malgré les plaintes et le grand  nombre de contestations devant la justice civile au début du xixe siècle.  Ils suggèrent aussi que contrairement à Paris et Rouen où prédominent des chimistes proches des milieux industriels, à Marseille ce sont davantage les médecins qui l’emportent dans la définition du tolérable et de l’acceptable en matière de rejets industriels. Cela n’a évidemment pas empêché les conflits d’intérêts entre experts et fabricants. À partir de 1809, huit sites industriels importants et une douzaine d’usines voient le jour dans les Calanques du sud de Marseille ; certains comme l’Escalette, le site de Montredon ou de Port-Miou ont subsisté plus d’un siècle. L’installation des usines « chimiques » pour produire de la soude selon le procédé Leblanc commence en 1809 pour compenser le déclin des importations de soude végétale à l’époque napoléonienne. En quelques années les Calanques deviennent un haut lieu de cette activité particulièrement polluante, avec le soutien des politiques industrialistes et protectionnistes de l’État. Entre 1827 et 1841 les trois usines des Calanques produisent ainsi près de 70 000 tonnes de soude, l’activité attire les investissements et les entrepreneurs. Si les soudières provençales déclinent après 1860, l’industrie du plomb prend le relais et les Calanques deviennent peu à peu un haut lieu de cette activité. Au milieu du xixe siècle, les Calanques apparaissent propices à l’installation des activités industrielles les plus polluantes comme l’opération de coupellation des plombs. Éloignées des zones d’habitat et de culture, les Calanques apparaissaient comme un espace vierge idéal pour contourner les oppositions et les craintes suscitées en ville par l’industrie.

Après un premier chapitre très clair sur les évolutions industrielles de ce territoire, viennent deux chapitres en forme de bilan sur les « ouvriers des Calanques » et sur le « territoire marqué par les pollutions ». Le premier rédigé, par Stéphane Kronenberger, explore l’identité du monde ouvrier des Calanques au xixe siècle, marqué par la forte présence des travailleurs immigrés piémontais et savoyards et par la difficulté du labeur. Les Calanques deviennent en effet une zone de relégation industrielle, intégralement sacrifiée à une activité insalubre, comme il s’en met en place tant d’autres à partir du xixe siècle. Pour compenser la faible attractivité des usines où le travail est particulièrement dur et dangereux, les fabricants recourent à des travailleurs italiens qui sont 93 000 à Marseille en 1906, alors que la présence des ouvriers français se limite pour l’essentiel aux fonctions d’encadrement et de direction. Pour compenser la dureté d’un travail où les accidents et les risques sanitaires sont légions, et les mesures de protection longtemps inexistantes, les industriels développent diverses mesures afin de stabiliser la main-d’œuvre indispensable au fonctionnement des usines, en assurant par exemple le logement, en finançant l’école et la mise en place des retraites. Cette politique paternaliste parvient à éviter les conflits sociaux. Même si on peut regretter que ce chapitre perde quelque peu de vue la question des pollutions proprement dites, il montre toutefois très bien pourquoi les ouvriers pouvaient difficilement se préoccuper des pollutions, et comment les industries polluantes ont produit leur propre monde du travail, en façonnant les rapports sociaux locaux pour créer les conditions d’acceptation d’une production insalubre et dangereuse.

Le chapitre suivant poursuit en proposant un état des lieux des pollutions du site, un siècle après le déclin des activités chimiques les plus dangereuses. Il se confronte à la difficile question de l’évaluation des dégradations de la faune et la flore par les activités industrielles. Chaque vague de pollution – la soude, le plomb, mais aussi les haut-fourneaux, le raffinage du pétrole, la production de verre ou l’extraction du calcaire – provoque en effet des impacts environnementaux trop longtemps tus par les historiens [3]. Dans les années 1820 par exemple, l’usine de soude Daniel  rejette chaque année dans l’atmosphère 1 320 tonnes d’acide chlorhydrique ; dans les années 1850 une autre en rejette 2 842 tonnes par an. Ce chapitre particulièrement riche explore comment, au moins jusqu’aux années 1920, « la santé des ouvriers a été sacrifiée sur l’autel de l’industrie » (p. 147), et combien le progrès technique tant vanté à l’époque a joué un rôle ambivalent à cet égard en repoussant toujours à plus tard l’assainissement des ateliers. Si les corps furent affectés dans le silence et le désintérêt général, les écosystèmes furent également  dévastés, que ce soit par les fumées toxiques pour la végétation ou par le stockage sauvage des déchets dangereux qui polluent les sols sur la longue durée. Face à cette situation, les plaintes et conflits apparaissent très tôt : dès l’installation des premières usines en 1809 les riverains et propriétaires terriens dénoncent les nuisances. Mais au xixe siècle, ces plaintes sont principalement « endogènes » (p. 161), c’est-à-dire qu’elles proviennent des riverains soucieux de protéger leurs ressources et leur milieu de vie, elles contraignent les industriels à verser des indemnités financières ou à investir pour modifier leurs techniques de production. Après 1910, les contestations deviennent davantage « exogènes ». Alors que les pratiques touristiques s’étendent et que les beautés du paysage font l’objet d’une sensibilité nouvelle, les débats portent moins sur les ressources que sur la préservation d’un patrimoine de plus en plus perçu en danger.

Après les premiers chapitres consacrés aux pollutions du xixe siècle, à leur ampleur et leur gestion, à leurs traces dans les documents historiques comme dans les milieux physiques, l’ouvrage se termine par trois chapitres plus courts dédiés à la situation contemporaine. Ils décrivent l’ampleur des pollutions actuelles du site des Calanques, la gestion des risques par les pouvoirs publics et les acteurs locaux, et diverses pistes pour améliorer la situation. Loin d’être une histoire ancienne et passée, la pollution des Calanques reste plus que jamais d’actualité sous l’effet de la persistance des pollutions historiques mais aussi des nouvelles dynamiques polluantes, en premier lieu le développement urbain et le rejet des boues rouges des usines d’alumine. Les enquêtes toxicologiques et sociologiques se multiplient depuis le début du xxie siècle, elles montrent que si la pollution atmosphérique a diminué au xxe siècle, la persistance des déchets dangereux dans les friches industrielles et leur risque pour la santé publique restent très importants. Des cartes très précises de la contamination des sols et des eaux par le plomb ou l’arsenic sont ainsi élaborées,  elles montrent l’ampleur des risques près de certaines zones d’habitation et de tourisme pourtant très fréquentées. Les sols et la végétation actuelle des Calanques sont le produit de l’histoire industrielle du xixe siècle ; l’arrêt des activités anciennes n’implique pas « la cessation des perturbations liées à la pollution sur la biocénose terrestre littorale » (p. 233). Outre les anciens bâtiments industriels et les restes de cheminées d’usine, l’héritage se lit dans la composition chimique des sols qui conservent la trace des activités du passé. La sociologue Carole Barthélémy montre combien la gestion du problème des pollutions demeure complexe, entravée par la diversité des acteurs impliqués, par la pression des pouvoirs publics et la production incessante de formes d’ignorance qui sclérosent toute action. Elle en appelle à « un changement de paradigme dans le traitement des sites et sols pollués » (p. 289), à un abandon du privilège accordé à la vision techniciste du risque, au profit d’une prise en compte partagée des différents acteurs et enjeux du problème. L’ouvrage se termine sur un essai de bilan des « solutions écologiques aux pollutions diffuses ». Si la restauration intégrale de l’écosystème est impossible, il existe en revanche de plus en plus de stratégies afin de décontaminer les sites pollués au moyen de méthodes naturelles. La « phytoremédiation des sols » doit ainsi permettre l’utilisation de plantes et micro-organismes pour « extraire, contenir, inactiver ou dégrader les contaminants des sols » (p. 303). Les auteurs en appellent au développement « d’écotechnologies » et d’une « science réparatrice » qui semblent réactiver le paradigme techniciste antérieur, même repeint en vert. Ils reconnaissent d’ailleurs que toutes ces techniques de dépollution seront insuffisantes car il existe des limites et des seuils au-delà desquels toute réparation du milieu devient illusoire ; c’est finalement le « bien vivre ensemble » (p. 327) au sein du bassin méditerranéen qui doit être repensé.

À partir du cas très localisé des Calanques de Marseille, cet ouvrage explore toutes les dimensions de ce qu’est une activité polluante sur la longue durée, en montrant ses cycles successifs, son apparition et sa gestion, jusqu’à sa disparition apparente et sa persistance invisible. Il apporte une pierre importante à l’étude historique des pollutions à partir d’un cas certes spectaculaire mais loin d’être exceptionnel. Dans ses conclusions, l’ouvrage reflète aussi les tensions qui sont celles de notre temps : la prise de conscience croissante de l’ampleur des risques et des pollutions, la nécessité de repenser les choix politiques et les formes d’organisation sociale qui les ont produits, mais aussi l’attachement profond au passé industriel et à sa mémoire comme aux modes de vie consuméristes qu’il a rendu possible. À la lecture de ce livre on se plaît enfin à imaginer ce que pourraient être d’autres relectures de sites touristiques remarquables au prisme des pollutions. Que donnerait par exemple une histoire environnementale du vignoble de la Côte-d’Or, entre Dijon et Beaune qui, loin de célébrer la grandeur des terroirs, prendrait en compte la diversité des enjeux environnementaux, les luttes entre vignerons et fours à chaux au xixe siècle, l’adoption des produits pesticides par les producteurs, les rivalités et luttes incessantes à travers lesquelles se sont construits et ont évolué les territoires viticoles actuels.

AUTEUR
François Jarrige
Maître de conférences
Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770‑1830, Paris, Albin Michel, 2011.
[3] Il existe toutefois aujourd'hui de riches synthèses sur l'histoire environnementale de l'industrialisation du xixe siècle, cf. Stephen Mosley, The Chimney of the World: A History of Smoke Pollution in Victorian and Edwardian Manchester, Cambridge, White Horse Press, 2001 ; ou Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France (1789-1914), Paris, EHESS, 2010.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
François Jarrige, « Xavier Daumalin et Isabelle Laffont-Schwob (dir.), Les Calanques industrielles de Marseille et leurs pollutions. Une histoire au présent, Aix-en-Provence, REF.2C éditions, 2016, 335 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 24 janvier 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : François Jarrige.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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