Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
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À la recherche du temps perdu. Un historien français explore les vestiges de la RDA. Nicolas Offenstadt, Le pays disparu. Sur les traces de la RDA, Paris, Éditions Stock, 2018, 424 p. [1] | ||||
Anna Hesse | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
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Parcourir l’Allemagne de l’Est dans le but de dégager les traces de la RDA, se rendre aux brocantes afin d’acheter ses objets d’étude, ramasser des feuilles traînantes dans des ruines et participer aux cérémonies pseudo-officielles – tout cela peut sembler très étrange aux yeux des chercheurs allemands qui craignent souvent de produire des récits nostalgiques à l’égard de la RDA en tant qu’État dictatorial. Il a fallu le regard extérieur de l’historien français Nicolas Offenstadt pour illustrer à quel point cette démarche exotique autour des traces ouvre de nouveaux chemins pour la recherche scientifique sur le passé de l’Allemagne. Maître de conférences HDR à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, ses sujets d’intérêts vont du Moyen Âge jusqu’aux traces de la RDA en passant par les mémoires de la Grande Guerre. Il a également publié des ouvrages sur des questions historiographiques. Pour caractériser l’ensemble de son travail, on pourrait remarquer que ce sont des questions profondes d’histoire qui l’occupent. De cette façon, Le pays disparu rend compte de ce souci pour des approches novatrices du passé. Ce livre, publié en 2018 aux Éditions Stock, est le résultat de six ans de recherches. Il est également sorti en livre de poche cette année dans la collection Folio-Histoire (Gallimard). Ses explorations urbaines (Urbex) en Allemagne de l’Est ont également donné lieu à une réédition enrichie par de nombreuses illustrations à l’occasion des trente ans de la chute du mur [2]. Le pays disparu présente une étude détaillée autour des traces de la RDA et s’adresse, grâce à un style d’écriture vif et compréhensif, à un public large. Avec son ouvrage, il s’inscrit dans une histoire culturelle de l’Allemagne, plus précisément, dans une histoire de la mémoire de la RDA. Même si depuis la chute du mur sont parus de nombreux ouvrages sur la RDA, il a fallu attendre les années 2000 pour que quelques études sur des questions mémorielles voient le jour. Pendant cette période, les films et émissions qui thématisent la République démocratique de manière nostalgique sont à la mode, ce qui explique cet intérêt scientifique [3]. Il faut noter qu’il existe bien sûr de nombreuses études de la part de germanistes qui ont pour objet d’analyse la production artistique post-communiste [4]. De la part des historien·ne·s allemand·e·s, il n’y a, hélas, que peu de travaux qui mettent en avant des enjeux mémoriels. Signalons néanmoins l’ouvrage collectif sur les lieux de mémoire de la RDA, paru en 2009, dans lequel on retrouve certains objets d’analyse d’Offenstadt [5]. C’est outre-Atlantique que l’on peut trouver l’étude socio-anthropologique de Jonanthan Bach, parue en 2017, qui semble se rapprocher le plus de la démarche d’Offenstadt. Dans son étude, il analyse les « restes » de la RDA dans l’Allemagne contemporaine [6]. Le pays disparu paraît à un moment où, trente ans après la chute du mur, la société allemande s’interroge surtout sur les conséquences négatives de la réunification. Mais Nicolas Offenstadt ne veut pas s’inscrire dans des « récits binaires » comme il le précise dans son introduction (cf. p. 19). En revanche, son objectif est de produire une analyse historique des traces de la RDA en Allemagne après la disparition de cet État socialiste. En arrière-plan, il veut montrer à quel point la trace comme figure d’histoire peut servir de catégorie heuristique novatrice (cf. p. 29). Comment y parvient-il ? Sa démarche consiste à concevoir les traces non seulement comme des restes mais comme des éléments constitutifs pour les hommes (cf. p. 29). L’historien fait, sans l’expliciter, une histoire sociale de la mémoire de la RDA en s’interrogeant également sur les pratiques sociales autours des traces. Pour cela, il sillonne dans son ouvrage ces traces en les pensant comme un abandon, une résistance et un symptôme. Finalement, la trace est le produit d’un processus social (cf. p. 29), celui de la transformation [7] de l’Allemagne (de l’Est) après la chute de la dictature. Il veut également mettre en lumière la valeur documentaire des traces en étudiant leurs biographies. En effet, Nicolas Offenstadt sort des sentiers battus. La constitution du corpus documentaire engendre le travail d’analyse. Comme l’historien évite les archives classiques, il cherche ses objets d’analyse ailleurs, dans des ruines et des sites délaissés, sur des brocantes et également dans la production artistique. Il applique la méthode de l’exploration urbaine (Urbex), menant une recherche in situ. À cela s’ajoutent des entretiens et des rencontres, sans pour autant qu’il réalise une histoire orale systématique. Le hasard occupe souvent une place importante dans le choix de ses documents. On pourrait y voir un point faible de son étude ou, en revanche, expliquer cette démarche par son attitude explorative. Pour relativiser, il faut noter que les entretiens avec les habitants d’ex-Allemagne de l’Est ne rajoutent souvent que de la couleur à son carnet de voyage. Le fait de voir les traces dans leur contexte, soit de façon matérielle au cœur d’une ville est-allemande, ou de façon immatérielle lors d’une célébration d’un anniversaire de la RDA en Allemagne de l’Ouest, lui permet d’observer et de décrypter les pratiques sociales autour des traces. Le livre est organisé en six grands chapitres qui passent d’une analyse des biographies (I), aux analyses d’objets (II), à l’analyse des pratiques mémorielles (III-V) pour finalement analyser la production artistique comme élément du discours mémoriel (VI). Cet aperçu témoigne d’une diversité documentaire remarquable. Nicolas Offenstadt consacre le premier chapitre aux parcours biographiques des individus « ordinaires ». En analysant des dossiers trouvés (cf. p. 49) ou achetés (p. 43), il illustre des histoires de vies, parfois dramatiques, mais qui restent des biographies à part qui ne nous en disent pas plus sur les pratiques mémorielles en Allemagne. Ils servent plutôt comme observatoire de la société de la RDA. Il faut aussi noter que l’historien ne cite pas ces documents « trouvés » dans sa bibliographie. Pourtant, il aurait pu rajouter un dossier exemplaire en annexe (numérique). Dans ce chapitre, son objectif est de montrer la richesse de ces documents délaissés qui peuvent faire surgir bien des aspects de l’histoire de la RDA. On n’y apprend, surtout en tant que germaniste, que très peu d’aspects nouveaux. Pourtant, il s’agit d’une première incitation à concevoir les sources autrement. Poursuivant cette idée, il analyse au deuxième chapitre dix objets ordinaires de la RDA, « objets errants » (cf. p. 81-131) qui relèvent du domaine de la production, de la consommation et de la propagande. À partir d’un emballage de « Mocca Fix Gold » (p. 109-111) ou d’une plaque de l’entreprise (p. 90-97), Offenstadt fait des commentaires de documents à la française. En décrivant les détails et en les mettant dans leur contexte, il peut lancer de nouvelles pistes de réflexion sur l’histoire mémorielle. Ici, il évoque une idée qui sillonne son ouvrage : la mémoire de la RDA est fortement liée aux objets de la vie quotidienne (cf. p. 89). L’étude de ces derniers comme trace entraîne toute une réflexion qui met en lumière les logiques socio-culturelles de la mémoire. Cela commence par le fait qu’il trouve ses objets d’étude pour une part sur les marchés aux puces en ex-Allemagne de l’Est. Pour l’historien français, cette configuration montre que la RDA est réduite à être « un pays vendu à la brocante » (p. 82). Il y détecte encore autre chose qui fait partie de sa grille de lecture : vendre un objet de la RDA est aussi une pratique culturelle. Quand les brocanteurs expliquent comment utiliser un ancien objet, il s’agit d’une transmission d’un patrimoine culturel. Cette « affirmation d’expertise, celle du passé de la RDA », de la part des vendeurs, souvent socialisés dans l’ex-RDA, fait partie d’un processus de construction identitaire à partir de cette « culture matérielle » (p. 83). À travers cet exemple, Offenstadt ouvre de nouvelles pistes de réflexion autour de la problématique du travail du passé dans l’ex-Allemagne de l’Est. Après ces parties introductives, il consacre un troisième chapitre, relativement long, aux logiques de l’effacement, en proposant une histoire des lieux, souvent en se rendant in situ. Offenstadt veut se distinguer néanmoins des journalistes ou photographes qui ont également parcouru l’ex-RDA à la recherche de traces (cf. p. 165). La disparition de la RDA depuis 1989 est liée au changement des noms des rues, à la destruction des bâtiments et à la rupture avec des pratiques mémorielles antifascistes qui ont également marqué le paysage d’autrefois. À travers des études de cas, il constate un traitement inégal à l’égard des bâtiments de l’ancien RDA, privés de leur valeur patrimoniale (cf. p. 194). Ainsi, des sites industriels abandonnés ou partiellement effacés sont des témoins de la transformation économique des années 1990 et ses conséquences cruciales. Ces lieux en ruine ou en réaménagement font l’objet de tensions spatiales et économiques entre le passé et le monde contemporain. L’effacement laisse également de la place pour la reconfiguration de l’espace public. Offenstadt décrit comment ces villes de l’Est, comme par exemple Dessau, sont marquées par un contraste très visible entre le renouveau et l’abandon du passé (cf. p. 224-227). Cet effacement a engendré parmi les gens socialisés en RDA des pratiques de résistance. Au quatrième chapitre de l’ouvrage, Offenstadt discute des phénomènes souvent désignés par le terme d’Ostalgie, une nostalgie de l’Est voire de la RDA, conception dont il se distancie. L’historien n’adhère pas à l’idée reçue de la recherche autour des « vagues » mémorielles et considère que ces pratiques du travail du passé sont pérennes et se manifestent de manières différentes (cf. p. 231). Ce sont les petits musées de la vie de la RDA, des panneaux et signes publicitaires qui persistent ainsi que des traces architecturales qui construisent un ensemble dans lequel la RDA est en quelque sorte encore présente. Il va plus loin en montrant dans quelle mesure les habitants de l’ex-Allemagne de l’Est sont parvenus à défendre leur patrimoine. Des enjeux régionaux y sont également à l’œuvre. En effet, la tentative de l’effacement, décrite au chapitre précèdent, a entraîné des protestations depuis la chute du mur. Souvent, ce sont les membres du parti politique de gauche (PDS/Die Linke) qui s’investissent auprès des gens dans la lutte. L’idée d’Offenstadt d’un réseau de défense mémorielle est son point de départ pour une enquête autour de l’enjeu de défense de la RDA au chapitre suivant. Il rappelle rapidement l’histoire de la SED, parti socialiste de la RDA, qui a survécu et pu se réinstaller dans l’espace politique sous le nom de la PDS et plus tard Die Linke. Ce sont souvent ses anciens cadres qui interviennent dans le débat public au sujet de la Aufarbeitung. Ici, le thème de la mémoire de la RDA se révèle un puit sans fond qui donne accès à des thématiques multiples. En effet, la question de l’héritage politique du partie Die Linke constitue un sujet à part entière. Dans ce bref cinquième chapitre, Offenstadt consacre néanmoins la plupart de ses réflexions à des pratiques mémorielles qui ont lieu dans l’ancienne RFA (cf. p. 300-326). Il s’agit des manifestations à l’occasion des « anniversaires de la RDA » à Bochum, auxquelles l’historien se rend lui-même à plusieurs reprises. Comme un bon journaliste, Offenstadt décrit dans un style très proche et riche ces commémorations particulières. Il parvient à dégager trois thématiques globales qui caractérisent les discours mémoriels de celles et ceux qui défendent la RDA : la sécurité sociale, la paix et l’antifascisme. Offenstadt montre que ces pratiques font preuve d’une appropriation du passé dans laquelle les valeurs de la RDA sont actualisées à l’égard des enjeux politiques actuels. Après les biographies, les objets, les lieux et les pratiques, Offenstadt consacre un dernier chapitre à la production artistique qui veut faire trace de la RDA. Il y analyse à la fois des films et des romans en s’interrogeant sur l’importance des objets dans ces récits qui font revivre la RDA. Il met en avant des logiques de mémoire en essayant d’établir des types et des moments de récits. C’est le cas par exemple pour Weissensee, série allemande à grand succès qui raconte en plusieurs saisons (2010-2018) la vie de deux familles dans la RDA tardive jusqu’à la réunification. Offenstadt constate que cette série s’inscrit dans un moment de changement mémoriel en rupture avec le grand récit binaire. En conclusion, il revient à son point de départ pour clôturer son carnet de voyage par l’idée de la force documentaire des traces. Ces pratiques mémorielles observées sont une réappropriation du passé qui prend des formes multiples. Le travail du passé en ex-Allemagne de l’Est serait un « symptôme » des inquiétudes face au monde contemporain (cf. p. 377). Voilà donc le vieux mécanisme du retour en arrière en situation de crise. C’est la raison pour laquelle cette « archéologie mémorielle », comme il le constate à la fin, ne va jamais cesser de se transformer (cf. p. 379).
L’ouvrage de Nicolas Offenstadt est riche en exemples et propose des réflexions nouvelles au sujet de la mémoire de la RDA, en rompant notamment avec l’Ostalgie. Ses analyses permettent de mieux comprendre ce qu’on décrit souvent superficiellement comme des pertes culturelles lors de la transformation. Il montre à quel point il est possible de véritablement saisir des enjeux culturels qui donnent accès aux mécanismes sociaux profonds. Il faut également noter qu’Offenstadt parvient à traduire un nombre important de termes techniques de la RDA, enjeu important et difficile dans la recherche franco-allemande. C’est ce regard extérieur qui caractérise également ce livre. Néanmoins, comme le journaliste allemand Michael Kuhlmann le souligne, la plupart des objets, films ou questionnements évoqués dans son livre sont connus des ex-Allemands de l’Est. Mais avoir fait connaître cet univers au public français atteste d’une sensibilité profonde envers l’Allemagne contemporaine [8]. On pourrait avancer que l’historien tente d’évoquer un maximum des objets et des enjeux dans son ouvrage, sans approfondir suffisamment, mais ce serait une critique trop simpliste. En effet, chaque chapitre dévoile de nouvelles pistes de recherche, ainsi par exemple des enjeux alimentaires qui servent également d’observatoire des pratiques sociales. L’analyse de la production artistique oublie toutefois la musique : on pourrait s’interroger sur des groupes de Rock (Puhdys, City, etc.) qui font également trace de la RDA. Plus globalement, ce livre souligne l’importance de prendre en compte ce travail du passé d’en bas – chose souvent négligée dans les analyses de la transformation – dans l’ex-Allemagne de l’Est après 1989. |
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AUTEUR Anna Hesse Université de Bourgogne, Dijon Master 2 Histoire. Cursus intégré Dijon-Mayence |
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ANNEXES |
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NOTES
[2]
Nicolas Offenstadt, Urbex RDA - L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Paris, Albin Michel, 2019.
[3]
Par exemple : Thomas Ahbe,
Ostalgie. Zum Umgang mit der DDR-Vergangenheit in den 1990er
Jahren, Erfurt, Landeszentrale für Politische Bildung
Thüringen, 2005 ; ou l’article d’Emmanuel
Droit : Emmanuel Droit, « De “Good Bye
Lenin” au “DDR-Show” : une vague de
nostalgie allemande ? », Vingtième siècle, n° 81,
janvier-mars 2004, p. 79-81.
[4]
Par exemple : Michael Braun,
Wem gehört die Geschichte? Erinnerungskultur in Literatur
und Film, Münster, Aschendorff, 2013.
[5]
Martin Sabrow [dir.], Erinnerungsorte der DDR, München,
Beck, 2009.
[6]
Jonathan bach,
What remains. Everyday Encounters with the Socialist Past in
Germany, New York, Columbia University Press, 2017.
[7]
Dans ce texte, on emploie le terme de la transformation au lieu de
parler de la transition qui ne prend pas en compte les changements
socio-économiques.
[8]
Michael Kuhlmann, « Das verschwundene Land », Deutschlandfunk, 14 janvier 2019. En ligne :
https://www.deutschlandfunk.de/nicolas-offenstadt-das-verschwundene-land.1310.de.html?dram:article_id=437009.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Anna Hesse, « À la recherche du temps perdu. Un historien français explore les vestiges de la RDA. Nicolas Offenstadt, Le pays disparu. Sur les traces de la RDA, Paris, Éditions Stock, 2018, 424 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 19 décembre 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Anna Hesse. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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