Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Matthew B. Crawford, Prendre la route. Une philosophie de la conduite, Paris, La Découverte, 2021, 356 p. [1]
Gaëtan Mangin
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : sociologie politique ; philosophie politique ; anthropologie philosophique ; automobile ; Big Tech
Index géographique : États-Unis
Index historique : xxe-xxie siècle
SOMMAIRE

TEXTE
Après l’Éloge du carburateur [2], dans lequel il remettait en question la séparation entre le travail manuel et intellectuel, et Contact [3], qui analysait la crise généralisée de l’attention qui frappe nos sociétés, le philosophe-mécanicien Matthew B. Crawford nous invite à questionner la conduite automobile généralisée et l’organisation politique qu’elle sous-tend. À l’heure de la généralisation des Zones à faibles émissions (ZFE) et de l’automatisation grandissante des dispositifs mobilitaires, son nouvel essai pose la focale sur ce que la conduite automobile propose aux individus et ce qu’elle suppose de notre organisation démocratique.

L’ouvrage s’ouvre sur une analyse du régime de circulation mis en place depuis le début du siècle dernier, basé sur la généralisation de la conduite automobile. Le ton employé ne laisse aucun doute sur l’intention de l’auteur de nous livrer un plaidoyer pour cette dernière. Dans la pensée de Crawford, ancrée dans la tradition libérale-républicaine, la route doit se comprendre comme un espace de coopération et d’interdépendance fondé sur la confiance mutuelle entre des individus aptes à gouverner leurs comportements. Dans cette acception, elle devient le théâtre d’une ingéniosité individuelle et collective qui se met à l’œuvre dans une pluralité de situations, où la règle est réduite au cadre au sein duquel tout-un-chacun agit, pour soi et avec les autres, selon son meilleur jugement. Cette faculté à délibérer ne peut en outre s’affranchir d’une éthique de l’attention [4], et devient garante de notre liberté acquise au prix de l’effort. Si l’auteur insiste sur ce dernier point pour nous décrire son modèle idéal de la route, c’est parce qu’il s’oppose directement à la passivité sur laquelle repose celui de l’automatisation qui, peu à peu, s’insinue dans les corps, les esprits et les dispositifs. Sous prétexte d’une libération incontestablement désirable, ce modèle basé sur la dévotion au sacrosaint progrès et son autorité culturelle entend purifier l’objet automobile pour en faire un objet propre, lisse et sécuritaire, qui évoluerait de façon autonome au sein d’un tissu routier transformé en immense réseau de flux géré par des algorithmes. Ce modèle, érigé ici en dystopie eugéniste et autoritaire, aurait pour effet majeur de retirer au conducteur sa puissance d’agir. Dénué de toute prise sensorielle et cognitive sur son action de se déplacer, son attention nouvellement disponible deviendrait alors une marchandise monétisable, et sous couvert de sérénité, l’individu deviendrait peu à peu un être aliéné et léthargique.

Adepte des sports mécaniques, Crawford poursuit sa démonstration par une série de descriptions ethnographiques tirées de sa propre expérience de la conduite ludique, laquelle relèverait d’une expérience démocratique exemplaire. En effet, la confrontation mécanisée implique que des individus s’associent et respectent tous les mêmes règles du jeu. Bien loin de l’image des fous du volant lancés en pleine ivresse dionysiaque, les participants se trouvent en réalités impliqués dans une activité investie de gravité, laquelle suppose d’intenses efforts de concentration indissociables d’un sentiment de responsabilité. Le rallye ou le circuit automobile deviennent ainsi les lieux d’une égalité qui ne se décrète pas bureaucratiquement mais qui, au contraire, se construit en situation. L’auteur nous livre à cet égard quelques observations quant à la place des femmes lors de rallyes redneck de l’Ouest américain : au sein de cet univers prétendument masculin, elles ne font en réalité que peu de cas de leur appartenance de genre. Loin des concepts bourgeois d’empowerment, elles ne sont tout simplement pas ici autre chose qu’un pilote. Les sports mécaniques s’apparentent ainsi à une école de citoyenneté en ce qu’ils inculquent humilité, coopération et sublimation des pulsions au sein d’une arène régie par un ensemble de règles partagées. Dans la tradition du pluralisme tocquevillien, ils demeurent un contrepoids au pouvoir central, une activité collective préservée du joug d’une bureaucratie rationalisante et coercitive qui, à des fins de contrôle social, réprime la liberté des individus à agir en « utilisant [leur] propre jugeotte » (p. 234).

C’est sur cette notion d’autogouvernementalité qu’embraye alors l’auteur afin d’ériger la route en révélateur de mutations politiques profondes que traverse notre époque. Sous prétexte d’une aspiration irréfutable à la sécurité, qui masque à la fois des intérêts financiers et une bureaucratisation croissante, le processus de rationalisation à l’œuvre au sein du système routier en fait petit à petit un instrument technique de gouvernement par l’anonyme [5]. L’autorité, incarnée jusqu’ici par « le flic moustachu qui vous arrête sur l’autoroute » (p. 246) et au travers duquel il est possible de s’approprier les logiques de l’administration, est désormais assurée par un système technique au service d’un pouvoir dont les logiques de délibération deviennent insaisissables. Cette logique de dépossession s’accompagne, pour penser dans le sillage de Georges Simmel, d’une logique du secret [6] prompte à renforcer le pouvoir des institutions, et de l’érosion de la confiance portée à ces dernières. C’est en posant la focale sur ces sentiments d’impuissance, d’humiliation et, in fine, de colère qu’il s’agirait par exemple de comprendre la destruction de 60 % des radars français lors du mouvement des Gilets jaunes en France. Mais Crawford va plus loin et s’appuie sur Michel Foucault pour nous alerter sur ce qu’il considère comme un véritable changement anthropologique, à savoir le glissement d’un régime de circulation fondé sur le génie humain de l’improvisation et de la coopération vers l’intériorisation d’un pouvoir omniscient et générateur d’anxiété, de laquelle la seule émancipation possible consiste à transiter vers un nouveau type de sujet à l’esprit docile.

Entre un premier régime d’improvisation et ce dernier fondé sur la discipline, la solution résiderait-elle alors dans la transition vers le monopole radical [7] d’une circulation assurée par l’intelligence artificielle ? L’auteur répond pour sa part par la négative. Les GAFAMs, et en premier lieu l’entreprise Google, investissent depuis plusieurs années dans la collecte de données en vue de mettre en œuvre une science sociale de la prévision (via la mise en œuvre du service Street View notamment). Loin des considérations altruistes affichées, cette cartographie sociale relève d’une aubaine pour les entrepreneurs de la smart city, forme aboutie de rationalisation de l’espace des villes et qui risque pour Crawford de tuer toute expression créatrice et spontanée qui fait le sel de la vie urbaine. L’ambition de ces plateformes est d’agir comme un miroir sans teint : la capitalisation des données à visées prédictives aura pour rôle de guider et influencer l’utilisateur, lui instaurant progressivement la nécessité d’une tutelle. Au travers du sentiment d’inéluctabilité soutenu par l’idéologie du progrès, d’un chantage à la régression (voire à l’emploi et au déclassement), il s’agit de franchir une nouvelle étape vers le règne du marché par l’avènement du capitalisme de surveillance qui a pour but de maitriser les comportements de consommation par le biais de prédications largement auto-réalisatrices.

De la plume de son auteur, Prendre la route est un ouvrage résolument politique. Sous la forme d’un essai richement documenté d’expériences personnelles, Crawford nous livre une analyse précise de ce que la conduite révèle de notre organisation sociale et politique. Ouvertement libertarien, il attire notre attention sur la nécessité de défendre les formes les plus ordinaires et quotidiennes de ce qui fait notre souveraineté. À l’heure de la transition écologique invitant à penser un modèle qui reste à construire, l’attachement à la simple conduite automobile, mise en œuvre apparemment futile de notre capacité à être libre, pourrait bien représenter une forme latente de résistance politique.

AUTEUR
Gaëtan Mangin
Doctorant en sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010.
[3] Matthew B. Crawford, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2016.
[4] Pour approfondir ce point voir ibid.
[5] Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1972.
[6] Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Circé, 1996.
[7] Yvan Illich, La convivialité, Points Essais, 1973.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Gaëtan Mangin, « Matthew B. Crawford, Prendre la route. Une philosophie de la conduite, Paris, La Découverte, 2021, 356 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 31 août 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Gaëtan Mangin.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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