Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Martine Poulain, Marie Arconati-Visconti. La passion de la République, Paris, PUF, 2023, 350 p. [1]
Hervé Duchêne
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire culturelle ; mécénat
Index géographique : France
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Proche parmi les proches, Joseph Reinach ne cessa d’encourager Marie Arconati-Visconti, la fille d’Alphonse Peyrat, journaliste opposant à l’Empire et figure parlementaire de la IIIe République, à écrire ses mémoires. La « citoyenne marquise » ne suivit pas les conseils de son ami qui l’appelait Clio. Elle se méfiait sans doute du roman qu’elle avait vécu : celui d’une jeune fille pauvre, née en 1840, ayant fait à 33 ans un beau mariage avec un aristocrate italien, qui, mort trois ans après leur union, lui avait laissé une immense fortune.

Cette femme libre, dont les Goncourt ne manquèrent pas de moquer le caractère – « vrai garçon, avec une robe et une coiffure de fille » –, se souciait pourtant de l’image qu’elle laisserait après elle. Elle n’avait eu qu’une passion : la République. Elle l’avait servie avec ce même esprit de fidélité qu’elle mettait en toute chose. Tout au long de son existence, elle ne cessa d’entretenir la mémoire de son père, qu’elle aima d’un amour infini. Disparue en 1923, à 82 ans, cette femme d’exception, à l’allure revêche et à la voix ingrate, a vécu ses huit dernières années dans le souvenir de son compagnon Raoul Duseigneur (1845-1916), allant un temps – ce qui est un comble pour un être aussi anticlérical – jusqu’à se retirer aux Augustins ! Bobette, ce cœur fidèle dans la vie quotidienne, le fut aussi sur la scène publique. La marquise fut jusqu’à son dernier souffle une républicaine intransigeante, une ardente dreyfusarde, une mécène amoureuse des arts, confiante dans les valeurs portées par la culture universitaire : celle dispensée par les grands maîtres de la Sorbonne, du Collège de France, de l’École des Chartes et de l’École des hautes études.

Cette misogyne, fière de l’être, aux antipodes de toute pensée féministe, ne manqua pas de conserver, à partir de la mort de son père en 1890, les lettres qu’elle reçut d’une centaine de correspondants tous masculins, simples relations ou amis intimes. Ces courriers signés de grands noms de la politique ou de la vie intellectuelle constituent un ensemble de près de neuf mille feuillets. Ces archives épistolaires sont au cœur de la biographie que Martine Poulain consacre à cette personnalité singulière, indifférente au jugement de ses contemporains, mais inquiète de sa postérité.

En deux chapitres inspirés qui ouvrent le volume, la biographe montre ce que l’adolescente doit à ce père adulé qui forma, par son exemple, une intelligence et souligne combien la jeune femme, qui n’avait pas connu enfant la fortune, sut se glisser avec aisance dans les habits d’une riche veuve tenant son rang. Il n’était sans doute pas facile de traiter en un seul chapitre – le troisième du livre – de ce « moment fondateur » que fut l’Affaire pour la marquise. Elle n’y joue pas d’ailleurs, selon Martine Poulain, « un rôle de premier plan ». « Mais très engagée, elle cherche à convaincre tous ceux qu’elle rencontre de l’innocence du capitaine avec la passion dramatique qui la caractérise. » On attendait sans doute davantage : un portrait de la marquise, telle qu’elle transparaît dans ses échanges épistolaires avec Dreyfus, une correspondance soigneusement publiée par Philippe Oriol.

La biographe réussit mieux dans le chapitre où elle expose de quelle manière la marquise fait, un peu à la hussarde et en usant de sa fortune, la conquête d’institutions savantes. Elle y pousse ses pions sans coup férir, assurant notamment – contre Marcel Mauss – l’élection d’Alfred Loisy au Collège de France. Fréquentant, par goût de l’étude, les bancs de l’Université, cette perpétuelle étudiante agit, guidée par son intérêt pour le Moyen Âge et attirée par les questions de méthode historique. Cette femme, qui vit entre plusieurs mondes et partage ses jours entre la France, la Belgique et l’Italie, est surtout prise par la passion de la politique contemporaine, mais elle se tient dans l’ombre, moins attirée par la conduite des affaires que par un rôle d’influence auprès d’hommes d’état et de savants, qu’elle protège et encourage avec son argent. Elle aime réunir les membres de son réseau au cours de déjeuners où l’on discute entre convaincus. Celui du jeudi – où l’on sert à une tablée d’apôtres un traditionnel risotto – est consacré à la vie publique. Celui du vendredi, présidé par Raoul Duseigneur, est réservé au monde des arts. Soigneusement mis en scène, ce petit monde des déjeuners républicains revit, grâce à Martine Poulain, avec la fausse bonhomie qui caractérise cette assemblée, un peu servile, d’habitués. On y a souvent la dent dure et l’anathème, comme dans le salon de Mme Verdurin, frappe sans appel. Un temps porté au pinacle, Jaurès sera excommunié sans façon. Le socialiste, anticolonialiste et pacifiste, effrayait des bourgeois bien-pensants.

Dans les pages sur la guerre de 14 (un temps d’épreuves où se jouait le destin de l’Europe, comme le perçut Marie dans ses lettres à son confident belge, l’historien des religions orientales, Franz Cumont), un paragraphe est à revoir. Nombre des amis de la marquise furent douloureusement frappés par la mort au combat de leurs enfants. Ainsi, le jeune Adolphe Reinach, le fils de Joseph, mobilisé dès le début du conflit, « disparaît le 31 août 1914 dans les Ardennes ». Sa famille le crut blessé et elle l’espéra longtemps prisonnier. Elle ne le revit pourtant jamais. Il faut donc supprimer, p. 240, la phrase : « Rendu aux siens, il meurt quelque temps plus tard. » En 1919, dans la Revue archéologique, Salomon évoquait avec douleur la disparition de son neveu, qui était comme son fils spirituel, et dont le corps ne fut jamais retrouvé.

On quitte l’ouvrage, un peu étourdi par les nombreux chiffres détaillant avec une précision de boutiquier ou de notaire les différents legs et les très nombreux dons effectués, dès 1911 et jusqu’à sa mort, par la marquise à différentes institutions. Par ses largesses, elle ne se contenta pas d’enrichir les collections muséales. Elle comprit l’importance de la recherche dans le mouvement de la science et la diffusion de la culture. Du fait de l’amitié qui la liait à Louis Liard et à Gustave Lanson, l’Université de Paris reçut la meilleure part. Ainsi commencèrent à se concrétiser dans la capitale plusieurs grands projets d’architecture universitaire de notre xxe siècle : l'Institut de géographie et l'Institut d’art.

À l’heure d’Internet, la publication d’une biographie sous forme d’un livre est un exercice courageux. L’ouvrage de Martine Poulain introduit à la découverte d’un personnage foisonnant, trop sectaire pour attirer la sympathie, mais généreux avec enthousiasme. Ce portrait sans fards d’un être de conviction peut servir comme d’une propédeutique à la découverte de documents et d’archives en ligne. Il engage à fréquenter le merveilleux site où sont numérisées, dans leur intégralité, les lettres adressées à la marquise et conservées à la bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne [2]. Un monument numérique en hommage à un cœur sincère.

AUTEUR
Hervé Duchêne
Professeur émérite d’histoire ancienne
Université de Bourgogne
Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, sensibilités, soin » (LIR3S)

ANNEXES

NOTES
[2] Les trente-huit volumes de correspondance passive de la marquise Marie-Louise Arconati-Visconti (1840-1923), dont un volume de lettres adressées à Alphonse Peyrat (1812-1890), et un volume de correspondance active (MS 1940) sont disponibles sur la NuBIS (bibliothèque numérique de la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne), sans oublier l’excellent inventaire de cette correspondance par Lucile Natali.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Hervé Duchêne, « Martine Poulain, Marie Arconati-Visconti. La passion de la République, Paris, PUF, 2023, 350 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 16 octobre 2023, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Hervé Duchêne
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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