Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Antoine Dreyfus, Les raisins du Reich. Quand les vignobles français collaboraient avec les nazis, Paris, Flammarion, 2021, 229 p. [1]
Christophe Lucand
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : vin ; vignoble ; Occupation ; collaboration ; pillage
Index géographique : France occupée
Index historique : xxe siècle ; Seconde Guerre mondiale
SOMMAIRE
I. Les enjeux d’une enquête présentée comme inédite
II. D’une histoire biaisée à une histoire tronquée
III. Un livre synthèse d’une histoire déjà écrite

TEXTE

I. Les enjeux d’une enquête présentée comme inédite

« L’histoire, qu’elle soit grande ou petite, possède des similitudes avec la terre labourée. C’est meuble, vivant, parfois en jachère, et en creusant au hasard on peut y découvrir des trésors… » écrit Antoine Dreyfus dans son livre [2]. Le « trésor » en question recouvre l’histoire de la collaboration des principaux acteurs des vignobles français durant la période de l’occupation allemande. Rebaptisé « Les raisins du Reich », l’ouvrage est sous-titré d’un énigmatique sous-titre « Quand les vignobles français collaboraient avec les nazis ». À la lecture du texte, on comprend vite que ce ne sont ni les raisins, ni les vignobles, qui sont en question ici.

Articulé autour de douze chapitres précédés d’un prologue et conclus par un bref épilogue, le livre se lit comme un road trip s’ouvrant en février 2020 sur quelques propos singuliers échangés avec des professionnels du vin à l’occasion du salon Vinexpo alors délocalisé à Paris.

Soulignant dès les premières pages le caractère inédit de son enquête, Antoine Dreyfus évoque une démarche perçue comme incongrue par ceux qui représentent aujourd’hui la filière vitivinicole. S’étonnant, avec une fausse naïveté, de leur obstination à ne pas vouloir écorner l’image de marque du domaine, de l’entreprise ou de la maison qu’ils représentent, l’auteur expose l’ambition de son enquête à travers son itinéraire personnel et familial ; celui d’un journaliste expérimenté répondant au « devoir de vérité et de mémoire » [3]. L’auteur déclare prolonger en cela une histoire familiale marquée par d’innombrables preuves de courage et frappée par les conséquences atroces de l’antisémitisme nazi.

En distinguant son enquête de toute démarche historique, l’auteur s’élève contre l’affairisme et l’antisémitisme des milieux viticoles emportés par une collaboration active, sans occulter pour autant une mince frange de résistants. Il annonce alors vouloir raconter « sans fausse pudeur ni arrière-pensées, comment les vignobles français collaboraient avec les nazis », rendant sans nul doute par cette seule phrase un hommage indirect à l’un des ouvrages que l’auteur s’attachera à retranscrire pour une très large partie [4].

II. D’une histoire biaisée à une histoire tronquée

À travers un style vif et passionné, intégrant quelques échanges, parfois au hasard de ses rencontres, l’auteur décrit un monde du vin toujours marqué par les tabous de son histoire et arc-bouté autour d’un récit idéalisé. Le mythe « résistancialiste » n’échappe en effet pas aux acteurs contemporains de la filière professionnelle. Il se prolonge à travers une histoire biaisée portée par des journalistes complaisants et quelques historiens « officiels » accrédités par les milieux du vin [5].

Lancé dans son enquête, Antoine Dreyfus décrit une France dominée avant d’être pillée par un Reich nazi déterminé à s’emparer de ses vins. Il s’attache à retracer la place et l’itinéraire de personnages emblématiques des vignobles dont « l’intriguante Madame Kircher », ancienne secrétaire d’Heinz Bömers, l’un des acheteurs officiels des vins en France pour le Reich. L’auteur retrace les grandes lignes du pillage orchestré par Hermann Göring, forme d’entretien d’une mondanité nazie portée à son apogée par la captation massive de produits de luxe venus de France. Décrivant Bordeaux comme « l’épicentre de la honte », il brosse ensuite un portrait peu flatteur d’une ville soumise à l’influence d’un monde collaborationniste tout puissant, exagérant largement le rôle de notables politiques dont l’influence aurait mérité d’être plus nuancée. C’est le cas d’Adrien Marquet, éphémère ministre de l’Intérieur de Vichy, maire de la ville, rongé par un opportunisme débridé qui ne lui a pour autant pas permis de jouer le rôle qu’il aurait voulu [6]. L’auteur s’attache à décrire la place plus essentielle de personnages bien identifiés dans le vignoble bordelais, dont Louis Eschenauer, l’un des grands négociants des Chartrons, et Roger Descas, dont le rôle est en revanche beaucoup trop sous-estimé dans l’ouvrage, étant donné notamment sa très grande proximité avec l’acheteur nazi Heinz Bömers, l’ambassadeur du Reich Otto Abetz et le ministre des Affaires étrangères de Hitler Joachim von Ribbentrop. Descas est en effet l’homme de tous les compromis et de tous les arrangements. Sa position le mène à négocier directement de Paris avec la chancellerie de Berlin et avec Hermann Göring lui-même qu’il rencontre dans sa suite particulière à l’hôtel Ritz.

L’évocation trop modeste du rôle de Descas dissimule d’autres omissions préjudiciables au traitement du sujet. Ce sont notamment celles couvrant le rôle fondamental du marché noir mis en place en France par les autorités allemandes elles-mêmes, et devenu l’instrument essentiel et incontournable du pillage des vins. Ces circuits occultes parallèles qui ont pris possession de l’économie vitivinicole française dans son ensemble animent des réseaux criminels établis par les Gestapos françaises, supplétifs zélés des nazis partis à la conquête des produits des vignobles, dont il n’est pas question dans l’ouvrage. De la même façon, l’incroyable corruption qui gangrène en retour le monde des collaborationnistes, l’armée d’occupation et l’ensemble de la hiérarchie nazie, reste passée sous silence. On aurait aimé enfin comprendre comment le vin participe largement à la vie mondaine et culturelle parisienne durant la période et quelle place il tient auprès d’une population frappée par des pénuries sans cesse croissantes.

L’ouvrage s’achève par un bref épilogue dressant l’étrange comparaison entre une Allemagne contemporaine supposée assumer une prise de conscience des crimes commis durant la période de la dernière guerre et l’étonnant oubli français couvrant la collaboration des professionnels du vin. L’auteur souligne alors le contraste entre le travail de mémoire assumé par quelques grandes entreprises allemandes (Hugo Boss, BMW, Continental) ayant exploité une main-d’œuvre réduite en esclavage, parfois jusqu’à la mort, et la « frilosité » et le « déni » du monde économique français, dont celui du vin. Au-delà de cette comparaison qui nous semble bien inappropriée, l’auteur conclut en évoquant de façon injustifiée les différences d’intérêt et d’ouverture d’esprit entre les grands vignobles français. En opposant à des professionnels bourguignons décrits comme ouverts et sensibilisés, des Champenois plus réservés et des Bordelais franchement hostiles, l’auteur décline un clivage qui nous semble ne recouvrir aucune réalité. L’ouverture supposée des uns ou la réserve des autres auraient bien mérité d’être mises à l’épreuve des faits à travers l’enquête historique et une véritable quête des archives. Ceux qui parmi les historiens et archivistes travaillent ou ont travaillé sur ces questions « avec ténacité et abnégation » contredisent sans débat cette hypothèse.

III. Un livre synthèse d’une histoire déjà écrite

Pour traiter de ce sujet avec davantage de précision et d’exactitude, il aurait fallu se saisir d’archives originales et consulter les pièces disponibles et désormais libres d’accès, notamment celles inventoriées au sein des Archives nationales. C’est le cas pour le dossier Descas, identifié au sein du fonds historique du tribunal du département de la Seine. C’est le cas également pour le très « controversé Melchior de Polignac », traité dans un chapitre certes clair et synthétique mais dont le contenu est bien connu et accessible. On regrettera que les chapitres suivants, couvrant notamment du Clos du maréchal Pétain (« Les vignes du maréchal »), du « vin pour les armes secrètes d’Hitler » et « Tous collabos ? Ambivalences, zones grises et résistances… », ne présentent que des retranscriptions synthétiques, empruntant parfois le même vocabulaire, d’ouvrages déjà publiés ces dernières années auprès d’autres éditeurs [7].

Dès son introduction pourtant, l’auteur évoque sans détours le caractère prétendument novateur et inattendu de ses investigations, décrites comme le résultat d’une « enquête de près de deux ans » aboutissant à la mise à jour d’une histoire « méconnue ». Ses recherches auraient ainsi révélé au passage autant de « pépites » marquant « cette tranche d’histoire inédite », tel « cet épisode étonnant du clos du maréchal […] » [8]. À défaut d’avoir consulté des archives originales, en dehors des pièces mises à disposition par Florence Mothe, parente du négociant bordelais Louis Eschenauer, Antoine Dreyfus mène une enquête presque exclusivement nourrie par la lecture assidue d’ouvrages qu’il retranscrit sous couvert d’interviews d’acteurs de la filière, de témoins, d’historiens, du visionnage de documentaires, et de la consultation de sites Web. Or, en ce qui concerne les sources imprimées et publiées, l’usage et la règle applicables imposent de citer pour chacune des connaissances rapportées la référence explicite de son origine ; ce qui n’est presque jamais le cas dans cet ouvrage par ailleurs dépourvu de liste de sources et de bibliographie.

À cet égard, si toute enquête historique s’inscrit bien évidemment dans le prolongement d’études antérieures menées par d’autres chercheurs, il faut regretter ici que la ligne suivie par l’auteur ait consisté à reprendre à son propre compte des connaissances largement puisées dans des ouvrages non explicitement cités et à les présenter comme des découvertes. À ce titre, le vin devenu « l’encombrant héritage de Vichy » (chapitre 11) n’est pas dans cet ouvrage le seul fruit d’un pillage avéré.

AUTEUR
Christophe Lucand
Université de Bourgogne Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Antoine Dreyfus, Les raisins du Reich…, op. cit., p. 145.
[3] Op. cit., p. 21.
[4] Christophe Lucand, Le vin et la guerre. Comment les nazis ont fait main basse sur le vignoble français, Paris, Armand Colin, 2017, 427 p. [édition poche Ekho, 2019]. Traduit en anglais, Pen & Sword Books, 2018 ; en chinois, China Social Sciences Press, 2018 ; en japonais, Hosei University Press, 2019.
[5] Don Kladstrup et Petie Kladstrup, Wine and war, the French, the Nazis and the Baattle for France’s Greatest Treasure, Londres, Hodder Paperbacks, 2001 ; traduit en français sous le titre La Guerre et le Vin (Perrin, 2002).
[6] Hubert Bonin, Bernard Lachaise et François Taliano-Des Garets, Adrien Marquet. Les Dérives d’une Ambition, Bordeaux, Paris, Vichy (1924-1955), Bordeaux, Éditions Confluences, 2007, 384 p.
[7] Notamment et surtout : Christophe Lucand, Le vin et la guerre, op. cit. ; Sébastien Durand, Les vins de Bordeaux à l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale (1938-1950), Bordeaux, Memoring, 2017, 423 p. ; Jean Vigreux, La vigne du maréchal Pétain, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005, 106 p. ; Jean Vigreux, Le clos du maréchal Pétain, Paris, PUF, 2012, 162 p.
[8] Antoine Dreyfus, Les raisins du Reich…, op. cit., p. 145.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Christophe Lucand, « Antoine Dreyfus, Les raisins du Reich. Quand les vignobles français collaboraient avec les nazis, Paris, Flammarion, 2021, 229 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 24 novembre 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Christophe Lucand
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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