Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
François Georgeon, Au pays du raki. Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdogan, Paris, CNRS Éditions, 2021, 355 p. [1]
Christophe Lucand
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : vin ; vigne ; alcool ; raki ; Empire ottoman ; Islam ; transgression ; répression ; prohibition ; libéralisation ; culture du boire ; histoire des marges ; vin et politique ; vin et religion
Index géographique : Asie mineure ; Empire ottoman ; Turquie
Index historique : xvie-xxie siècle
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Le vin en Orient, terre d’Islam
III. L’empire de la vigne, entre répression et transgression
IV. Le temps des mutations et des incertitudes
V. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

Directeur de recherches émérite au CNRS et spécialiste de l’Empire ottoman et de la République turque, François Georgeon nous livre dans ce livre une étude inattendue couvrant la place du vin et de l’alcool en terre d’Islam dans la société ottomane du xvie siècle à nos jours. L’ouvrage de 355 pages est divisé en six chapitres auxquels s’ajoutent, aux introduction et conclusion, un épilogue, un glossaire, une bibliographie sommaire suivie des tables d’illustrations, des cartes et graphiques et d’un index fort utile.

II. Le vin en Orient, terre d’Islam

En s’ouvrant judicieusement sur une citation de Fernand Braudel extraite de Civilisation matérielle et capitalisme (xve-xviiie siècle) [2], l’introduction présente l’énigme liée à un étrange entêtement. Il s’agit de comprendre comment et pourquoi la consommation du vin et de l’alcool a pu franchir l’interdit religieux pour s’inscrire durablement dans l’Empire ottoman, sur le territoire anatolien, jusqu’à la création de la Turquie moderne. Le raki, alcool de marc de raisins additionné d’anis, acquiert alors à travers les siècles une singularité étonnante en s’imposant comme une véritable « boisson nationale », après toutefois le café ou le thé. Dans cette perspective, ce n’est pas tant l’importance de la consommation que la très longue durée qui interpelle le chercheur enquêtant sur près de six siècles et demi au total, des périodes pré-ottomanes à la République turque de Recep Tayyip Erdogan, promoteur d’un islam conservateur. Cette histoire longue s’inscrit par ailleurs dans un espace considérable marqué au cours des siècles par d’importantes évolutions. L’auteur précise qu’elle est surtout celle d’une transgression, fil rouge d’une enquête qui s’appuie sur un long itinéraire entamé sur les déviances dans l’Empire ottoman et en Turquie.

III. L’empire de la vigne, entre répression et transgression

Le premier volet s’ouvre sur les héritages des périodes pré-ottomanes. De l’Asie centrale à l’Anatolie, une longue histoire a porté une véritable culture vinicole imprégnant cultures et traditions. La naissance puis la dilatation de l’espace ottoman participent à de nouveaux contacts entre des communautés ancrées dans la civilisation de la vigne et du vin sans que l’émergence de l’Islam ne change profondément cet équilibre. Partout, la vigne demeure et le vin triomphe jusqu’au milieu du xvie siècle.

L’auteur dresse ensuite le tableau du vin et de l’alcool dans la société ottomane du xve siècle au xviiie siècle. Le récit très argumenté rapporte les relations entre les individus et la société, entre l’Islam et l’État. Il mesure la pression sociale qui s’exerce alors sur les producteurs et les consommateurs, inscrite dans la hiérarchie sociale. Le lecteur appréciera ici le foisonnement des exemples parfaitement intégrés dans une démonstration bien établie.

La répression et la transgression au cœur du questionnement sont abordés à travers des enjeux parfaitement contextualisés du xvie siècle au xviiie siècle couvrant la tolérance et l’intolérance, la réputation, le crédit et le discrédit, et l’interdit avec les périodes marquantes de prohibition (de Soliman le Magnifique à Selim III) combattue par la résistance des buveurs. L’imaginaire du vin et de l’alcool tient alors une place que l’auteur rappelle avec pertinence.

IV. Le temps des mutations et des incertitudes

Le xixe siècle est présenté comme une longue période de mutation durant laquelle l’occidentalisation bouleverse la vie quotidienne et le rapport au vin. La place et l’image du vin changent au moment où la libéralisation du marché porte une plus grande banalisation de la consommation des boissons alcoolisées. « S’adonner au vin ou à l’alcool » écrit François Georgeon, « apparaît désormais comme un signe de modernité » ou de « civilisation ». Le raki, « boisson nationale », trouve alors toute sa place dans un contexte de nouvelles concurrences et de bouleversements sans précédent des vignobles européens. Pour autant, l’interdit et le contrôle ne disparaissent pas. L’auteur inscrit alors avec justesse l’évolution observée dans un jeu d’échelles habile qui rappelle la situation en Europe et en France où la lutte contre l’alcoolisme ne condamne en rien la consommation du vin perçu comme une boisson naturelle et hygiénique.

Le saut qui s’établit de l’Empire à la République (1900-1923) interroge la place du vin et de l’alcool, entre liberté revendiquée et contrôle renouvelé sous l’impulsion de la politique des Jeunes Turcs. Boire devient une question d’identité au moment où chacun doit se positionner en réaction à l’occidentalisation. Marqueur d’identité, le raki triomphe encore bien que le prohibitionnisme adopté en Occident ravive les tenants du contrôle social, politique et religieux.

La révolution kémaliste est présentée dans toute sa complexité, ses antagonismes et contradictions. La consommation alcoolique y prend toute sa place. En écartant le régime sec, la Turquie ouvre la voie au monopole. Cette orientation est d’autant plus assumée que la direction autoritaire qui se dessine intègre les domaines de l’ordre public, de l’éducation, de l’hygiène ou de la santé dans un État où l’orgueil national et la quête de modernité se mêlent à la refondation d’un ordre inscrit dans le passé.

Le lecteur appréciera la qualité de la conclusion qui, loin d’achever le débat, sert de transition à un épilogue passionnant rédigé par Nicolas Elias et Jean-François Pérousse sur « Boire dans la Turquie d’Erdogan ».

V. Conclusion

Pour les experts, comme pour les amateurs, de vin et d’histoire, l’ouvrage de François Georgeon répond à toutes les attentes en ouvrant des perspectives nouvelles et stimulantes d’une histoire culturelle, politique, sociale et économique du vin et des alcools. On ne peut que recommander sa lecture, sans modération.

AUTEUR
Christophe Lucand
Université de Bourgogne Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Tome 1, Paris, Armand Colin, 1967, p. 174.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Christophe Lucand, « François Georgeon, Au pays du raki. Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdogan, Paris, CNRS Éditions, 2021, 355 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 16 mars 2022, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Christophe Lucand
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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