Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Owen White, The blood of the colony. Wine and the Rise and Fall of French Algeria, Cambridge Massachusetts, London, Harvard University Press, 2021, 319 p. [1]
Christophe Lucand
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : vin ; vigne ; colonisation ; colonie ; métropole coloniale ; modèle impérial ; décolonisation ; indépendance ; Algérie ; surproduction ; régulation ; négoce
Index géographique : France ; Algérie ; Maghreb
Index historique : xixe-xxe siècle
SOMMAIRE
I. Une histoire de l’Algérie coloniale vue à travers le vin
II. De la vigne colonisatrice au « royaume du vin »
III. L’Algérie et le Midi : des rapports complexes et ambivalents
IV. Les guerres du vin

TEXTE

I. Une histoire de l’Algérie coloniale vue à travers le vin

En tournant son attention sur deux siècles d’histoire de l’Algérie contemporaine, de l’amorce du xixe siècle au seuil du xxie siècle, Owen White choisit de réinterpréter l’ascension, le triomphe puis la chute d’un territoire qui fut durablement marqué par la présence de la vigne et du vin. Ce « royaume du vin », comme l’avait appelé autrefois l’écrivain Louis Bertrand [2], n’a pas seulement été une terre de viticulture. Il a porté le projet impérial français soumettant, après trois décennies d’échecs, l’Algérie conquise et façonnée par l’occupant, à la vigne, plante colonisatrice par excellence.

Il faut en premier lieu saluer l’audace du choix d’Owen White, professeur d’histoire à la University of Delaware. Auteur de Children of the French Empire: Miscegenation and Colonial Society in French West Africa, 1895-1960, en 1999, et co-directeur de In God’s Empire: French Missionaries and the Modern World (avec J. P. Daughton, Stanford University), en 2012, notamment, cet historien n’est pas un spécialiste de l’histoire des mondes vitivinicoles. Il s’attache pour autant à dresser dans cet ouvrage l’histoire si essentielle du rôle de l’industrie du vin à travers l’essor de l’Algérie française, puis la chute de cette terre coloniale. The blood of the colony décrit avec précision le rôle qu’a tenu l’économie du vin dans l’histoire de l’Algérie française, au cœur de sa culture coloniale, formant les conditions éphémères de sa réussite et celles, plus profondes, de son échec. En retenant la thématique du vin, devenue ici une clef de lecture incontournable pour comprendre l’évolution du projet colonial français en Algérie, Owen White rejoint les préoccupations des universitaires et auteurs anglophones qui, de plus en plus nombreux, se tournent vers l’histoire des mondes vitivinicoles, vaste domaine qui reste encore à explorer.

Dans cette enquête, l’auteur n’est pas seul et il a pu compter sur le travail monumental engagé avant lui par l’historien et géographe français Hildebert Isnard, dont son incontournable thèse sur la vigne en Algérie publiée il y a soixante-dix ans cette année [3]. Gageons qu’il s’agit là d’une sorte d’hommage qui lui est rendu tant l’étude d’Isnard a pu guider les pas de notre auteur, comme ceux de tout historien enquêtant sur ce sujet.

The blood of the colony s’ouvre ainsi sur une précieuse mise en perspective du sujet dans une longue introduction, rappelant l’importance du vin dans l’histoire de cette terre, le triomphe et la chute d’un empire éphémère, le moment colonial porté par les acteurs du vin et le poids d’une économie vitivinicole structurante pour ce territoire colonial si singulier devenu le quatrième producteur mondial. L’ouvrage s’articule autour de sept séquences chronologiques : Roots - Antiquity to 1870 ; Phylloxera and the Making of the Algerian Vineyard - 1870 to 1907 ; Companies and Cooperatives, Work and Wealth - 1907 to 1930 ; Algeria and the Midi - The 1930s ; Labor Questions - The 1930s (II) ; Wine in the Wars - 1940 to 1962 ; Pulling Up Roots - Since 1962 ; suivies d’un très intéressant « Epilogue » - The Geometry of Colonization.

L’auteur fonde son enquête sur une grande variété de sources, principalement centrées sur les fonds français qui l’ont conduit à bâtir son interprétation à partir d’archives produites par ceux qu’il nomme les « Euro-Algériens ». Si les colons viticoles ont produit d’innombrables archives, elles témoignent en revanche peu de la vision des individus dominés, notamment ceux travaillant dans les vignes. L’auteur confirme également que les femmes se sont révélées trop souvent « insaisissables » dans ses recherches. Quant aux femmes algériennes, elles sont les grandes absentes de l’enquête compte tenu de la rareté des sources aujourd’hui exploitables. On regrettera cependant que l’auteur n’aborde pas de manière plus exhaustive les sources issues des archives du vin. Des fonds publics et surtout privés existent en abondance. Ils auraient sans aucun doute permis d’approfondir très utilement l’enquête couvrant les grandes mutations à l’œuvre dans les mondes de la vigne et du vin impactant et déterminant les rapports entre la France et l’Algérie. De la même façon, les sources bibliographiques demeurent parfois très succinctes et des études que l’on peut raisonnablement qualifier d’incontournables sur la question sont ignorées.

Dans son ouvrage, Owen White insiste principalement sur l’importance de l’économie du vin dans le développement du capitalisme de l’Algérie coloniale. Il enquête sur la manière dont les dominants de ce système ont prospéré et exercé une influence politique afin de conforter un environnement garantissant leurs positions. Le vin a ainsi contribué à définir et à pérenniser les contours de la relation entre l’Algérie et sa métropole. Les profits qu’il a générés ont financé les produits manufacturés provenant de la métropole, ralliant au passage de précieux alliés politiques contre le lobbying parfois hostile des vignerons du Midi de la France.

Dans ce récit global de 130 ans de colonisation proposé par l’auteur, le lecteur prend connaissance d’histoires individuelles qui forment autant d’exemples fort intéressants appuyant sa démonstration. Ces itinéraires rappellent les mots d’Albert Camus présentant l’Algérie française comme une terre de « fortunes rapides et d’effondrements spectaculaires ». Cette terre conquise et exploitée est justement présentée dans l’ouvrage comme constamment traversée par des formes extrêmes de violence et de résistance, débutant par la conquête française et l’aliénation massive des terres converties en cultures d’exportation, transformant à leur tour les paysans soumis en forçats de la vigne, principaux artisans de la lutte pour l’indépendance.

II. De la vigne colonisatrice au « royaume du vin »

Avec le temps des premières conquêtes françaises, de 1830 au milieu du xixe siècle, la colonisation française de l’Algérie est traversée par de nombreux échecs retentissants qui plongent le territoire dans une impasse économique interrogeant les fondements du projet impérial français au Maghreb. Dans le territoire algérien propice à la culture de la vigne, le choix d’une orientation viticole s’avère tardif. La production de vin en Algérie forme une menace encore trop évidente pour la métropole. En 1865, le vignoble algérien ne compte que 7 000 hectares environ, contre plus de 400 000 hectares alors cultivés dans le Midi de la France.

En juillet 1867, l’accord douanier libéral porté par la politique de Napoléon III permet subitement à tous les produits issus de l’Algérie, y compris ses vins, d’entrer en franchise de l’autre côté de la Méditerranée. Toutefois, c’est bien le choc phylloxérique qui inaugure l’ère de la construction du vignoble algérien. Owen White rappelle qu’en 1870, les vignobles de la colonie occupent environ 9 000 hectares et produisent 127 000 hectolitres de vin. Trois décennies plus tard, en 1900, le vignoble algérien est passé à plus de 140 000 hectares, pour une production dépassant les 5 millions d’hectolitres. Le territoire devient alors le cinquième plus grand producteur mondial, derrière la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, mais loin devant le Chili, l’Argentine, les États-Unis et l’Australie. L’Algérie dépasse par la suite très vite le Portugal pour atteindre la quatrième place. Le vin devient alors le produit d’exportation le plus précieux de l’Algérie française, représentant plus de la moitié de sa production intérieure brute, et entretenant un très lucratif réseau bancaire devenu le relai des puissantes fortunes locales. Owen White rapporte que comme l’Afrique du Sud avait ses « Randlords », dont la richesse provenait de l’or et des diamants, l’Algérie a désormais ses « Seigneurs du vin ». Sur le « front viticole intérieur » un modèle d’exploitation capitaliste se développe rapidement. Il contribue parallèlement à jeter les bases d’un mouvement mutualiste au sein de la petite propriété coloniale à travers la création de caves coopératives.

III. L’Algérie et le Midi : des rapports complexes et ambivalents

Dès la fin du xixe siècle, l’industrie viticole algérienne s’est suffisamment développée pour susciter l’hostilité des bastions de la production métropolitaine. La concurrence directe devient évidente. Pour autant, l’auteur rapporte l’étroite relation qui se noue entre les deux terres viticoles. Dans la crise de 1907, les vignerons « euro-algériens » soutiennent sans réserve les vignerons du Midi, dénonçant, comme eux, le développement des fraudes massives et l’usage industriel du sucre. C’est sur la question de l’indécente prospérité de la viticulture algérienne que semblent davantage se concentrer les premières attaques issues de la Confédération générale des vins (CGV) du Midi. Au cœur de la révolte menée en métropole dans le cadre de la mise en place des délimitations administratives, le lobby viticole du Midi revendique l’instauration de quotas sur les importations de vin algérien. Il s’agit ici d’une question fondamentale couvrant le grand basculement qui s’opère alors entre les deux mondes.

On peut cependant regretter que l’enquête ne s’inscrive pas davantage ici dans la complexité des rapports économiques, politiques et règlementaires qui se nouent au sein des organismes représentant les producteurs des deux rives de la Méditerranée, notamment entre la CGV et la plus récente Confédération des vignerons d’Algérie (CVA). La mobilisation de sources plus nombreuses et de travaux d’auteurs, historiens spécialistes du vin, aurait rendu possible une meilleure mise en perspective et contextualisation des événements. Elle aurait mieux intégré le rôle des acteurs à la manœuvre au sein des filières vitivinicoles de métropole et permis de mettre en évidence la profonde mutation du modèle vitivinicole franco-algérien qui s’opère.

Ce moment de transition est d’autant plus important qu’après la césure de la Grande Guerre, durant laquelle le vin algérien a tenu une place essentielle, la question de la complémentarité des productions d’Algérie avec celles de la métropole est devenue un thème essentiel jusqu’au tournant de la mise en place d’une politique de quotas et de blocage des vins d’Algérie en 1925 et 1926. Le modèle vitivinicole franco-algérien, de type industriel, est alors à son apogée. Owen White rappelle qu’au seuil des années 1930, la production algérienne représente un quart de la production totale française. Le département d’Oran éclipse même celui de l’Hérault en devenant le 1er département viticole de France, tant par la production de vin que par l’étendue de ses vignes. En 1934, la récolte de l’Algérie atteint 22 millions d’hectolitres au moment où celle de la métropole produit 75 millions d’hectolitres, dont 30 millions issus du Midi, hors invendus, entrainant une rapide chute des prix. Le nombre de producteurs déclarés en Algérie ne représente pourtant qu’à peine plus de 1 % du nombre de vignerons de la métropole, traduisant par-là l’extraordinaire concentration de la production dans l’Algérie coloniale. Dans ce récit, la question de la production, devenue surproduction, aurait pu être utilement appuyée sur celle de la consommation et de l’évolution de la politique conduite par l’État et les autorités scientifiques et sanitaires. De la même façon, la place des productions d’Algérie dans la fabrication des vins de la métropole est abordée, à travers l’évocation des vins de coupage, mais trop succinctement alors qu’elles inondent le marché français et conditionnent l’existence même de pans entiers du négoce national.

L’auteur rappelle enfin avec justesse comment les débats engagés aboutissent à la loi du 4 juillet 1931 fondant le « statut viticole ». Il interprète les débats sur le vin durant les années 1930 jusqu’aux sujets fondamentaux couvrant le travail de la terre, l’émergence d’une classe moyenne de paysans, et les crises et conflits sociaux déclenchés dans les vignobles d’Algérie française. Au cœur des enjeux, la question des conditions de travail rejoint celles couvrant la poursuite d’une modernisation industrielle poussée, la multiplication des machines agricoles et le développement des citernes à vin amorcés dans les années 1930, camions citernes, chalands citernes, pétroliers et bateaux tankers, à partir des années 1950. Dans cette perspective, Owen White est l’un des rares historiens à véritablement mettre en parallèle le développement des conflits ruraux et la lutte contre le système colonial ouvrant la voie au combat indépendantiste.

IV. Les guerres du vin

Si la période de la Seconde Guerre mondiale demeure insuffisamment traitée dans l’ouvrage, tant les productions issues de l’Algérie coloniale ont été, notamment, l’une des cibles du gigantesque dispositif de captation mis en place par l’occupant allemand en métropole, la place du pouvoir vichyste et sa politique sur les populations sont abordées avec pertinence. Dans le prolongement de cette période, les choix stratégiques des grands producteurs « euro-algériens » d’après-guerre sont remarquablement étudiés, laissant la place à des exemples portés par des itinéraires très explicites.

Dans le prolongement du récit, Owen White décrit comment le choc de l’engagement d’un conflit armé ouvrant la voie à la guerre d’indépendance place le vignoble algérien, leurs propriétaires et leurs ouvriers, en première ligne. Le vin, « sang de la colonie », recouvre une profonde condamnation culturelle intégrant celle de la conquête française dans son ensemble. À la lutte économique, politique et culturelle, s’ajoute la dimension religieuse, indissociable du combat mené par le Front de libération national (FLN). L’influence des grands producteurs est alors ouvertement remise en cause, dénoncée en métropole comme l’expression d’un féodalisme économique sclérosant la terre et le peuple algériens. La découverte d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel au Sahara en 1956 révèle l’existence au même moment d’une nouvelle source de richesse très convoitée. En Europe, la naissance de la Communauté économique européenne conforte et règlemente l’intégration des productions agricoles du continent. L’intégration du marché des vins bon marché italiens change brutalement la donne, affaiblissant un peu plus un système colonial déjà très décrié et miné.

Owen White démontre enfin que si en 1962 le vin est encore au cœur de l’économie coloniale, l’indépendance s’ouvre sur une société paysanne algérienne profondément déstructurée. L’Algérie devenue indépendante, il reste encore à gérer la reconstruction de sa paysannerie et de ses productions agricoles, et à organiser le progressif abandon de la première source de richesse du pays devenue le symbole insupportable de plus d’un siècle de servitude. L’auteur démontre qu’aux expropriations et nationalisations, au développement de formes variées d’autogestion, succède un vaste plan pour « sevrer l’Algérie de sa dépendance » à l’égard de la France et, réciproquement en métropole, la finalisation d’un changement de modèle vitivinicole entamé quarante ans plus tôt. L’interdiction française du vin algérien en 1967, bien qu’elle ne fût que temporaire, souligne alors la nécessité pour l’Algérie de développer des débouchés alternatifs à un moment où ses exportations de vin et de pétrole sont encore comparables en valeur. L’orientation se confirme avec le relai du partenaire soviétique et du développement du mouvement tiers-mondiste. Chacun, sur les deux rives de la Méditerranée, prend alors la mesure de la fracture irréversible qui s’est créée et autour de laquelle le vin a été le produit le plus emblématique. Au final, The blood of the colony. Wine and the Rise and Fall of French Algeria, s’impose bien comme une étude passionnante qui offre une réflexion utile et renouvelée, à consommer sans modération.

AUTEUR
Christophe Lucand
Université de Bourgogne Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Louis Bertrand, Le roman de la conquête. Alger 1830, Paris, Fayard, 1930.
[3] Hildebert Isnard, La vigne en Algérie. Étude géographique, Thèse Lettres, 2 tomes, Gap, Ophrys, 1951.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Christophe Lucand, « Owen White, The blood of the colony. Wine and the Rise and Fall of French Algeria, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2021, 142 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 juin 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Christophe Lucand
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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