Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Nessim Znaien, Les raisins de la domination. Une histoire sociale de l’alcool en Tunisie à l’époque du Protectorat (1881-1956), Paris, Karthala, 2021, 420 p.  [1]
Christophe Lucand
Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
MOTS-CLÉS
Mots-clés : alcool ; vin ; colonie ; protectorat ; domination ; consommation ; Islam, mutation, surproduction, régulation, prohibition
Index géographique : Tunisie ; Maghreb ; Afrique ; France
Index historique : xixe-xxe siècles
SOMMAIRE

TEXTE

I. Introduction

Le rôle de la vigne, du vin et des boissons alcoolisées au sein des mondes coloniaux a fait l’objet ces dernières années d’ouvrages majeurs qui ont contribué à réinterpréter la dynamique coloniale occidentale des xixe et xxe siècles  [2]. Au cœur de cette ambition, Nessim Znaien, docteur en histoire contemporaine de l’université Paris 1, enseignant à l’université de Marburg en Allemagne, nous propose à travers cette étude directement issue de son travail de thèse dirigé par Pierre Vermeren, une analyse approfondie de l’histoire de la Tunisie du Protectorat (1881-1956), vue comme un « poste d’observatoire du monde colonial maghrébin », par le prisme des boissons alcoolisées. Cette histoire revendique vouloir s’inscrire dans celle des « cultures matérielles et alimentaires », clefs de lectures innovantes de l’histoire sociale.

L’enjeu n’est ici pas anodin car il s’agit pour l’auteur d’évaluer l’impact de la colonisation française sur la vie quotidienne des populations de Tunisie à partir de la consommation d’alcool, notamment du vin, production éminemment coloniale, mais aussi de la bière et de tout autre produit alcoolisé dont le lagmi, vin de palmier fermenté, et la boukha, eau-de-vie de figue, davantage consommés par les autochtones malgré l’interdit religieux qui les touche.

Ce travail s’appuie sur un ensemble archivistique étoffé rassemblant notamment la correspondance de la haute administration coloniale, la presse, les écrits littéraires, les archives de police et les sources judiciaires et hospitalières identifiées en fin de texte (p. 395-400) associées à une volumineuse bibliographie (p. 401-414). L’ouvrage s’articule autour de trois axes chronologiques ouvrant l’étude sur l’indifférence de la population à la consommation d’alcool (1870-1914), puis traitant de la progressive diffusion de sa consommation (1914-années 1930), avant d’analyser enfin sa banalisation jusqu’à l’indépendance (années 1930-1956).

II. L’alcool, quel alcool ?

Comme dans l’Algérie coloniale, la culture de la vigne et la production de vin de masse s’imposent sous l’impulsion de la dynamique coloniale à la fin du xixe siècle. La crise phylloxérique à l’origine d’une nouvelle orientation de la production orchestrée par l’État s’accompagne en Tunisie, comme dans toute une partie du Maghreb, d’un processus de colonisation des terres agricoles face à une concurrence étrangère redoutable. Le modèle vitivinicole qui émerge à la fin du xixe siècle en Tunisie est alors très inégal et profondément hiérarchisé. En justifiant la colonisation, la viticulture soumet une main-d’œuvre locale abondante mais dépourvue de connaissance technique adaptée.

Pour autant, dans ce contexte précédant 1914, la consommation d’alcool demeure très limitée et rapportée à des produits souvent importés, principalement à destination des élites locales. Le rôle de l’Armée et des institutions coloniales est très justement décrit comme incontournable. Le progressif développement des débits de boisson inaugure enfin les prémices d’une politique de prohibition qui s’avère bien limitée, assortie d’une répression encore modérée.

III. La propagation de la consommation

La Première Guerre mondiale se révèle cruciale dans l’évolution de la consommation, soutenant un discours antialcoolique nouveau qui n’impacte pas pour autant la consommation du vin. En analysant l’évolution de la production d’alcool sur cette période et durant l’après-guerre, l’auteur décrit la grande transformation alors en cours qui bouleverse l’industrie vitivinicole de la Tunisie et conduit une « démocratisation » de l’accès de la population locale aux alcools.

Abondamment étayée par des données chiffrées fort utiles, illustrées par de nombreux graphiques, l’argumentation aurait ici incontestablement mérité d’être prolongée par l’utilisation de sources imprimées existantes, mais non identifiées dans l’étude, qui auraient permis d’appréhender avec plus de précision la rupture de la Grande Guerre et les différenciations essentielles qui existent alors du point de vue juridique et règlementaire parmi les alcools. Par ailleurs, la période décrite comme celle de la prohibition s’inscrit dans un processus national et international plus complexe et global qu’il apparaît dans l’étude et qui explique bien la modération de la lutte contre la consommation d’alcool dans le Protectorat tunisien.

IV. Essor et banalisation

À partir des années 1930, l’émergence des crises successives de surproduction frappe de plein fouet le vignoble tunisien en pleine recomposition. L’auteur s’applique alors à décrire la nouvelle orientation réglementaire, révélant l’apogée d’un vignoble porté par le modèle vitivinicole industrialo-colonial maghrébin. C’est ce moment clef qui semble converger vers le temps des grandes défiances, contre l’alcool, et contre l’autorité coloniale. La période de Vichy, perçue sous l’angle réglementaire, aurait pu être mieux comprise et interprétée au regard d’un contexte économique hors-normes placé sous l’emprise des immenses prélèvements opérés par l’occupant allemand en métropole et en Afrique du Nord jusqu’à l’automne 1942. On appréciera cependant tout particulièrement le traitement de l’après-Seconde Guerre mondiale par l’auteur et celui couvrant les ambiguïtés liées à la consommation d’alcool jusqu’à l’indépendance du pays.

Sur le plan politique, économique, social et culturel, l’alcool aura bien été un produit incontournable dans l’histoire d’une domination qu’il faudrait pour autant nuancer à l’échelle d’une histoire bâtie sur le temps long.

AUTEUR
Christophe Lucand
Université de Bourgogne, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[2] Retenons notamment : Elife Biçer-Deveci et Philippe Bourmaud (dir.), Alcohol in the Maghreb and the Middle East since the Nineteeth century: Disputes, Policies, Practices, London, Palgrave Macmilan, 2013 (réed. 2021), 232 p. ; Gérard Sasges, Imperial Intoxication: Alcohol and the Making of Colonial Indochina, Honolulu, University of Hawaï Press, 2019, 280 p.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Christophe Lucand, « Nessim Znaien, Lettres à Elise. Une histoire de la guerre de 1870-1871 à travers la correspondance de soldats prussiens, Paris, Karthala, 2021, 420 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 23 février 2023, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Christophe Lucand
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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