Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||
Alain Damasio, Les furtifs, Clamart, La Volte, 2019, 704 p. [1] | ||||
Vincent Chambarlhac | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||
Alain Damasio publie Les furtifs, après La horde du contrevent, déjà phénomène éditorial. La critique a longuement travaillé Les furtifs, le consacrant comme événement éditorial, chroniquant/résumant le propos de l’ouvrage [2]. Rendre compte de ce roman, dans le cadre d’une revue de sciences sociales, échappe à la critique littéraire – dont en historien je suis incapable, puisque l’ouvrage est de science-fiction, choisit l’anticipation quand précisément mon métier tient au passé du présent. Aussi prendrai-je à ce titre, et au mot, l’auteur considérant pour Le Point que « la science-fiction est un art du présent [3] ». Considérons alors cet art du présent comme un Futur passé, puisqu’il n’est d’histoire – et les Furtifs sont d’abord une histoire, un récit – qu’à partir d’expériences vécues [4]. I. Les Furtifs, un parti-pris de lecture Il y a là, dans le propos d’Alain Damasio, une réduction de la SF à l’anticipation – implicitement revendiquée pour Les furtifs. Il y a là aussi une prise possible, non pour historiciser Les furtifs, mais pour rendre-compte – à rebours même du genre qu’est l’anticipation – de ce qui agit comme réminiscences historiques (le terme est impropre, mais faute de mieux…) dans le récit. Il y a, en contre-point d’un possible néo-libéral d’une société en archipel [5] et ultra-connectée, l’éloge du furtif. Le furtif ne vit que dans le mouvement, invisible : fixé, il se fige, meurt. D’aucuns lisent celui-ci à la suite de La horde du contrevent, soit le furtif comme un art du mouvement pour contrer, un art des micro-résistances, ponctuelles, fugaces, sans cesse réitérées, chères au lexique deleuzien de l’auteur. S’il y a du Deleuze dans Le furtif, celui-ci est tout entier dans la déterritorialisation : fixé par le regard, la créature n’est plus, le panoptisme vainc. Invisible, le furtif n’a pas de place assignée, il est toujours à la limite du hors-champ, au bord du cadre… La métaphore numérique des big data, de la géolocalisation et du contrôle affleure. Le furtif n’existe que dans l’angle mort du regard de la société connectée et néo-libérale qui s’annonce, selon l’auteur anticipant les possibles de l’époque. Soit, mais au lexique deleuzien la lecture d’un historien opine, contre la question du mouvement, à une lecture sous l’angle des lignes de fuite pour se saisir du récit, puisque le furtif est fuite, incarnation d’un autre possible des sociétés et de leurs communs : Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau... Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie [6]. écrit Gilles Deleuze. Le roman ne peut ainsi être exactement de science-fiction – n’en déplaise aux thuriféraires du genre s’échinant à trouver dans Les furtifs une suite de La Horde du contrevent [7] –, il est d’actualité, plus que d’anticipation. D’actualité puisque les « tuyaux crevés » du système sont ceux des datas, de la place de l’ensemble des objets connectés dans la société actuelle ; d’actualité également le choix d’une héroïne (Sahar Varèse) professant hors de la privatisation de l’éducation et de son marché, campant ainsi un des possibles émancipateurs de l’éducation que d’autres revendiquent sous forme d’essais [8]. La lecture pourrait ainsi être symptomale, et d’autres se sont engouffrés dans cette brèche, retrouvant dans les descriptions des Furtifs, l’exemple de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes que Damasio visita [9], dont le souci d’anonymat des protagonistes colore d’ailleurs une grande part du récit [10]. On ne peut qu’acquiescer à ces échos d’une réalité des luttes dans le récit, concevoir ainsi que le roman est peu de science-fiction, moins d’anticipation et sans doute davantage parabole d’un certain état des problématiques de l’extrême-gauche aujourd’hui, devant les défis d’un capitalisme néo-libéral et connectée, une société de big-data. Un état des problématiques libertaires donc. Les Furtifs sont alors un récit allégorique, brodé sur une trame tissée de références. En ce sens, Les Furtifs sont peu un roman à clés, peu un thriller, un ouvrage d’anticipation ou l’une des formes romanesques de l’insurrection qui vient, quoique celle-ci pointe parfois dans les derniers chapitres. Le roman est là, et l’étreindre dans l’horizon de sa réception qui, mezzo vocce, le lie à la question de l’extrême-gauche, tient finalement des mythes de celle-ci. Des mythes, ou des figures, qui n’agissent qu’en tant qu’ils sont constamment réactualisés, contemporains… Laissons de côté la Zad devenu Zag, la texture altermondialiste et écologique du roman, abondamment auscultées par ailleurs, et sur lesquelles comme historien du mouvement ouvrier j’ai peu de prise. Puisque chaque livre choisi par le lecteur suppose un pacte de lecture avec son auteur, deux figures me retiennent. L’une, fugace et pourtant omniprésente dans le roman, celle de Lorca Varèse, son héraut/héros ; l’autre, implicite et pourtant constamment dans l’air du temps, celle du furtif comme en-dehors. II. Fuir c’est tracer une ligne… Le récit débute par une traque, celle de furtifs par Lorca Varèse sociologue devenu militaire, pour retrouver sa fille disparue. On pourrait dans ce choix d’un héros guerrier-sociologue s’amuser d’une implicite référence à la sociologie comme sport de combat, ou déceler chez Lorca Varèse une figure en miroir inversée, puisqu’ici plutôt à l’extrême-gauche, du Toorop de Babylon babies de Maurice Dantec (1999). Tous deux cartographient l’air du temps sous une forme où le thriller se mêle à la science-fiction quoique celle-ci, pour Dantec, soit le prétexte d’une lecture réactionnaire de la société [11]. Chez Damasio, le constat est autre. Il l’est par l’inversion de son héros/héraut qui de traqueur devient traqué, fuit. Dans cette fuite le sociologue retrouve les vertus de l’anthropologie et des communautés à côté d’une société en archipel, connectée et privatisée. Dans le jeu du récit, le sociologue-guerrier pouvait incarner un discours d’ordre (ici ramené à la seule mission régalienne qui reste aux États semble-t-il : sécurité intérieure et défense des intérêts privés) quand devenu proche des furtifs, il incarne le désordre. De l’ordre au désordre, du sociologue à l’anthropologue le récit esquisse une cartographie implicite des réflexions autour des communs, des espaces autogérés, souvent temporaires au fil du récit contre la connexion qui géolocalise et la privatisation des communs. L’actualité du roman tient à cette trajectoire du héros, bien plus qu’aux quelques descriptions de révoltes aux issues souvent mélancoliques [12]. Lorca est ainsi héraut d’un discours bien plus vaste qui innerve la réflexion politique du lecteur. Contre une lecture d’ordre qui décèle dans les pages de Damasio un roman dystopique, supposant que le point de vue du critique s’adosse aux possibles des sociétés contemporaines, il est possible de lire à l’aune d’un présent des luttes (celui des communs, des jardins autogérés, etc.), mais poétisé, Les furtifs. Point de science-fiction donc, ou si peu, et un art du présent qui place le roman dans une logique politique dont le mouvement, la fuite hors des sociétés connectées, dit une part de ce qui agit contre l’évidence du monde néo-libéral. On peut alors risquer l’hypothèse que dans le furtif, et la trajectoire des héros qui l’accompagne, la figure politique qui agit (et trame in fine toute l’armature romanesque) participe de l’en-dehors. Une figure dont Anne Steiner dans son essai (Les en-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Époque ») restitue imparfaitement la généalogie, la rabattant trop hâtivement, malgré son empathie pour Rirette Maitrejean, sur la figure de l’illégalisme de la bande à Bonnot [13]. L’en-dehors est pourtant autre, figure campée dans la mouvance de l’art social dans la dernière décennie du xixe siècle, puis reprise par le syndicalisme révolutionnaire ; il orne d’ailleurs l’une des rubriques de la Vie ouvrière. L’en-dehors l’est alors de la société capitaliste, il est l’une des figures des communautés, des espoirs non d’une contre-société communiste telle que le communisme l’entend sur le xxe siècle, mais ceux davantage du pas de côté, comme les ruches libertaires, les collectifs, les micro-sociétés du socialisme utopique. La figure est là libertaire et non individualiste. Elle campe une logique de la soustraction au corps des sociétés contemporaines. L’en-dehors porte un individualisme moral au service du collectif. Si Les furtifs ne contiennent pas exactement cette figure, le roman en joue, comme des valeurs que le milieu libertaire et syndicaliste-révolutionnaire lui accordaient. C’est ainsi Sahar Varèse, intellectuelle professant gratuitement contre la marchandisation de l’école, campant ainsi une variante contemporaine du refus de parvenir ; c’est aussi la description des micro-sociétés des îles rebelles du Rhône.
Somme toute, Les furtifs cartographie à nouveau frais, avec le souffle du roman, une mouvance libertaire dans ses figures comme ses modes de pensée, ses valeurs, aujourd’hui singulièrement active sur les décombres de l’altermondialisme. En ce sens, le roman d’Alain Damasio est l’exact inversé du roman de Valério Evangélisti, Nous ne sommes rien soyons tout (2008) qui s’achève sur la répression à Seattle. Le constat, comme les héros des furtifs, est plus solaire pour peu que l’on accepte d’y lire un art du présent plus qu’une dystopie, une fiction d’un anarchisme [14] renouvelé par la question des communs. |
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AUTEUR Vincent Chambarlhac Maître de conférences en histoire contemporaine Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[2]
Au sein d’un large corpus d’articles et notules, voir
particulièrement la chronique de Sébastien Omont, dans la
rubrique Hypermondes d’En attendant Nadeau [en ligne],
7 mai 2019, disponible sur
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/05/07/hypermondes-damasio/, page consultée le 07/10/2019.
[3]
Le Point, 25 octobre 2018, disponible sur
https://www.lepoint.fr/pop-culture/livres/alain-damasio-la-science-fiction-est-un-art-du-present-25-10-2018-2265889_2945.php.
[4]
Reinhart Koselleck,
Le futur passé. Contribution à la sémantique des
temps historiques, Paris, EHESS, 1990, p. 308.
[5]
Les Furtifs
font ici mouche dans le marmonnement du monde que sont les essais
pour se saisir de la société française dont la crise
des Gilets jaunes montre l’éclatement. On se contentera
ici, à titre symptomal, de citer le dernier opus d’une
longue série : Jérome Forquet, La société archipel, Paris, Seuil, 2019.
[6]
Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Paris,
Flammarion, 1977, p. 47.
[7]
Bien que les deux romans usent de procédés graphiques
similaires pour désigner les personnages, et participer, selon
la formule de Jean-Guillaume Lanuque, d’une forme de
« subversion de la langue ».
[8]
Par exemple, dans un champ extrêmement prolifique,
Véronique Decker, Pour une école émancipatrice, Paris, Libertalia,
2019 ; ou Laurence De Cock et al., L’histoire comme émancipation, Marseille, Agone,
2019.
[9]
lundi.am
[en ligne], 10 mai 2018, disponible sur
https://lundi.am/Alain-Damasio-NOTRE-AME-DES-LANDES, page consultée le 07/10/2019.
[10]
Sébastien Omont, art. cit.
[11]
Cf. par exemple la lecture du Rappel à l’ordre de
Daniel Lindenberg (Paris, Seuil, 2002) qui le classe aux
côtés des néo-conservateurs dès 2002.
[12]
Quoique la mélancolie soit l’une des qualités
constitutives du rapport à l’histoire du mouvement
social. Cf. Enzo Traverso,
Mélancolie, la force d’une tradition cachée
(xixe-xxie siècle), Paris, La Découverte, 2016.
[13]
Anne Steiner,
Les en-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes
à la « Belle Époque », Paris, L’échappée, 2019 [2008]. Voir mon
compte-rendu à paraître sur le blog Dissidences (https://dissidences.hypotheses.org/).
[14]
À la manière dont Uri Eisenzweig s’emparait des
romanciers fin de siècle (dont Conrad), au moment des
attentats et des lois scélérates. Cf. Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris,
Christian Bourgois, 2001.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Vincent Chambarlhac, « Alain Damasio, Les furtifs, Clamart, La Volte, 2019, 704 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 8 octobre 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Vincent Chambarlhac. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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