Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
|
Territoires contemporains | |
Varia | ||||
Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2019, 252 p. [1] | ||||
Vincent Chambarlhac | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
MOTS-CLÉS
|
||||
SOMMAIRE
|
||||
TEXTE | ||||
Gérard Noiriel réagissait par une tribune du Monde au succès médiatique de Destin français d’Éric Zemmour (le 29 septembre 2018). Il s’opposait ainsi au discrédit jeté par Zemmour sur les historiens français, « déconstructeurs », et comparait l’auteur de Destin français à Édouard Drumont et son ouvrage, La France juive (1886). Ce livre est la continuation de la tribune, Gérard Noiriel s’en explique d’ailleurs dans un billet de blog [2]. La richesse de ce portrait croisé de deux figures, deux écritures de l’histoire dans l’horizon d’un nationalisme identitaire dont les cibles mutent sur le siècle, interroge. L’ouvrage est bien entendu plus qu’un livre d’intervention [3] – ce que pouvait laisser supposer sa genèse – et partant, questionne la place du discours des historiens de métiers devant d’autres manières de se camper dans l’arène médiatique en usant de l’histoire tout en s’affranchissant des règles implicites de l’écriture historique. Sur la sellette, les apories d’une coupure axiologique entre le savant et le politique, ou plus exactement l’interrogation du rôle de l’historien de métier à la frontière des mondes médiatiques et politiques. Une interrogation non sur le rôle social et/ou civique de l’historien, mais sur l’asymétrie structurelle de son positionnement face à d’autres entreprises d’écriture où celui-ci paraît démuni et simultanément conscient de la nécessité d’intervenir. I. Une archéologie foucaldienne des énoncés Extension d’une tribune en réponse aux attaques d’Éric Zemmour sur la pratique universitaire de l’histoire, Le venin dans la plume ressortit peu au livre d’intervention. Gérard Noirial se refuse à la polémique, considérant que lui et Zemmour « ne parlent pas le même langage » (p. 6). L’auteur entend ne pas se placer sur le « même terrain », et davantage évider la grammaire de l’histoire identitaire assénée par les essais d’Éric Zemmour. Ce faisant, Gérard Noiriel marque un écart face à d’autres tentatives éditoriales similaires envers Éric Zemmour et la nébuleuse d’essayistes à laquelle il appartient, celle des « historiens de garde [4] », soumise au devoir de vigilance prôné par le CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire) que fonda Gérard Noiriel. Celui-ci n’emploie pas l’expression « d’historien de garde », lui substituant celle d’une « histoire identitaire » et, dans cet écart, se mesure en creux l’échec de tentatives proches, de relevé des erreurs, des contre-sens, des approximations idéologiques de ces « historiens de garde » par des chercheurs. La critique factuelle ne mord pas. Le constatant, Gérard Noiriel ouvre une voie nouvelle, fortement teintée par la lecture de L’archéologie du savoir de Michel Foucault, celle d’une approche de la grammaire de cette histoire identitaire par l’étude croisée d’Édouard Drumont et d’Éric Zemmour. Deux moments se distinguent, les « parcours des polémistes en République » se brossent finement (chap. 1), avant que d’aborder « la fabrique d’une histoire identitaire » (chap. 2), « l’art d’avoir toujours raison » (chap. 3), et de déboucher sur une interrogation rhétorique : « Comment devenir un polémiste populaire » (chap. 4). Ces chapitres, s’attachant à la pesée scrupuleuse des mots et des écrits, des scènes sur lesquelles ils s’entendent, se lisent, proposent une grille structurale des énoncés et des ruses de cette histoire identitaire, malgré des cibles différentes – la France juive chez Drumont, les musulmans notamment chez Zemmour. Dans ce mouvement, Édouard Drumont vaut matrice, et l’on retiendra notamment « l’effet de ressassement » pour comprendre comment ces énoncés mordent dans l’espace médiatique, participent de logiques éditoriales. Pour autant, cette archéologie des énoncés – convaincante pour se saisir de Zemmour – débouche parfois sur des interrogations. L’une tient à l’implicite généalogique de la démarche archéologique, auquel les années Trente font défaut. Il manque, dans la généalogie qu’esquisse cette grammaire, un jalon. Si la conclusion évoque Georges Bernanos et La grande peur des bien-pensants comme « chainon manquant » (p. 223), la démonstration tourne court. Il y a pourtant là, dans cette interrogation de figures de polémistes en République par l’auteur des Origines républicaines de Vichy, une piste à explorer, celle de « formes pathologiques du système républicain » (p. 228). Au-delà d’une grammaire identitaire réactivée, une archéologie des énoncés invite à s’interroger sur ces figures en lien avec la forme républicaine, et questionner le poids de cette grammaire au-delà d’une courte affirmation sur le « faible impact politique de ces écrits » (p. 225) et « la vision déformée que les élites peuvent avoir de ce que pensent les citoyens », s’agissant de Laurent Wauquiez usant de Zemmour pour lancer la campagne des européennes. Une saisie en termes de politisation des discours et/ou de métapolitique, l’une relevant de l’histoire politique, l’autre de l’histoire des idées, de la réception de ces écrits pouvait déboucher sur une cartographie renouvelée du champ de ces nouveaux réactionnaires qu’analysait dès 2002 Daniel Lindenberg dans Le rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires [5]. La grammaire identitaire commune trouverait ici un cadre d’analyse plus ample, soit la possibilité d’interroger la dissémination de ses tropes : elle serait ainsi morphologique (dans son rapport à l’édition), comparée (par l’usage que les polémistes en font). À l’image du travail opéré en 1996 par Jean-Pierre Faye dans Le langage meurtrier. II. Le duel introuvable, figure aporétique du devoir civique du savant Ce n’est pas l’objet du Venin dans la plume, qui se donne donc ici comme une contribution à l’étude de cette grammaire identitaire. La richesse du portrait croisé qu’il tisse tient, chez Gérard Noiriel, à la posture d’historien qu’il adopte face à ces deux parcours de polémistes, et plus précisément dans l’interrogation qui hante sa conclusion sur la manière de combattre, comme enseignant-chercheur, Éric Zemmour. La figure du duel structure ces pages. Il est l’instrument qui lance le succès de la France juive, quand Édouard Drumont affronte Arthur Meyer. Le polémiste usera ensuite de nombreuses fois de ce procédé, scandant ainsi sa carrière de plume de ces affrontements abondamment relatés par voie de presse, qui contribue largement à sa stature médiatique. Le duel donc que Gérard Noiriel retrouve métaphoriquement dans la manière dont Éric Zemmour, polémiste à la radio comme à la télévision (ONPC), construit sa position médiatique comme le succès de ses écrits. Gérard Noiriel décrit la manière dont, dans ces deux carrières de polémistes, le duel participe du fonctionnement médiatique et partant contribue spectaculairement au succès des deux polémistes. Gérard Noiriel considère alors à juste titre que l’effet de scandale recherché est en soi une stratégie, gage de succès médiatique et de construction du polémiste (là Drumont, ici Zemmour) en champion d’une cause pour un segment de l’opinion publique (p. 172-173). À ce point pourtant de la démonstration, un angle mort : jamais le duel n’est envisagé comme une fiction – ce qu’il est chez Zemmour, qui nourrit une fiction (celle du publiciste ignoré) chez Drumont – constitutive d’une part des ressorts du succès des polémistes. Une fiction qui est à la base même de l’échec à contrer l’entreprise de la grammaire identitaire pour l’historien tout entier à son rôle civique et son devoir de vigilance. L’imaginaire du duel implique, au moment de son déroulement, l’égalité rêvée des adversaires à condition que l’affrontement soit public [6] – médiatique. Dans ce jeu, qui n’est plus que symbolique aujourd’hui, le fer (la plume) croisé(e) suppose donc l’égalité et le polémiste participe à une controverse, où chaque argument s’entend, est recevable ou tout du moins supposé pour le public d’une qualité égale à celui de l’adversaire. De la polémique à la controverse s’abolit l’écart du polémiste au savant. Cette abolition n’est pas une conversation d’égal à égal, mais un jeu asymétrique où la figure du polémiste prend plus de poids car minorée face à une figure du professeur (l’enseignant-chercheur) qui lui fait la leçon, que ce soit lors de débat (comme Vincent Cespedes face à Zemmour sur Arte) ou par livres interposés. L’asymétrie du duel tel qu’entendu dans la sphère médiatique désarme le savant. Désarmement dont rend compte la courte tentative uchronique de la conclusion (celle évoquant les consignes d’un ministère de l’Éducation ou de la Culture à la tête duquel serait Éric Zemmour, p. 220-221). Le duel – le débat – avec le polémiste est l’avers aporétique du rôle civique de l’historien. En l’état du fonctionnement des médias.
Ce désarmement n’est que le reflet d’une position au milieu du gué de l’ouvrage qui, s’il est d’intervention, souffrira systématiquement de la réception asymétrique de son propos face à une grammaire identitaire qui nourrit plus que la plume d’Éric Zemmour. Une tribune n’est pas un livre, et ce livre paru dans la collection « L’envers des faits » vaut précisément pour ce qu’il donne à réfléchir sur la coupure du savant et du politique, les modalités d’intervention des historiens face à l’histoire identitaire, l’interrogation du statut d’historien critique. Écrivant « vous n’aurez pas ma haine » en conclusion pour rompre avec le cercle infernal de la polémique et se tenir historien (comme enseignant-chercheur) et donc déconstructeur, Gérard Noiriel fait un pas de côté face à la réception « militante » de son ouvrage, par les réseaux sociaux comme par la presse [7]. Son pari tient à l’exploration toujours recommencée du rapport du savant au politique. Le Venin et la plume est là suite d’une part de la dynamique originelle du CVUH, comme de L’histoire populaire de la France. Une manière d’entendre l’histoire et la place de l’historien. |
||||
AUTEUR Vincent Chambarlhac Maître de conférences en histoire contemporaine Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
||||
ANNEXES |
||||
NOTES
[2]
Gérard Noiriel, « “Le grand
remplacement”. Réflexions sur la fabrique de la
haine », blog Agone [en ligne], 20 septembre 2019,
disponible sur :
http://blog.agone.org/post/2019/09/20/%C2%AB-Le-grand-remplacement-%C2%BB.-R%C3%A9flexions-sur-la-fabrique-de-la-haine, page consultée le 28 septembre 2019.
[3]
À l’opposé de la lecture qu’en fait Joseph
Confavreux, « Mark Lilla et Gérard Noiriel dans la
tête des réactionnaires », Mediapart [en
ligne], 29 septembre 2019, disponible sur :
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/290919/mark-lilla-et-gerard-noiriel-dans-la-tete-des-reactionnaires?onglet=full, page consultée le 30 septembre 2019.
[4]
On peut ainsi les définir, suivant les propositions
d’Aurore Chéry, William Blanc, Christophe Baudin :
« Il existe des chiens de garde journalistique ou
économique de la pensée dominante, ces hommes sont leurs
pendant pour l’histoire. Se défendant de toute
idéologie, bénéficiant comme eux d’une large
couverture médiatique, ils se présentent pourtant
ostracisés par la pensée unique », dans William
Blanc, Aurore Chéry et Christophe Baudin,
Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick
Buisson, la résurgence du roman national, Paris, Incultes essai, 2013, p. 192.
[5]
Cartographie qui pourtant est à l’œuvre dans une
part des remarques de Gérard Noiriel, comme semble le
suggérer la note 27 de la page 191 ou le développement
(p. 191-192) sur le pôle dominant de l’édition
légitimant Éric Zemmour.
[6]
Sur cette symbolique, patente dès la révolution
française, voire Pierre Serna, « L’encre et le
sang », dans Pascal Brioist, Hervé Drévillon et
Pierre Serna,
Croiser le fer. Violence et culture de l’épée
dans la France moderne (xvie-xviiie siècles), Paris, Champ-Vallon, 2002 ; et Uri Einsenzweig, « Entre
textes et terrains », dans Le duel introuvable,
Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2017.
[7]
À titre indiciaire Joseph Confavreux, « Mark Lilla
et Gérard Noiriel dans la tête des
réactionnaires », Mediapart [en ligne], 29 septembre
2019, disponible sur :
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/290919/mark-lilla-et-gerard-noiriel-dans-la-tete-des-reactionnaires?onglet=full, page consultée le 30 septembre 2019, et le débat sur
Twitter qui s’ensuit.
|
||||
RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Vincent Chambarlhac, « Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2019, 252 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 octobre 2019, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Vincent Chambarlhac. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
||||
OUTILS |