Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||||
Chantal Aubry, Pauvert l’irréductible. Une contre-histoire de l’édition, Paris, L’Échappée, 2018, 592 p. [1] | ||||||
Vincent Chambarlhac | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||
Chantal Aubry signait en septembre 2014 pour Libération une tribune [2], « Le nom de Jean-Jacques Pauvert » ; ce livre, pour L’Échappée, semble en être l’aboutissement. Elle débuta chez Pauvert, – parfois Jean-Jacques seulement au fil des pages – et entreprend, avec une empathie évidente, d’en étreindre la biographie. Soit. Puisque Jean-Jacques Pauvert publia ses mémoires – La traversée du livre chez Viviane Hamy en 2004 –, c’est en miroir de celles-ci qu’il faut entendre Pauvert l’irréductible. D’où un chiasme de lecture, non quatre mains pour un livre, mais deux livres en miroir dont l’un (L’Échappée) constitue souvent la glose de l’autre. Il y a là comme un pacte d’écriture implicite, et une interrogation pour le lecteur : comment entendre cette biographie comme contre-histoire de l’édition ? Ainsi on ne peut qu’acquiescer a posteriori à l’incipit de Pauvert l’irréductible :
Il n’y a pas de mémoires, il n’y a pas de
souvenirs, il n’y a que des romans.
Cette note inédite de Jean-Jacques Pauvert scande notre recension… I. « Il n’y a que des romans » ? Le roman d’une époque Il n’y aurait que des romans ? Cela va de soit pour un éditeur qui construisait patiemment son catalogue, partant de curiositas vendues sous le manteau, pour éditer Sade, Histoire d’O, comme les pamphlets de la collection Libertés qui fit son renom ou le Bataille du Bleu du ciel … En annexe de l’ouvrage, la recension de l’ensemble des titres parus chez Pauvert révèle la richesse d’un catalogue quand au fil de pages ourlées par la seule chronologie finalement, Chantal Aubry montre, par touches, qu’un éditeur vaut aussi pour les auteurs qu’il aide, révèle, mais ne publie pas ; laissant le soin à d’autres, à moins que ceux-ci ne le dépossèdent. Ainsi des relations toujours tendues avec Gallimard, des heurts avec Eric Losfeld, du soutien financier de René Julliard… Il n’y a pas que des romans chez Pauvert, il y a aussi des essais, des revues dont la pataphysique Bizarre et L’Enragé soixant’huitard, mais aussi les surréalistes, Albertine Sarrazin, comme Gobineau, Drumond, Rebatet… Il y a donc un éditeur au sens plein du terme qui sculpte sa légende, à laquelle consent d’emblée Chantal Aubry, devinant en lui un personnage à la Modiano, marqué par le passé communard et anarchiste de sa famille. Il compte André Salmon comme oncle ; il réédite d’ailleurs La Terreur noire… Et puisqu’il faut suivre Jean-Jacques Pauvert dans ses mémoires, puisqu’il débuta dans l’érotisme, publia Sade, il faut l’inscrire comme Chantal Aubry dans le sillage d’une tradition éditoriale fondée par Poulet-Malassis. Jean-Jacques Pauvert ressortirait à cette lignée, puisqu’un même fil nécessairement courre de l’édition des Fleurs du mal àHistoire d’O, via Paulhan. Et puisque roman il y a, Pauvert l’irréductible sera en somme « le roman d’une époque vue depuis les marges de l’édition » (p. 21). La pente est là délibérément mythologique. Ce roman d’une époque est somme toute celui d’un non-conformiste, si cette catégorie des années Trente, dans toute son indécision, pouvait s’appliquer à l’après-guerre et au second xxe siècle. Un temps le drapeau des hussards porté haut par Roger Nimier pu le signifier, avant que leur ancrage toujours plus à droite de la droite ne mette à mal l’épopée. Et s’il faut scruter ce moment des marges éditoriales, force est de constater que par nombre de ses amitiés – dont Laudenbach, Maurice Garcon… – ou de ses auteurs (Faurisson d’avant le négationnisme, Rebatet, Beau de Loménie), Jean-Jacques Pauvert fréquenta ce milieu. Lui-même fut marqué par le maurassisme – au moins littéraire [4] – note Chantal Aubry. Anarchiste de droite alors Jean-Jacques Pauvert ? Soit, puisque le terme forge les légendes, esquisse les tempéraments, brouille les frontières. Et c’est de cela qu’il s’agit. II. « Il n’y a que des légendes » ? Le légendaire des éditions Pauvert tient à ses procès : pour l’édition de Sade, pour Histoire d’O… L’éditeur se conçoit d’emblée en pourfendeur de la censure morale, en assume les risques, construit ainsi sa réputation. Pauvert est en procès (chapitre 6). Et ces procès l’héroïsent, à tel point que l’éditeur, notamment par le ton des pamphlets de la collection Libertés animée par Jean-François Revel, s’iconise : il est, par le talent graphique des couvertures qu’il invente, par son ton, l’adversaire résolu de la censure. Que celle-ci soit morale – ce à quoi son activité d’éditeur érotique en ces temps du gaullisme compassé de Tante Yvonne l’expose – ou politique, comme il entend le faire croire se campant en grand défenseur de la liberté d’expression. Il écrit, sollicitant le soutien d’autres éditeurs dont Lindon, le 30 octobre 1970 : « Je soutiens que ceux qui veulent nous faire signer des pétitions pour défendre Un livre sous prétexte de mérite littéraire ou de bon esprit politique, justifient volontairement ou non, toutes les poursuites contre d’autres livres » (p. 393). Belle pétition de principe pour un livre délibérément pornographique plus qu’érotique (L’enfer du sexe) dont l’enjeu n’est pas le contenu mais la publication, et les soutiens qu’elles supposent. Il y a là un biais qui permet la saisie du paradoxe des éditions Pauvert, celui d’une stricte équivalence entre la censure politique et morale. Il tient au contexte gaulliste, patriarcal, d’une société politiquement, moralement, sexuellement corsetée. Il rend compte de la publication chez Pauvert de l’Enragé, de la folie 68 croquée par Chantal Aubry (p. 367-372), qui entraîne « fortement » cet anarchiste de droite de « l’autre côté de l’échiquier politique » (p. 367). L’analyse touche juste ici, constatant que Jean-Jacques Pauvert est dépossédé par la période de ses adversaires moraux de toujours. Il n’a plus de cible. Elle touche juste et pourtant se refuse à conclure, questionnant un rapport de Pauvert au politique « dégagé de l’engagement ». Les éléments sont là si l’on suit les pièces exposées par Chantal Aubry : l’homme est anarchiste de droite, stirnerien. Il fonde ainsi, à la suite de l’auteur de l’Unique et sa propriété sa cause sur rien. « Ma cause n’est ni divine ni humaine, ce n’est ni le vrai, ni le bon, ni le juste, ni le libre, c’est — le Mien ; elle n’est pas générale, mais — unique, comme je suis unique. Rien n’est, pour Moi, au-dessus de Moi ! [5] » écrit-il en 1845. Jean-Jacques Pauvert est un anarchiste de droite, son œuvre éditoriale participe de ce tropisme. La légende de l’éditeur arc-bouté contre la censure tient toute entière ici. Elle tient à l’ambiguïté d’un positionnement, à l’ébranlement qu’est 68, à une logique de « l’anti » qui pousse Jean-François Revel comme Jean-Jacques Pauvert. Elle est évidemment aporétique après-coup. Jean-Jacques Pauvert n’est pas dégagé de l’engagement, il édite à la hussarde, participe d’un moment politique où des choix éditoriaux propre à la droite de la droite – sinon l’extrême droite – cousinent aisément avec le gauchisme tant la cible est une société sclérosée politiquement, moralement, sexuellement. Mais Jean-Jacques Pauvert n’est ni Jérôme Lindon, ni François Maspéro, ses combats sont autres. In Dubious battle, pourrait-on écrire comme épitaphe à la Milton, à la Steinbeck. Les légendes sont ainsi faites, rétives à un manichéisme qui n’est qu’une morale de catéchisme. Pauvert serait donc irréductible, comme éditeur. III. « Il y a tellement de théâtre » Sa biographie serait-elle alors une contre-histoire de l’édition ? L’Échappée aurait ainsi sa contre-histoire quand La Fabrique proposait, sous la plume de Jean-Yves Mollier une autre histoire de l’édition française [6] dont l’index fourni ne comporte aucun renvoi à Jean-Jacques Pauvert. Il y a là moins une boutade sur les jeux de l’édition critique et indépendante aujourd’hui et davantage une interrogation. Que peut être une contre-histoire quand précisément, au défaut des archives Gallimard ou Hachette, comme le note Jean-Yves Mollier, il n’est pas encore une écriture de l’histoire de l’édition des cinquante dernières années ? Une contre-histoire, à la visée assurément déconstructrice, ébranlerait cet édifice. Il est absent, et s’il faut entendre une contre-histoire, celle-ci se voudrait l’avers des mémoires des hommes de l’ombre, hagiographiquement croqués par François Dosse [7]. L’avers pour Jean-Jacques Pauvert de La traversée du livre, d’où ce pacte implicite de lecture tramé par Chantal Aubry ; l’avers également de l’héroïque éditeur usant de la cavalerie pour contrer l’argent des lettres. Ici la plume de Chantal Aubry joue de cette toile de fond décrite par André Schiffrin tout en donnant la conclusion d’une aventure éditoriale : et Hachette fut là, affadissant, démonétisant, les éditions Jean-Jacques Pauvert. Cet horizon est juste, mais justement trop facile également : si économiquement la financiarisation de l’édition indique une ligne bleue des Vosges évidemment plombée, ce qui se joue dans la biographie de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert tient au politique. Il n’est pas « d’engagement dégagé », à moins de consentir à une histoire héroïque des éditeurs. Jean-Jacques Pauvert, anarchiste de droite, vaut pour ce qu’il édita et les succès qu’il rencontra, permettant ainsi de dresser les linéaments d’une ligne « hussarde » de l’édition française, à moins qu’elle ne soit que l’écho affadie mais éditorialement présent du spleen contre l’oubli de Dolph Oehler traquant chez Charles Baudelaire le refoulé de la révolution de 1848 [8]. Après tout, Jean-Jacques Pauvert se donne Poulet-Malassis comme modèle… « Il y a tellement de théâtre dans les lettres les plus intimes. » |
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AUTEUR Vincent Chambarlhac Maître de conférences en histoire contemporaine Université de Bourgogne Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[2]
Chantal Aubry, « Le nom de Jean-Jacques
Pauvert », Libération, 29 septembre 2014. En
ligne :
https://next.liberation.fr/culture/2014/09/29/le-nom-de-jean-jacques-pauvert_1111176, page consultée le 05/11/2018.
[3]
Jean-Jacques Pauvert cité par Chantal Aubry, Note personnelle,
4 mars 1975, Archives BNF, NAF 28891.
[4]
Sur cette filiation du maurassisme aux hussards, cf. Michel
Leymarie, Olivier Dard et alii, Maurassisme et littérature, Lille, Les presses du
Septentrion, 2012.
[5]
Max Stirner, L’unique et sa propriété, traduction de Robert L. Reclaire, Paris,
P. V. Stock, 1899. En ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/stirner_max/unique_propriete/unique_ma_cause.html.
[6]
Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française,
Paris, La Fabrique, 2015.
[7]
Vincent Chambarlhac, compte rendu de « François
Dosse, Les hommes de l’ombre. Portraits d’éditeurs, Paris, Perrin, 2014 », Dissidences [en ligne], 8
juillet 2014, disponible sur :
https://dissidences.hypotheses.org/4885, page consultée le 05/11/2018.
[8]
Dolph Oehlher,
Le spleen contre l’oubli, Juin 1848. Baudelaire,
Flaubert, Heine, Herzen, Paris, Payot, 1996.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Vincent Chambarlhac, « Chantal Aubry, Pauvert l’irréductible. Une contre-histoire de l’édition, Paris, L’Échappée, 2018, 592 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 novembre 2018, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Vincent Chambarlhac. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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